Chapitre 7 : Coquard

Par Nosir

Après cette allocution inattendue de la marraine, les curistes demeurent longtemps prostrés dans l’air chaud du bassin, comme frappés de stupeur. Puis, lentement, ils commencent à sortir de leur hébétude. L’un d’eux émet un timide commentaire, puis un autre. Et alors, tels des grains de maïs éclatant de plus en plus nombreux dans une casserole sous pression, les remarques, les questions, les constats émus jaillissent bientôt de toutes parts. Coquard, indifférent, le dos appuyé contre le rebord du bassin, préfère écouter plutôt que participer.

— Notre marraine ! Je l’avais complètement oubliée… Elle nous apparaît si rarement.

— Elle n’a pas l’air malade. Pourtant, elle s’ennuie, elle aussi ?

— Sûrement, j’ai du mal à me l’imaginer faisant du toboggan ou jouant à la belocx.

— Elle ne s’ennuie pas, bien sûr. Pas elle !

— Oh ! Non, jamais.

— Ceux qui l’ont rencontrée disent qu’elle se maintient dans un état de sérénité absolue, exceptionnelle, hors de portée pour un Flambocx normal.

— Elle n’a pas besoin de s’amuser tout le temps pour se sentir heureuse. Être et être là pour les autres lui suffit.

— J’aimerais bien que ce soit mon cas.

— On dit qu’elle représente l’idéal auquel nous devrions tous parvenir si nous n’étions pas aussi dépendants de nos plaisirs fugaces.

— Ça me fait bien rigoler.

— Elle dégage quelque chose de pas naturel, non ? Je ne sais pas pour vous, mais elle me fait un peu froid dans le dos.

— Le bruit court qu’elle n’est pas une vraie Flambocx, mais une automatocx très évoluée de forme flambocxoïde.

— C’est un peu fort de café, non ?

— Impossible ! Il s’agit d’une rumeur infondée, d’une légende absurde. Il paraît qu’elle a un mari et des enfants.

— Ça ne prouve rien.

— Il fait quoi, son mari ?

— Rien de particulier. Il joue avec les enfants, je crois.

— Mais elle, elle sert à quoi ?

— Son statut est purement symbolique, il y a longtemps que le peuple flambocx n’a plus besoin d’être gouverné.

— Moi, je l’aime ! Elle est si bonne avec nous, la marraine !

— Il y a un truc que je ne comprends pas. Pourquoi s’adresse-t-elle spécifiquement aux visiteurs du Centre balnéo ?

— Voyons ! Elle ne s’adresse pas uniquement à nous mais à tout Flambocxia, évidemment.

— Elle parle bien, non ?

— Elle parle drôlement bien.

— Elle a raison à propos des maladies.

— Oh ! Elle pousse le bouchon un peu loin, je trouve. On est bien, là, non ?

— On n’est pas trop mal, c’est vrai.

À ces mots, une féminarecx au teint vert anis se redresse avec force sur ses bouées.

— On est bien, vous dites ? J’ai un ulcère, moi ! Je ne sais même pas ce que je fais ici. Je devrais être soignée au Nouveau Centre de traitement des maladies.

— Ben, voyons ! lui crie un autre baigneur, les yeux cernés de larges poches. Tu ne sais pas ce que c’est que se ronger les ongles toute la journocx.

Coquard hoche la tête. En effet, ce ne doit pas être du gâteau, de manger ses ongles.

— Et moi, gémit quelqu’un d’autre, je pleure tout le temps ! Je suis neurasthénique.

— Je me réveille plusieurs fois la nuit, et alors je ne sais plus qui je suis…

— J’ai de l’angoisse, ce n’est pas agréable.

— Croyez-moi, il n’y a pas moins agréable que l’ulcère ! rétorque la féminarecx au teint vert anis.

— Permets-moi d’en douter, lui lance une autre baigneuse. La spasmophilie est beaucoup moins agréable.

— Et moi, je suis épileptique !

À ces mots, l’auditoire sursaute comme si un éléphant venait de se jeter dans le bassin. À l’origine de cette surprenante déclaration : un masculinocx aux cheveux rose géranium, porteur d’un épais collier de fleurs de tiaré. Coquard l’observe avec attention. L’épilepsie est souvent considérée, bien que peu de gens sachent en quoi elle consiste, comme l’une des maladies les moins agréables qui soient. Non pas qu’il existe de maladies réellement « agréables », mais on ne connaît pas d’autre mot. Le collier de tiaré apostrophe de nouveau ses compagnons de cure :

— Que vous arrive-t-il, bonnes gens ? Vous discutaillez pour savoir qui est le plus malade ? Au lieu de vous demander si, oui ou non, vous allez répondre à l’appel de Grande Aménité ? Pour moi, il n’y a pas photo, je vais me porter volontaire !

— Pfff ! Tu as tort de prendre l’invitation de la marraine au sérieux, lui répond la baigneuse vert anis.

— Tu n’as donc pas envie d’aider ton peuple ? l’interroge le collier de tiaré.

— On en a le droit. On fait ce qu’on veut ! La marraine a bien précisé qu’il s’agissait de volontariat. Moi, je n’y vais pas.

— Moi non plus, braille une autre baigneuse. Je ne rentre pas dans les combines du Grand Organisateur. Cela fait longtemps qu’il ne parvient plus à améliorer notre condition.

Coquard hoche la tête, il est absolument d’accord, voilà qui est bien parlé. Mais l’épileptique lance à la ronde :

— Vous savez bien que nous allons droit au mur. Dans pas longtemps, nous pourrons dire adieu à nos belles couleurs de peau et de cheveux. Nous allons devenir gris comme la pierre !

Il pointe alors le menton vers son voisin de baignade, un masculinocx dont le teint et les cheveux grisâtres contrastent étonnamment avec les couleurs encore relativement vives des autres baigneurs. Affalé, sans force, dans les remous, celui-ci demeure inconscient des dizaines de regards qui se posent sur lui.

— Regardez-moi ça, voulez-vous finir ainsi ? demande le collier de tiaré sur un ton provocateur. Est-ce ce que vous voulez ?

Coquard observe un instant le type ramollo. Son teint gris ferreux est parsemé, ça et là, de quelques taches de pigmentation melon – les derniers vestiges, sans doute, de sa couleur d’origine. Coquard n’ignore pas ce qui est train d’arriver à ce bougre : les Flambocx plus âgés, rongés par l’ennui, cessent progressivement d’émettre leur propre lumière. Certes, il est tout à fait normal de ne plus briller quand on dort. Les pigments pâlissent alors, les cellules s’engourdissent, et l’organisme tout entier se repose. Mais tandis que les gens normaux se réveillent après huit horecx de sommeil et retrouvent leurs belles couleurs, les vieux, les malades d’ennui, eux, ne récupèrent pas et continuent de somnoler. Silhouettes anonymes, ombres sans visages, ils errent sans but et sans force dans les villes et à travers la campagne. Leur nombre est en constante augmentation. Cet exemplaire-là a dû être traîné jusqu’au Centre balnéo par un ou deux de ses amis. Jamais il n’aurait pu arriver seul jusqu’ici.

— Regardez ! reprend l’épileptique en secouant le grisâtre par l’épaule.

Ce dernier réagit en ouvrant mollement un œil.

— Si nous ne faisons rien, nous serons bientôt tous comme lui. Tous ! Et alors, comme lui, nous ne souhaiterons plus qu’une chose : faire le grand voyage.

— Notre doyen a dans les neuf cent quatre-vingts artiflecx, observe une baigneuse. Comment a-t-il tenu si longtemps ?

— La rumeur court qu’il est déjà très, très gris, lui fait remarquer son voisin.

— Mais qu’est-ce que tu veux dire par faire le grand voyage ? s’étonne un curiste, juste derrière le collier de tiaré.

— Hein ? fait celui-ci, se retournant.

— Tu as dit : « Nous voudrons tous faire le grand voyage », répète l’autre.

— Apparemment, tu n’es pas assez malade pour comprendre ce que cela signifie, dit le collier.

Il lance un regard sombre aux curistes alentour.

— Bientôt, nous serons si faibles que nous voudrons rendre le dernier soupir ! Nous nous jetterons alors du haut d’un dôme ou d’un hélicopcx !

— Sauter du haut d’un dôme ou d’un hélicopcx n’a jamais fait de mal à personne, rétorque un neutrocx vert avocat, c’est même très amusant.

— Je ne vous parle pas de saut à l’élastique ni de saut en parachute, nom d’un strudel aux pommes ! rugit l’épileptique aux cheveux géranium. Je vous parle du saut ultime, d’un plongeon dans le néant.

— Qu’est-ce que cette histoire de néant ? On rebondit toujours ! proteste le vert avocat.

— Ben, oui, on rebondit, confirme la baigneuse vert anis.

— Mais enfin ! C’était une métaphore ! Ce que je veux dire, c’est que nous voudrons tous partir, c’est sûr.

— Partir pour où ?

— Pour boire le bouillon.

— Quel bouillon ?

Le géranium s’agite de plus en plus :

— Que la vie prenne fin, voilà ! Comme la fin d’un film, comme la fin d’un rêve.

Ces derniers mots semblent faire de l’effet sur l’auditoire, qui demeure silencieux. Coquard, intrigué, interpelle l’automatocx-serveur, qui déambule toujours autour du spa, poussant son grand chariot :

— Dis donc, la vie peut-elle prendre fin ? lui demande Coquard.

Le robot s’approche et répond très poliment :

— Absolument pas. La vie pouvait s’arrêter autrefois, à la suite de processus naturels ou d’événements imprévus. Mais je suis heureux de vous apprendre que cette contingence a été supprimée, il y a de cela près de mille cent artiflecx, grâce à l’optimisation généticx.

Satisfait, Coquard se tourne vers le collier de tiaré :

— Tu vois.

— Vous ne comprenez pas, répond l’autre. Ce qui nous attend est pire ! Quand nous serons tous comme lui – il donne encore un petit coup de coude au type ramollo –, il sera trop tard pour agir. Nous souhaiterons nous endormir et ne plus jamais nous réveiller. Mais cette délivrance, abolie par nos ancêtres pour leur plus grand bien, nous demeurera inaccessible ! Et ce pour l’éternité ! Vous voyez le tableau ? Nous resterons comme ça jusqu’à la fin des temps !

— La vie ne peut pas prendre fin, insiste un masculinocx au teint jaune citron.

— Mais vous êtes bouchés, ou quoi ? aboie le tiaré. C’est justement cela, le drame.

— Comment peux-tu dire une chose pareille ? gémit un neutrocx abasourdi.

Cette fois, l’épileptique ne répond pas. Il se lève, dégoulinant d’eau, et fait signe à un automatocx-plagiste, qui vient alors l’enrouler dans un drap de bain.

— Vous ne comprenez vraiment rien à rien, marmonne-t-il entre ses dents.

Puis, tournant les talons :

— Au revoir ! Je me rends sans attendre au Centre de traitement des maladies et me porte volontaire au projet Big Bang. Vous feriez mieux d’en faire autant.

Sans plus rien ajouter, il disparaît dans l’épaisse végétation. Les baigneurs demeurent un instant perplexes, se regardant les uns les autres. Puis, peu à peu, ils se remettent à marcher ou à nager comme si rien ne s’était jamais produit.

Coquard pousse un long bâillement, se dit que le bain a assez duré. Il se lève, renfile ses pantoufles puis, retraversant la forêt de goyaviers et de palmiers, retourne s’habiller au vestiaire.

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itchane
Posté le 26/02/2023
Hello,
il est trop cool ce chapitre !
J'aime beaucoup le fait que le concept de mort ayant été repoussé, alors même la mort volontaire est sortie de leur paradigme. Personne ne comprend où ce flamboxcien veut en venir mais les lecteurices, eux, comprennent tout de suite !

On en apprend beaucoup dans ce chapitre, dans les premiers je ne m'étais pas trop posée la question de ce à quoi ressemblent les habitants de ce monde mais cette histoire de couleur de peau et de cellules qui prennent ou perdent du pigment c'est trop chouette ! On a aussi des explications sur leur durée de vie, beaucoup d'infos hyper importantes. Tout est amené sous forme de dialogues très fluides et naturels, belle performance de mise en scène l'air de rien des règles du monde ^^

Et je suis aussi contente de voir que Coquard conserve son caractère, il ne semble pas spécialement vouloir rejoindre le programme (pas encore ?) et c'est un autre habitant qui se lance en premier sans hésiter, c'est super bien trouvé narrativement, j'adore !
Nosir
Posté le 26/02/2023
Wow, merci, tes commentaires me font très plaisir. Justement, je n'avais aucune idée de l'effet que pourrait produire cette histoire de couleur de peau sur le lecteur/rice. Alors je suis ravie que tu trouves l'effet intéressant. Merci pour tes compliments!
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