Chapitre 7

Zilia avait suivi les traces laissées par Ombeline et ses frères, elle repéra sur le tronc moussu en travers de la rivière le passage qu’ils avaient emprunté pour pénétrer dans le royaume de Vallindras. Après s’être avancée sur les terres étrangères sans perdre leur piste, elle aussi avait été surprise par les pluies diluviennes qui s’étaient abattues soudain sur la forêt, et s’était cachée dans une grotte sèche juste après le gué. Elle savait par instinct trouver des refuges souterrains où qu’elle soit, c’était un don qu’elle avait hérité de sa mère qui en avait elle-même hérité de la sienne, et ainsi de suite depuis la nuit des temps, aussi loin qu’elle s’en souvienne.

 

Elle resta plusieurs jours à l’abri des torrents d’eaux et de terre mêlés de branchages et de feuillages broyés qui bouillonnaient au pied de la caverne, se nourrissant de vieilles pommes ramassées ici ou là sur les routes et qu’elle partageait avec Breva. Tous deux piaffaient d’impatience et guettaient une accalmie pour continuer leur poursuite.

 

Lorsqu’elle put reprendre la route après la fin du déluge, il y avait tant et tant de boue partout que toutes les traces laissées par les voyageurs avaient disparu, elle les avait perdus. Les sabots de Breva s’enfonçaient dans la vase molle et collante, le cheval avançait lentement et risquait de glisser à chaque pas, il n’était pas sage de s’obstiner. Plutôt que d’essayer de suivre ses frères, Zilia décida d’attendre leur retour de l’autre côté de la rivière en repassant le gué. Cela pourrait prendre du temps, mais elle était certaine qu’ils reviendraient et qu’ils ramèneraient la pimpiostrelle. Ils ne pouvaient pas quitter le pays de Vallindras par un autre chemin, car le royaume était entouré par le fleuve à l’est, par des montagnes infranchissables au nord et à l’ouest et par la mer plus au sud. Nul ne savait s’il existait des terres au delà des hauts massifs, les gens pensaient  plutôt que c’était le bout du monde et que de l’autre côté, les pieds des montagnes plongeaient dans le néant. La seule issue pour sortir du royaume de Matabesh était de franchir à nouveau la rivière sur le tronc moussu.

 

Confiante dans son hypothèse, Zilia chercha une position située à distance, en hauteur avec une vue plongeante sur le gué, et s’installa. Les jours passèrent et elle profita du temps d’attente en plein air. Elle chassait, pêchait, et la nuit, couchée sur le dos dans l’herbe, elle observait le ciel et les étoiles et s’émerveillait de leur nombre infini. Elle n’avait jamais connu un tel moment de liberté. Elle chevauchait Breva dans les champs, laissait ses cheveux voler au vent et éprouvait une sensation de plénitude pour la première fois de sa vie, oubliant toutes contraintes et surtout l’emprise de sa mère.

 

Quand elle estima que le moment était venu, et que ses frères ne devraient plus tarder à quitter le pays de Vallindras, elle se mit à surveiller le gué depuis son poste d’observation avec l’aide d’Eostrix. L’oiseau ne la quittait jamais et avait pour mission de la réveiller s’il voyait quelque chose se passer pendant qu’elle dormait.

 

Elle les vit un soir traverser le tronc de bois et, à son grand étonnement, poursuivre leur route rapidement sans s’arrêter, même pour se reposer un bref instant. Que s’était-il passé, pourquoi une telle hâte ? Intriguée, elle attendit un peu et finit par voir sortir de la pénombre un cavalier vêtu de brun, montant un cheval de la même couleur passe partout, qui franchit à son tour le gué. Il s’arrêta et examina les traces sur la route, puis il suivit la direction prise par ses frères, se fondant dans le décor. Aussitôt elle comprit que c’était un espion qui filait Tizian et Girolam, probablement à la solde du roi Matabesh, et attrapant ses affaires, elle sauta sur le dos de Breva et se lança à la poursuite des fuyards. 

 

Pendant deux jours, Tizian, Girolam et Ombeline avancèrent sur les routes en se retournant fréquemment pour vérifier qu’ils n’étaient pas suivis. Ils ne remarquèrent pas le cavalier vêtu de brun qui les pistait discrètement loin derrière eux, ni la belle jeune femme aux cheveux noirs qui empruntait des chemins détournés pour les surveiller tous.

 

A nouveau ils évitaient de prendre les grands chemins et préféraient les voies parallèles où ils pouvaient voyager incognito. Dans les villages reculés des pays qu’ils traversaient, nul n’avait jamais entendu parler des fils du roi Xénon, aussi passaient-ils le long des rues sans susciter le moindre intérêt aux yeux des habitants. Dans les campagnes, ils longeaient des  granges ou des vieilles fermes blotties au milieu des champs ou près des bois, qui semblaient dormir au soleil. Ils ne voyaient presque jamais personne, hormis de temps en temps un chien de garde ou un chat, quelques poules, canards ou dindons qui picoraient, et parfois une silhouette empressée qui traversait la cour sans les regarder.

 

Cette solitude convenait à leur petit groupe qui se suffisait à lui-même, et ils ne cherchaient pas à faire des rencontres sans intérêt qui les auraient retardés. Néanmoins, le deuxième soir, les chevaux étaient épuisés par le rythme soutenu qu’ils leur imposaient depuis la sortie de Vallindras. Ils décidèrent de s’arrêter dans une auberge pour laisser reposer les montures et en profiter pour manger et dormir.

 

Zilia qui caracolait sur une petite colline à faible distance et ne les perdait pas de vue les vit faire halte et se décida à risquer le tout pour le tout. Il lui semblait qu’il fallait prévenir ses frères de la présence de l’espion, elle se devait de les protéger et elle sentait qu’il y avait là un danger pour eux. Alors elle se cacha derrière un bouquet d’arbres, avala la troisième potion de Roxelle et attendit que la métamorphose opère. Puis elle s’approcha de l’auberge sans hâte, mit son cheval à l’étable, le pansa, le fit boire, et l’attacha à un anneau devant une mangeoire bien remplie. Quand Breva commença à se repaître, elle lui fit une dernière caresse et poussant la porte de bois qui donnait dans la taverne, pénétra dans la salle enfumée.

 

Quelques paysans aux visages rougeauds jouaient aux dés autour d’une table rudimentaire, composée d’un vieux tonneau sur lequel on avait cloué des planches. Les rustres avaient déjà passablement bu et riaient à gorge déployée des plaisanteries grivoises qui fusaient, révélant leurs bouches édentées et leurs dents gâtées. Une jeune fille vêtue d’une légère chemise blanche et d’une jupe de gros grain gris était assise sur les genoux de l’un d’eux et gloussait lorsqu’une main ou une épaule la frôlait, ou quand elle surprenait l’un des joueurs à tricher. Au fond de la salle, un ménestrel au visage triste pinçait les cordes de sa mandore tout en chantant une mélopée mélancolique que personne n’écoutait. Dans l’énorme cheminée noircie, un chaudron rebondi bouillonnait sur le feu, tandis qu’un jeune garçon d’une dizaine d’années assis sur une grosse pierre tournait machinalement la manivelle d’une broche en fermant les yeux. Il faisait cuire un beau poulet qui dorait sous la flamme. Aux pieds de l’enfant se trouvait un chat tigré roulé en boule qui dormait profondément malgré le vacarme de la salle.

 

Tizian, Girolam et Ombeline dinaient près du feu, à une table à l’écart des manants, où il restait encore de la place pour s’asseoir. Ils virent arriver vers eux une jeune femme blonde au teint délicat, elle portait une robe de voyage dont la couleur s’accordait idéalement avec ses yeux violets. Son nez était parfaitement droit et sa bouche rose et expressive. Elle était d’une grande beauté et d’allure princière. Certaine de son charme, elle prit place à côté de Tizian sans demander la permission et commanda à boire à l’aubergiste.

 

  • Bonsoir messeigneurs, dit-elle d’une voix énergique, je m’appelle Alaïs, puis-je me joindre à vous pour ce repas ? j’ai fait une longue route à cheval ce jour et j’ai grand soif. J’avoue que j’apprécierais de dîner en votre compagnie, vous êtes de bien vaillants chevaliers pour oser voyager dans cette contrée sauvage !
  • En effet tu ne t’es pas trompée, mais tu es toi-même téméraire il me semble ! Prends donc place à notre table, gente dame, répondit Tizian en faisant un signe de tête et en s’écartant d’elle légèrement. Et raconte-nous comment une femme seule fait pour se défendre dans cette contrée sauvage !

 

Zilia ne se laissa pas démonter et poursuivit la conversation sur un tout autre sujet afin de pas expliquer à son frère qu’elle savait tirer à l’arc avec une grande expertise.

 

La conversation se poursuivit sur un ton aimable, et tout en parlant Zilia se demandait comment elle allait s’y prendre pour aborder le sujet délicat de sa venue. Tizian quant à lui était fort troublé par l’arrivée impromptue de cette ravissante inconnue, car il était persuadé de connaître cette femme, tout en étant certain de ne l’avoir jamais rencontrée. Il l’observait à la dérobée sans que rien ne puisse lui permettre de comprendre ce qui en Alaïs lui semblait familier. Il avait auparavant éprouvé cette sensation de déjà vu quand Aloyse la tueuse d’ours leur avait sauvé la vie. 

 

Tandis qu’ils dinaient, Tizian était de plus en plus perplexe et tentait mais en vain de capter le regard de Girolam pour voir s’il était lui aussi intrigué. Bien au contraire, Girolam se trouvait assis à côté d’Ombeline et en face de Zilia, il était en verve et ne cessait de faire de l’esprit auprès des deux jeunes femmes, si bien qu’elles étaient subjuguées par son érudition et sa courtoisie. Nul ne pouvait douter qu’il était prince tant il savait enchanter son auditoire par son élocution aisée, sa fantaisie et ses réparties légères et drôles. Lorsque la conversation baissait d’intensité, il savait la relancer avec élégance en récitant un poème ou en contant une anecdote amusante, il intéressait sans effort ses interlocutrices avec son bavardage et elles ne cessaient de rire en l’écoutant.  

 

Tizian trouvait que son frère en faisait beaucoup trop et commençait à comprendre comment Girolam avait pu séduire cette idiote de Maroussia, il enrageait un peu. Tout en continuant à chercher dans sa mémoire ce qui l’interpelait chez Alaïs, il écoutait d’une oreille distraite le badinage de son frère. Ombeline qui avait depuis longtemps cédé au charme de Girolam se demandait si la belle créature qui s’amusait des plaisanteries du prince avait quelques bijoux sur elle qu’elle pourrait subtiliser, mais un pressentiment irraisonné l’empêchait de passer à l’action, il lui semblait évident qu’Alaïs ne se laisserait pas duper comme la première paysanne venue. Zilia était parfaitement à l’aise au milieu de ses frères et de leur amie, elle se sentait à sa place mais se demandait encore comment et à quel moment elle allait leur parler de l’espion. La seule ombre à sa bonne humeur était de penser que ce serait l’unique fois où elle pourrait partager avec les deux princes un moment privilégié autour d’un dîner, car elle avait utilisé sa dernière potion de transformation. Mais jusqu’au moment de révéler la raison de sa venue, elle avait bien l’intention de profiter de la soirée.

 

  • Messeigneurs, finit-elle par dire avec réticence lorsque qu’il fut presque temps d’aller dormir, avant que tous les protagonistes ne quittent la table, j’ai quelque chose à vous dire.

 

Elle s’assura d’un bref regard que l’espion ne se trouvait pas dans la salle, et qu’il n’y avait pas d’oreilles indiscrètes à proximité. La plupart des paysans avaient déserté l’auberge, et ceux qui étaient trop ivres pour rentrer chez eux étaient restés couchés sur les tables et ronflaient comme des forges. Derrière son comptoir, l’aubergiste essuyait ses chopes d’étain avec un torchon douteux et regardait ses convives d’un oeil fatigué.

 

  • Que se passe-t-il noble Alaïs, qu’as-tu à nous apprendre ? interrogea Girolam qui se sentait fort détendu à cet instant sous l’effet du vin clairet.
  • J’ai un aveu à vous faire, reprit Zilia à voix basse. Je chevauchais derrière vous avant d’arriver à cette auberge, et j’ai aperçu un individu qui se conduisait bizarrement devant moi. Son comportement m’intriguait, son allure n’était pas régulière, je ne saisissais pas ce qui me paraissait étrange chez ce cavalier. Mais au bout d’un moment j’ai compris son manège, il vous filait. Je veux juste vous avertir pour que vous ne vous laissiez pas surprendre par lui au coin d’un bois. Il doit s’agir d’un brigand qui en veut à votre bourse.  
  • Pourquoi nous racontes-tu cela, quel est ton intérêt ? demanda Tizian, tu ne nous connaissais pas avant ce soir. En général on ne se mêle pas de ce genre d’affaires avec de parfaits étrangers. En outre, nous savons nous défendre, tu as pu remarquer que nous sommes des guerriers et que nous sommes bien armés.
  • Je n’aime pas les personnes qui espionnent et dépouillent les voyageurs, et vous m’êtes sympathiques, rétorqua Zilia. Je n’avais pas l’intention de vous ennuyer, mais puisque nous avons fait connaissance ce soir autour de ce dîner, je ne pouvais plus longtemps vous cacher cette information.  
  • C’est fort bon de ta part, nous serons sur nos gardes et je te remercie pour ta sollicitude, poursuivit Tizian qui eut brusquement une révélation en entendant parler Alaïs longuement.

 

Il réfléchit quelques instants, voulant vérifier si son intuition était la bonne. Il écoutait Alaïs bavarder, elle était volubile et chaque intonation confortait davantage son impression. Quand il fut tout à fait convaincu, il osa interpeller la jeune femme.

 

  • Alaïs, j’ai une question à te poser reprit-il lorsqu’elle se tut. Depuis ton arrivée tu me rappelais quelqu’un sans que je puisse faire le moindre rapprochement avec l’une de mes connaissances. Je cherchais pourquoi j’avais cette sensation et je viens de comprendre.
  • Que veux-tu dire ? s’étonna Zilia dont la voix s’étrangla un peu, pressentant que Tizian l’avait démasquée par instinct.
  • Ne connais-tu pas une belle femme rousse prénommée Adelinde ou une jeune fille brune qui répond au doux nom d’Aloyse ? tu ne leur ressembles pas, mais vous avez la même voix.
  • Ah ? interrogea Zilia faiblement.
  • C’est ton intonation qui t’a trahie, poursuivit Tizian, bien décidé à connaître la vérité. Cette Aloyse qui nous a sauvé la vie avait perdu un morceau de papier où figurait le nom de Jahangir, l’ennemi que nous poursuivons. Tu voyages seule dans cette contrée sauvage, comme Adelinde et Aloyse. Comme par un heureux hasard, nous nous trouvons ce soir en ta présence, je ne crois pas aux coïncidences et j’ai le sentiment qu’il y a une explication à toutes ces rencontres. A quel stratagème joues-tu ? Es-tu l’une de ces trois femmes, ou bien les trois, ou bien une autre femme encore ? Et comment Aloyse connaissait-elle le nom de Jahangir ?
  • Hum, fit Zilia en reculant sur son siège.
  • Eclaire-nous donc, dit Tizian fermement, montrant qu’il attendait une réponse convaincante.
  • Quelle est cette comédie ? Explique-toi ! s’insurgea vivement Girolam qui commençait à s’échauffer sérieusement sous les effets de la bonne chère, du vin et du feu de bois. Il n’avait suivi qu’à moitié le raisonnement de son frère, mais sentait qu’il y avait là quelque chose d’excitant.

 

Zilia ne parlait plus et regardait alternativement Tizian et Girolam. A cet instant-là, elle jouait son va-tout, soit elle disait tout et pouvait peut être se faire pardonner par ses frères et poursuivre l’aventure avec eux, soit elle se taisait et devrait alors se contenter de les suivre à distance sans plus jamais pouvoir les approcher, avec même le risque de les perdre tout à fait comme à Vallindras. Elle pesa le pour et le contre, mais savait au fond d’elle que son choix était fait depuis longtemps. Aucune explication autre que la vérité ne serait crédible pour rassurer Tizian qui se méfiait désormais d’elle. Et puis elle attendait depuis si longtemps ce moment où elle allait enfin leur avouer qu’elle était leur soeur. Elle, l’enfant illégitime avait enfin l’opportunité de dévoiler sa véritable identité, montrer qu’elle existait, être reconnue par les siens, et vivre au grand jour. Finies les ténèbres et les secrets, elle serait libre d’aller et venir sans plus se cacher honteusement. Même si Tizian et Girolam ne l’acceptaient pas, ils sauraient la vérité sur elle. Mais elle se faisait confiance, elle savait qu’elle réussirait à les convaincre de poursuivre l’aventure avec elle. Elle était une guerrière elle aussi, elle saurait trouver les arguments pour les persuader de sa bonne foi, et ils auraient forcément besoin d’elle, ils se souviendraient qu’elle avait tué l’ours et leur avait sauvé la vie.

 

Le temps semblait être suspendu. Puis Zilia parla.

 

  • Je suis ces trois femmes et je suis aussi une autre femme, mon véritable nom est Zilia et je suis votre soeur.
  • Quoi ? rugirent en même temps Tizian et Girolam, stupéfaits par cette révélation, quelle est cette mascarade ? c’est de la sorcellerie ! Nous avons une soeur ? nous n’avons jamais entendu parler de toi.
  • Je suis moi aussi la fille de Xénon, reprit Zilia, mais nous n’avons pas la même mère, la mienne s’appelle Roxelle, et elle m’a élevée dans la haine de mon père et de vous mes frères. Car Xénon nous a rejetées et a répudié ma mère alors que vous avez été reconnus dès votre naissance, comme fils du roi et futurs héritiers du trône.
  • Quelles preuves avons-nous de ce que tu avances ? comment pouvons-nous être certains que tu es notre soeur ? tu parais aguerrie à l’art du mensonge, belle Zilia, intervint Girolam, pendant que’Ombeline se taisait et écoutait de toutes ses oreilles.
  • Si tu es vraiment la fille de Xénon, tu sais désormais qu’il s’est aussi débarrassé de nous en nous envoyant pour une mission au bout du monde, dont nous ne devrions pas revenir, poursuivit Tizian non sans amertume. Avec Xénon, qu’on soit légitime ou illégitime a peu d’importance, prétendre à son trône fait de nous des indésirables.
  • Je n’ai pas de preuves de ma naissance, dit Zilia, vous devez me croire sur parole. Comment un père qui m’a rejetée pourrait m’avoir donné un gage de filiation ?
  • Etrangement je te crois sans preuve, répondit Tizian, ce ne sont pas des histoires qu’on invente, et, malgré toi, tu es si passionnée dans ton discours que je sais là que tu ne mens plus.
  • Mais où étais-tu pendant tout ce temps depuis que tu es née, nous n’avons jamais entendu prononcer ton nom ? demanda Girolam avec fougue, se rangeant du côté de son frère, convaincu lui aussi par Zilia.
  • Xénon nous a exilées ma mère et moi pour mieux nous ignorer et nous faire disparaître aux yeux de tous, car il refusait d’avouer avoir engendré une bâtarde. Il n’a jamais voulu de moi et il m’aurait éliminée définitivement s’il l’avait pu, c’est à dire si ma mère ne m’avait pas protégée. Aujourd’hui, nous habitons toutes deux dans un palais souterrain, et régnons sur les ténèbres du royaume. C’est Roxelle qui m’a envoyée pour vous suivre et elle m’a donné des potions de sa fabrication pour que je me métamorphose si je devais vous rencontrer. Elle ne voulait pas que vous puissiez me reconnaître, je pense qu’elle avait peur de votre réaction.
  • Comment voulait-elle que nous te reconnaissions puisque nous ne t’avions jamais vue ? dit Girolam, c’est aberrant !
  • La première fois peut être mais pas les suivantes, répondit Zilia. C’est pourquoi elle avait prévu que je me transforme trois fois. Elle vous haïssait tant, peut-être pensait-elle que vous me haïriez aussi, que vous n’auriez qu’une idée quand vous apprendriez mon existence, me supprimer pour rester les seuls héritiers légitimes du roi.
  • Nous ne sommes pas des monstres, reprit Girolam, et le trône de Xénon est le cadet de nos soucis.
  • Ta mère a voulu te protéger, mais elle a juste oublié de modifier ta voix quand elle a eu l’idée de te métamorphoser, poursuivit Tizian.
  • Oui, elle a commis une erreur, mais finalement c’est une bonne chose puisque tu m’as démasquée. Pour ma part, je suis heureuse que la vérité ait éclaté.
  • Et que voulait-elle que tu fasses ? interrogea Girolam encore sous le choc, quelle était ta mission ?.
  • Elle voulait que je m’assure que vous soyez morts et que vous ne reveniez jamais. Et que je la prévienne de votre disparition.
  • Pour que tu puisses prendre notre place ? demanda Tizian
  • Non, pour qu’Elle puisse prendre la place. Elle envisage même de prendre la place de Xénon, son ambition est sans limites comme tu peux le constater.
  • Elle aura bien du mal, Xénon nous a chassés pour garder son trône, il ne veut pas entendre parler de succession. Et toi, que penses-tu faire maintenant que tu ne peux plus te cacher et que tu as avoué ?
  • Ne vous ai-je pas prouvé ma fidélité à votre cause en vous sauvant de l’ours ? et en venant vous avertir du nouveau danger que vous courez ? Matabesh doit avoir une bonne raison pour vous avoir fait prendre en filature, car j’ai juste oublié de vous dire que celui qui vous suit est aux ordres du roi de Vallindras.
  • Comment le sais-tu ? interrogea Ombeline que la découverte du secret d’Alaïs avait plongée dans une grande perplexité, et surtout elle s’interrogeait désormais sur sa propre place au sein du groupe, tout en sachant que Zilia ne serait jamais une rivale.
  • Je l’ai vu vous suivre depuis le gué à Vallindras.
  • En effet, répondit Tizian, sur ce point tu as certainement raison, c’est un envoyé de Matabesh à n’en pas douter. Mais si tu nous accompagnes, comment pourrons-nous être certains de ta loyauté absolue après ce que tu viens de nous raconter ? Vous êtes d’habiles menteuses et des dissimulatrices ta mère et toi, pendant toutes ces années nous n’avons jamais rien su de ton existence ni de la sienne. Et quand enfin nous te rencontrons tu te sers d’un déguisement pour nous tromper.
  • Que dis-tu de Xénon qui n’a jamais parlé de moi à personne ? répliqua Zilia, n’est-il pas un grand manipulateur lui aussi ? tu sembles l’oublier ! Et il est notre père à tous les trois.
  • C’est vrai, mais cela n’enlève rien à ton habileté à taire ou masquer la vérité.
  • Vous devez me faire confiance. Je suis certaine que je vous prouverai de mille façons que je suis votre alliée. J’ai un grand désir de continuer l’histoire avec vous, j’en ai assez de me cacher, de la solitude et des ténèbres. Je suis seule depuis ma naissance, ça doit finir, j’aspire à autre chose.
  • Je reconnais que ta situation jusqu’à ce soir n’était pas confortable, dit Tizian, et qu’elle était même dangereuse. Bien que nous ayons été témoins de ta capacité à te défendre contre un ours !
  • Et que sais-tu de notre mission ? questionna Girolam
  • Je sais tout, répondit Zilia, j’ai interrogé Moorcroft.
  • Tu connais cet être répugnant, ce bouffon à la solde de notre père ? s’enquit Tizian avec force, nous le méprisons tous.
  • Bien sûr que je le connais, il m’a vue naître, grâce à lui depuis mon enfance je suis au courant de tout ce qui se passe au château, dit Zilia. Il n’aime personne, je ne crois pas qu’il m’aime beaucoup, mais il a toujours été assez bavard avec moi. Je lui avais fait boire une potion pour qu’il révèle ses secrets sur votre mission, mais j’avais mis trop de gouttes et il s’est endormi. J’ai simplement deviné ses propos avant qu’il ne sombre dans le sommeil, mais ils étaient assez clairs.
  • Et tu nous suis depuis notre départ ? demanda encore Girolam.
  • Oui, je chevauche derrière vous depuis le pont levis du château.
  • Et tu nous as vus sur la montagne à Vallindras ?
  • Non, je n’ai pas pu vous suivre à Vallindras, à cause des orages et de la boue j’avais perdu vos traces, alors je vous ai attendus de l’autre côté du gué..
  • Je n’imaginais pas que nous apprendrions une pareille nouvelle en nous arrêtant ce soir dans cette auberge ! poursuivit Tizian en se tournant vers son frère. Nous avions une soeur et nous n’en savions rien ! Je crois que nous devons continuer ensemble, parce que nous sommes une même famille et que nous ne pouvons pas la laisser repartir seule sans protection. Et puis elle nous a prouvé son habileté au combat. Qu’en penses-tu Girolam ?
  • On ne peut pas renier les liens du sang. Même si nous ne savions rien de l’existence de Zilia, maintenant que nous la connaissons, impossible de l’abandonner ou bien nous ne serions pas dignes d’être ses frères, répondit Girolam. Et il est vrai que c’est une guerrière et que nous ne serons jamais trop nombreux pour affronter Jahangir.
  • Je ne veux pas que vous m’emmeniez avec vous uniquement parce que je sais me servir d’un arc, s’insurgea Zilia vivement. Je veux mériter votre confiance et votre considération, je suis votre soeur.
  • Ce sera à toi de nous prouver ta bonne foi, et si tu es sincère, tout ira bien. Tu as du tempérament, je ne voudrais pas avoir à me battre contre toi, je l’avoue, répondit Tizian qui n’était pas très fier en se rappelant l’échec de leur combat contre l’ours.
  • Vous ne le regretterez pas, dit Zilia. Laissez-moi quelques minutes et vous verrez la véritable Zilia, je dois aller prendre un antidote pour arrêter la métamorphose..

 

Et ce disant, elle se leva et monta à sa chambre. C’est une jeune femme aux longs cheveux noirs et aux yeux de braise qui redescendit l’escalier et vint se joindre à  Ombeline et ses frères quelques minutes plus tard.

 

Tizian et Girolam ne cessaient de la regarder, médusés par le tour de passe-passe et par la beauté sauvage de leur soeur. Ils cherchaient dans les traits de Zilia une ressemblance avec eux, qu’ils ne trouvaient pas, mais eux-mêmes n’avaient rien en commun bien qu’ils soient jumeaux. Ombeline pensa qu’ils avaient tous les trois la même forme d’yeux, très allongés, magnifiquement ourlés de longs cils soyeux, mettant en valeur leurs regards profonds et pleins d’intelligence. Tizian caressait sa barbe de feu et Girolam passait sa main dans ses boucles blondes et tous deux restaient sans voix devant l’apparition de leur soeur.

 

Pendant tout ce temps, Ombeline n’avait pas ouvert la bouche. Elle avait cru tout d’abord que cette fille était une aventurière sans scrupules qui voulait conquérir l’un de ses frères, et savait maintenant qu’il n’en était rien. Leur petit groupe était décidément bien étrange, mais cela lui convenait, elle aimait le changement et l’improvisation. Chaque journée apportait son lot de rebondissements et sa vie était passionnante. Et puis Girolam était merveilleux, c’était un être hors du commun, d’une intelligence prodigieuse et d’une délicatesse comme elle n’en avait jamais vues, elle adorait être en sa compagnie. Elle se laissa aller quelques instants à une douce rêverie, imaginant ce que pourrait être sa vie si elle devenait elle aussi une princesse, mais sachant que cela n’avait jamais été son désir.

 

  • Qu’allons-nous faire pour empêcher cet espion de nous suivre ? interrogea enfin Girolam, redevenu sérieux. Le semer ? Disparaître ? L’éliminer ? nous avons l’embarras du choix maintenant que nous connaissons son existence.
  • Si nous le tuons, Matabesh l’apprendra, et il aura une bonne raison pour se fâcher et nous poursuivre, dit Ombeline qui ne rêvait plus.
  • Ne serait-ce pas plus subtil d’induire l’espion en erreur, il rapporterait une fausse information au roi et nous laisserait poursuivre notre route en paix ? proposa Tizian.
  • Vous êtes de fins stratèges, affirma Zilia avec un sourire. Mais comment faire pour tromper un homme aussi habile qu’un espion rompu à l’esquive et au mensonge ?

 

Elle éprouvait un plaisir neuf à converser avec ses frères en toute franchise, mais ne pouvait s’empêcher de se moquer gentiment de leur manque d’imagination.

 

  • A cette heure tardive nous n’avons pas d’idées pour déjouer l’espion de Matabesh, nous y réfléchirons demain, rétorqua Girolam un peu vexé par l’humour de sa soeur, car il n’était pas habitué comme le disait souvent Tizian à fréquenter des femmes d’esprit, il est temps de nous reposer.
  • Quel chemin suivrons-nous désormais ? demanda Ombeline.
  • Eh bien nous devons chercher un sorcier qui s’appelle Romuald et habite une forêt profonde, et le convaincre de venir avec nous. Romuald est un guérisseur, nous aurons besoin de ses services quand nous partirons aux confins du monde, répondit Tizian. C’est la deuxième épreuve.
  • Comment s’appelle le pays aux confins du monde ? s’enquit Zilia.
  • Il n’a pas de nom, le cartographe n’avait pas d’informations pour compléter sa description, il a juste tracé des contours sur la carte, mais ils sont imprécis et il n’y avait aucune appellation inscrite.
  • Nous pourrions donner un nom à ce pays lointain, continua Zilia
  • C’est le pays de Jahangir, répondit Girolam.
  • Appelons-le Odysseus, dit Zilia, il faut bien le nommer pour en parler. Nul autre que nous ne saura de quoi il s’agit.
  • C’est entendu, répondit Tizian. Mais rien ne reste secret bien longtemps en ce monde où les nouvelles vont vite malgré la lenteur des voyages. La menace de la conquête de Jahangir ne va pas tarder à être connue, et Odysseus sera assimilé à un pays infernal.
  • J’ai autre chose à vous dire concernant votre deuxième épreuve, poursuivit Zilia. J’ai entendu ma mère parler un jour de  Romuald, ce sorcier que notre père a désigné pour vous aider à vous rendre à Odysseus. Vous savez que Roxelle est versée dans la magie, elle connaît donc la réputation des sorciers, au moins celle des plus notoires. Elle m’a conseillé de ne jamais faire appel à Romuald, il n’est pas bien intentionné, il est à la solde de Xénon, et à la moindre opportunité, il nous trahirait.
  • Peut-être Romuald a-t-il l’intention de récupérer la pimpiostrelle et d’en faire des potions d’immortalité pour Xénon, suggéra Girolam. Ainsi Xénon n’aura plus jamais à craindre qu’on lui succède. La seule difficulté était de recueillir la plante chez Matabesh.
  • Tout ceci est bien compliqué, interrogea Ombeline, ce serait une sorte de complot entre Xénon et Romuald ? mais qu’y gagnerait Romuald ?
  • Rien, ou peut être une fortune, ou la mort, mais peu importe, répondit Zilia, ce qui est essentiel c’est de ne pas faire appel à lui.
  • D’accord, fit Tizian, mais qu’est-ce que cela veut dire ? devons-nous partir pour Odysseus sans guérisseur ? et quel intérêt aurait eu la première épreuve alors ? nous ne savons pas comment utiliser la pimpiostrelle, seul un guérisseur le saurait et cette plante miraculeuse ne nous servirait à rien.
  • Je connais un sorcier qui vit dans la capitale du Tchorodna, et sur qui nous pourrions compter. J’en ai entendu parler plusieurs fois par ma mère, avec déférence, ce qui est un signe si on sait décrypter ce que dit Roxelle, car elle est plutôt avare de compliments. Il a une grande expérience et il est très modeste. Il s’appelle Zeman, c’est un habile guérisseur, et je crois qu’il serait d’accord pour nous suivre si nous savons le convaincre, expliqua Zilia heureuse d’apporter sa contribution et convaincue que Zeman était la bonne personne. Je me charge de le convaincre.
  • Montre-nous sur la carte où se trouve ta capitale, dit Girolam en déroulant le parchemin sur la table.

 

Tous se penchèrent sur les hiéroglyphes du cartographe pour situer Skajja, la capitale du pays de Tchorodna.

 

  • Nous sommes ici, dit Tizian en posant le doigt sur la carte, et voici Skajja. Le chemin n’est pas si long, mais il nous faut d’abord traverser cette vallée encaissée, probablement dangereuse, puis nous chevaucherons dans des steppes pendant des jours et des jours. Il nous faudra un peu de temps pour arriver dans le pays de Tchorodna, c’est très au nord.
  • Et sais-tu où chercher Zeman dans Skajja, c’est une grande ville ? demanda Ombeline à Zilia.
  • Parfaitement, je suis sûre de n’avoir aucune difficulté à le trouver. C’est un apothicaire, il a une petite échoppe de potions dans une des rues commerçantes de Skajja, ce devrait être très simple.
  • Alors c’est entendu, nous partirons pour Skajja demain matin, conclut Tizian. C’est une bonne chose de ne pas avoir foncé tête baissée dans le piège tendu par Xénon.
  • Encore un dernier point, intervint Zilia, je ne crois pas que nous devrions repasser par le pays de Phaïssans avant de partir pour Odysseus. Cela nous ferait faire beaucoup de chemin inutile et nous retarderait. De plus je ne suis pas sûre que Xénon nous attende pour nous féliciter, surtout si nous ne ramenons pas Romuald. Il a déjà donné toutes ses instructions, et elles étaient fort claires, il ne veut plus nous voir..
  • Je partage ton idée, répondit Tizian, j’y avais déjà songé. En effet, nous ne reviendrons pas au château de notre père, il ne veut pas nous revoir.
  • Je suis d’accord, ajouta Girolam,.évitons le retour au palais de Xénon, nul ne sait comment il nous accueillerait, et ce ne serait sûrement pas à bras ouverts. Je n’ai pas non plus envie de me trouver en face de ce vieux clown triste de Moorcroft.
  • Allons dormir, la route sera longue demain, et je m’endors, dit Ombeline dont les yeux se fermaient, car elle avait manqué de sommeil pendant la marche forcée des derniers jours.  

 

Après une nuit calme, ils reprirent la route le lendemain matin sans avoir trouvé de solution pendant leur repos pour semer l’espion de Matabesh. Peu de temps après leur départ, après avoir longé des champs cultivés et des collines verdoyantes, le paysage changea et ils pénétrèrent dans la forêt de Brix. De vieux chênes et des feuillus formant une futaie s’élevaient avec majesté au milieu d’un fouillis de buissons et de hautes fougères. Peu à peu le terrain s’éleva et devint accidenté, des éboulements rocheux apparurent. La petite troupe finit par déboucher sur un chemin étroit qui suivait une profonde gorge encaissée, au fond de laquelle coulait un torrent.

 

Ils suivaient le sentier depuis un moment quand ils entendirent derrière eux le galop rapide et désordonné d’un cheval. En se retournant, ils virent arriver sur eux un destrier fou.

 

  • C’est l’espion qui vous suivait, hurla Zilia, il va nous faire chuter dans la gorge en se précipitant vers nous.
  • Accélérons l’allure, dit Tizian et restons sur nos gardes. C’est Girolam qui ferme la marche et il a dégainé son épée.

 

Brusquement le cheval de l’espion dont le comportement semblait irrationnel s’arrêta net juste avant de les atteindre et poussa un hennissement de terreur. Sur un éperon rocheux escarpé en surplomb de l’étroit passage, avait surgit au dessus du cavalier un loup féroce qui montrait les dents avec rage. Avant que l’homme ait pu sortir réagir et se défendre, son cheval se cabra, l’animal sauvage se jeta sur lui et il fut désarçonné. Il tomba à terre avec tout son harnachement tandis que le loup tentait vainement de le mordre à travers l’acier de sa cuirasse, et ils roulèrent sur le chemin. La bête s’échappa avec souplesse, mais le cavalier encombré par sa lourde armure et entraîné par son élan ne put arrêter sa course et se cogna violemment contre la paroi rocheuse.

 

Se redressant avec difficulté, il dégaina sa lourde épée et se mit en garde.

 

Tizian et Girolam avaient sauté à bas de leurs montures et s’approchèrent sur l’étroit parapet, armes au poing. Le combat s’engagea. Tour à tour les deux frères tentaient de repousser le soldat. C’était un géant armé d’un casque à visière qui masquait et protégeait son visage, et sa cuirasse de plaques le rendait invincible, Chaque coup de lame émoussait davantage les pointes des épées de Girolam et Tizian et l’espion avançait vers eux sans qu’ils puissent réussir à inverser l’avantage de l’assaut. Ombeline avait déplacé les montures vers l’avant pour que les deux frères ne soient pas coincés entre le soldat et les chevaux, Zilia avait couru plus loin et escaladé rapidement un rocher qui surplombait la gorge. Elle se mit en position, banda son arc et attendit le moment propice pour tirer.

 

A force de reculer, les pugilistes arrivèrent sur un espace plus large où Tizian et Girolam purent se battre de front, mais le géant de fer les maintenait en échec et déjà il avait renversé Girolam à terre. Tizian s’épuisait à se battre seul contre lui quand il aperçut comme dans un éclair Zilia en hauteur, prête à envoyer une flèche mortelle. Il se mit à tourner autour du soldat pour le faire pivoter et le positionner de face vers sa soeur. Puis quand il jugea que le géant devenait vulnérable, il rassembla toutes ses forces pour donner un coup de bas en haut sous la mentionnière du casque, obligeant l’espion à relever la tête sous l’impact, et dégageant une étroite zone du cou à nu. Il entendit aussitôt la flèche de Zilia siffler à son oreille avant de s’enfoncer dans la chair, un flot de sang jaillit de la blessure, éclaboussa le plastron de la cuirasse et se mit à dégouliner le long du torse de métal.

 

Sous l’impact, l’espion recula, se renversa en arrière et se mit à tituber, d’une démarche hagarde il avança en tournoyant sur lui-même, et s’approcha en aveugle vers du bord du précipice où entraîné, par son élan, il bascula dans le vide.

 

Tizian et Girolam vinrent aussitôt regarder le fond de la combe où ils virent le corps disloqué de l’espion gisant dans la rivière, son épée brisée, des morceaux de sa cuirasse éparpillés autour de lui et l’extrémité de la flèche plantée profondément dans son cou. La scène s’était déroulée si vite qu’ils n’avaient pas eu le temps de réaliser que le combat s’était achevé, s’étant jetés à corps perdus dans la bagarre sans réfléchir. L’espion était mort, ils n’avaient plus besoin de se poser davantage de questions car ils étaient débarrassés de lui, mais ils ressentaient tous deux une profonde amertume.

 

  • Nous sommes de piètres soldats, constata Girolam, le premier vrai combat que nous menons est une catastrophe. Contre un vrai soldat bien armé, nous ne faisons pas le poids. Et nous étions deux contre un.
  • Nos armes et nos armures ne sont pas de bonnes qualité, répondit Tizian qui même s’il pensait comme son frère ne voulait jamais s’avouer vaincu. A Skajja, il y a des forgerons experts, nous trouverons de meilleures épées pour nous battre sérieusement. Ne baissons pas les bras si vite.
  • A chaque fois c’est Zilia qui nous tire d’un mauvais pas, poursuivit Girolam.
  • Nous avons bien fait de lui faire confiance, dit Tizian, nous sommes une vraie équipe et tous les combats ne se gagnent pas au corps à corps.

 

Ombeline et Zilia rejoignirent les deux frères sans un mot. Un peu plus loin, le loup étendu sur le chemin gémissait, il était blessé et son flanc saignait abondamment. Le cheval de l’espion s’était arrêté et semblait hagard, il frappait le sol de l’un de ses sabots et reniflait en faisant frémir ses naseaux. Girolam vint lui flatter l’encolure et lui murmurer doucement à l’oreille des mots apaisants.

 

Zilia s’agenouilla près du loup qui essayait de montrer les dents mais n’avait plus la force de mordre. Elle se mit à caresser la fourrure en parlant doucement. Ombeline sortit spontanément un peu de pimpiostrelle de sa besace et s’approcha de la bête sauvage.

 

  • Il avait reçu un coup de couteau, dit Zilia, c’est ça qui l’a rendu fou furieux. L’espion avait dû le transpercer, peut être pour se défendre, alors le loup l’a suivi et attaqué devant nous. Nous ne saurons jamais ce qui s’est réellement passé entre eux, mais le loup voulait le tuer c’est certain, même s’il n’aurait jamais pu fendre la cuirasse.
  • Peut-être en corps à corps aurait-il réussi à le faire basculer dans la gorge, dit Tizian. Il y aurait probablement laissé sa peau aussi, mais il se serait vengé.
  • Crois-tu qu’une bête sauvage aurait pu avoir un plan aussi diabolique ? demanda Girolam
  • Oui, répondit Tizian, les animaux sont beaucoup plus intelligents qu’on ne croit. 
  • Mais pourquoi ce loup est-il seul, on dit qu’ils vivent en meutes ? s’enquit Ombeline.
  • Je ne connais pas son histoire, répondit Zilia. Il a peut-être été abandonné par les siens.

 

Apitoyée par la souffrance de l’animal, Ombeline posa la poignée de pimpiostrelle sur la blessure qui saignait et se mit à frotter la profonde entaille avec la plante. Le loup continuait à gémir et fronçait les babines faiblement pour sortir ses crocs, mais Ombeline ne cessait pas de masser la zone tuméfiée malgré la menace. Peu à peu, le sang s’arrêta de couler, alors elle mit un emplâtre de fleurs le long de la blessure et entoura le ventre du loup avec une écharpe de laine pour maintenir le bandage.

 

Tizian et Girolam avaient calmé le cheval fou de l’espion. Ils soulevèrent le loup blessé inerte qu’ils couchèrent sur le dos de Berthe. En guidant les autres montures par les rênes, ils avancèrent lentement jusqu’à une clairière entourée de taillis qui donnait sur la gorge. Le sol était plat et rocheux, ils étalèrent une couverture et y déposèrent le loup en ne touchant pas sa blessure.

 

Comme il était tard, ils décidèrent de camper à cet endroit et surveillèrent tour à tour la bête qui râlait doucement mais finit par s’endormir. Assis autour du feu, ils essayaient encore de comprendre ce qui s’était passé.

 

  • Le cheval de l’espion semble avoir reçu des coups, il a le corps couvert de contusions, son maître devait le battre avec une barre de fer. Est-ce que le loup a voulu venger le cheval ? demanda Ombeline.
  • Le cheval a eu horriblement peur du loup, alors je ne crois pas qu’ils se connaissaient. Nous n’avons plus de questions à nous poser au sujet de cet individu, il est mort. Nous cherchions à le semer ou à le tromper, c’est inutile maintenant, répondit Tizian.
  • Et même si Matabesh le retrouve, il pensera qu’il s’agissait d’un accident, le corps va se décomposer et le morceau de flèche sera entraîné par le courant, compléta Girolam, nous voici débarrassés. Nous pourrons repartir dès demain pour Skajja.
  • Et nous avons un nouveau cheval, remarqua Ombeline. Je pourrais peut être le monter, et cela soulagera Berthe.
  • Crois-tu que tu sauras diriger ce cheval qui ne nous connaît pas ? s’inquiéta Girolam, tu as vu qu’il était blessé lui aussi, et puis il est traumatisé par ce qu’il vient de vivre. Il va avoir des réactions inattendues, presque sauvages. Ce ne sera pas facile, c’est un cheval de guerre.
  • Je crois que je vais me faire aimer par ce cheval, je vais bien le soigner et lui parler doucement. Et il m’emmènera où je voudrai, dit Ombeline.

 

Avant de dormir, ils inspectèrent les affaires de l’espion encore accrochées sur le cheval et découvrirent dans un sac de cuir une lettre de mission où Matabesh avait fait écrire : ‘poursuivez ces espions à la solde de Jahangir, trouvez des informations sur leurs intentions et éliminez-les’.

 

  • Matabesh ne nous faisait pas suivre pour la pimpiostrelle, dit Girolam.
  • Il s’est trompé sur notre compte, renchérit Tizian, mais cela confirme que les rois ont entendu parler de Jahangir et s’interrogent sur ce qui se passe.
  • Nul ne sait donc que nous avons cette herbe si précieuse, sauf le berger, mais personne ne le soupçonne alors qu’il en consomme depuis des années et des années. Et il ne parlera pas, continua Ombeline, tout le monde l’ignore, il n’est qu’un simple berger..
  • Nous voici éclairés sur ce point, confirma Zilia. 
  • Nous sommes vulnérables avec ce chargement d’herbe aux oiseaux. Ne faudrait-il pas en cacher une partie, si nous en perdions ou si on nous la volait ? s’interrogea Tizian.
  • On ne risque pas de nous voler, répondit vivement Ombeline, je veille à nos affaires.
  • Tu as raison, reprit Zilia en se tournant vers Tizian, nous pourrions n’en transporter qu’une partie, nous saurions que nous avons une réserve quelque part si un malheur arrive.
  • Nous ne reviendrons probablement jamais ici, mais c’est entendu, dit Tizian, nous trouverons une cachette demain, et maintenant nous pouvons dormir. Je prends le premier tour de garde et je veille sur le loup, n’ayez pas d’inquiétude. Nous jetterons dans la gorge en partant demain ce que nous ne voulons pas emporter des affaires de l’espion.

 

La nuit se déroula sans encombre, et au petit jour lorsqu’ils se réveillèrent, Ombeline vint inspecter la blessure du loup et remettre quelques brins de pimpiostrelle. L’entaille était quasiment cicatrisée, et le loup tentait de la lécher sans plus essayer de mordre la jeune femme. Elle rattacha l’écharpe de laine sur le flanc blessé et ils chargèrent le loup sur le dos de Berthe. Après s’être débarrassés des bagages de l’émissaire de Matabesh, ils repartirent. Ombeline chevauchait sa nouvelle monture qu’elle baptisa Bise. C’était un destrier gris pommelé à grandes tâches, et on voyait bien sur son dos et ses flancs les traces de coups qu’il avait subies. Ombeline le caressait sans arrêt et lui parlait, l’animal restait calme et se laissait faire.

 

Ils marchèrent encore plusieurs heures avant d’arriver à l'extrémité de la gorge, là où le chemin s’élargissait et le paysage boisé se transformait en une  végétation de steppe, vaste prairie d’herbe parsemée de buissons d’armoise. Zilia indiqua un petit renfoncement invisible au milieu des rochers à l’orée du bois, caché par un bouquet d’arbustes. A l’intérieur ils trouvèrent une fente où ils déposèrent un peu de leur cueillette de pimpiostrelle dans un sac de cuir et masquèrent la cavité avec une pierre. Il semblait inutile de gâcher de la pimpiostrelle si précieuse, car il était peu probable qu’ils reviennent un jour en ces lieux, mais par ce geste symbolique ils laissaient une trace de leur passage et de la réussite de la première épreuve. 

 

Ils contrôlèrent la guérison de la blessure du loup, et virent que la cicatrice était refermée et saine, il était temps de lui rendre sa liberté. Ils le posèrent sur le sol et dénouèrent l’écharpe. Le loup se redressa et se mit à vaciller sur ses pattes, il avança doucement, se retourna et les regarda comme pour imprimer leurs visages dans sa mémoire, puis il s’enfuit dans la forêt.

 

Au moment où le loup les quittait, ils entendirent un bruit d’ailes et virent un oiseau foncer vers eux et venir se poser délicatement sur l’épaule de Zilia.

 

  • C’est Eostrix, il me suit partout. C’est un messager et il est très intelligent, il nous suivra de loin, ou bien si je l’appelle il viendra, expliqua Zilia.
  • Décidément, dit Tizian, nous attirons les animaux ! Le loup s’en va et voici que nous héritons d’un oiseau ! Et je ne parle pas des chevaux !
  • Ce voyage est plein d’imprévus, nous n’aurions jamais soupçonné vivre toutes ces aventures quand nous sommes partis de Phaïssans renchérit Girolam qui se sentait en cet instant en pleine communion avec la nature.
  • C’est un bel oiseau, commenta Ombeline, pourquoi a-t-il attendu le départ du loup pour revenir vers toi Zilia ?
  • Peut-être en avait-t-il peur, répondit Zilia qui caressait le plumage d’Eostrix distraitement alors que l’oiseau frottait son bec étrange sur sa joue sans lui faire le moindre mal.
  • C’est notre nouvel ami, dit Girolam avec vivacité.  
  • Puisque le loup est parti, poursuivit Tizian en donnait le signal du départ, l’oiseau ne risque plus rien.

 

Les quatre compagnons, leurs chevaux et l’oiseau se remirent en route et s’apprêtèrent à traverser la vaste steppe qui les séparait de Skajja.

 

Ils chevauchaient depuis une bonne heure quand Ombeline, qui avait la sensation d’une présence dans son dos, se retourna et poussa un cri. Tous regardèrent en arrière, le loup était derrière eux et les suivait. Il se rapprocha et se mit à bondir autour d’eux, les chevaux n’avait pas peur de lui, ils le connaissaient et l’avaient vu en position de faiblesse. Eostrix poussait des cris rauques et donnait des coups de becs sur l’épaule de Zilia.

 

  • Je crois que nous avons apprivoisé ce loup, il ne veut plus nous quitter ! dit Ombeline.
  • Nous l’appelerons Amédée, proposa Zilia. Mais il faut que Eostrix et Amédée s’entendent car nous ne pourrons pas continuer avec les deux si Eostrix a peur d’Amédée. Je me charge de parler à Eostrix, j’espère qu’il s’amadouera.

 

Ils poursuivirent leur course, deux femmes, deux hommes, cinq montures, un loup et un oiseau dans des contrées sauvages balayées par le vent. Les chevaux galopaient sur des prairies sans obstacles et mangeaient de l’herbe à foison. Les grands espaces plats à perte de vue donnaient une sensation de liberté à tous, mais la traversée de ce pays sans relief leur semblait longue et monotone lorsqu’ils pensaient aux forêts, aux collines, aux prés verts, aux  lacs et aux rivières qu’ils avaient laissés derrière eux.

 

Deux années avaient passé depuis le départ du pays de Phaïssans, et la pimpiostrelle dont ils buvaient souvent des décoctions leur permettait de rester jeunes et en pleine santé. Grâce aux épreuves imposées par leur père, Tizian et Girolam faisaient l’apprentissage dont ils avaient besoin pour devenir les plus vaillants et expérimentés des guerriers, même si leur récent échec contre l’espion de Matabesh avait un peu émoussé leur fierté. Ombeline aiguisait sa dextérité et son intelligence grâce à l’influence des frères et de leur soeur. Et Zilia qui avait été si solitaire pendant tant d’années rayonnait de bonheur. Le loup avait trouvé une nouvelle meute, bien différente de celle à laquelle il appartenait autrefois, où il n’avait plus besoin de combattre pour être accepté comme il était. Quant aux chevaux et à Eostrix, soignés et bien traités, ils suivaient la communauté sans faillir.

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