Chapitre 7

Par Elka

Paul était là où sa tante avait dit ; au fond du petit jardin derrière l’église, qu’ils avaient dû atteindre moitié-poussant une vieille grille, moitié-l’escaladant en s’aidant d’un muret. Les herbes en friche et l’arbre maigrelet aux branches feuillues offraient un cadre étonnamment paisible. Ils se trouvaient sur les hauteurs de la ville. Le vent chaud transportait des odeurs sans nom ; il froissait les herbes et les feuilles, soulevait la pointe turquoise des cheveux d’Apolline qui contemplait la ville en contrebas, les coudes appuyés sur le mur qui entourait le jardin.

Elle tourna la tête à leur approche. Il faisait juste assez clair pour voir la surprise se changer en horreur sur son visage.

— Vous n’avez rien à faire là, accusa-t-elle.

Le cœur de Callinoé se pinça.

— Et toi ? opposa Roxanne. On s’inquiétait.

Elle s’avança, Callinoé sur ses talons, mais Paul ordonna :

— Stop.

Et comme elle fit volte-face, dévoilant le canif qu’elle pressait sur son avant-bras, ils obéirent.

— Paul, qu’est-ce que tu fabriques ? souffla Callinoé.

Tout ça était irréel. Ils étaient partis en pèlerinage vers la maison de Papy Del, avait rencontré une jeune femme vive avec qui ils avaient passé d’excellents moments, demain ils devaient reprendre la route pour le dernier tronçon jusqu’à leur destination. Callinoé faisait des plans pour leur retour, se demandait déjà s’ils pourraient inviter Paul chez eux dans pas trop longtemps… Et voilà qu’elle se tenait devant eux avec la ferme intention d’en finir. Ça n’avait pas de sens. Si peu de sens qu’il s’était rarement senti aussi effrayé qu’en cet instant.

— Vous devriez pas être là. Partez.

Une bulle de colère enfla dans le corps de Callinoé. Il fit un pas devant sa sœur, poings serrés, et lâcha :

— J’en connais une autre qui devrait pas être là ! Qu’est-ce que tu fous?

— Me parle pas comme ça ! s’écria Apolline. Dis pas ça comme si tu me connaissais !

— On demande que ça, te connaître !

— Paul, intervint Roxanne d’une voix ferme et en pressant le poignet de son frère pour qu’il se taise. Tu… tu veux vraiment te tuer ?

La question, simple, crue, fut comme une gifle. Callinoé prit une inspiration heurtée et eut l’impression de finalement tout mettre bout à bout, de chasser les dernières illusions auquel il aurait pu se raccrocher.

Se « tuer ». Pas une sale blague, pas un test, pas un accès de déprime, pas un caprice sans suite. Se tuer. En finir. Percer sa chaire de la pointe du canif qu’elle tenait sans trembler.

— Oui, répondit simplement Paul. Je dois vous demander de partir. Je voulais pas que…

— Ah bon ? la coupa Callinoé d’un ton radouci. Tu ne voulais pas quoi, qu’on te voit ? Tu as laissé une note, tes affaires… Je pense que tu voulais qu’on te trouve. Ou que tu voulais qu’on sache. Tu voulais savoir si on s’inquiéterait.

Les bras de Paul retombèrent le long de son corps, et la respiration de Callinoé s’allégea. Du coin de l’œil, il remarqua l’imperceptible changement de position de Roxanne ; elle se préparait à briser la distance entre eux. Callinoé se demandait ce qui la retenait.

— Vous comprenez pas, murmura Paul.

— Alors explique, souffla Roxanne avec tendresse.

Un coup de vent, un peu plus fort que les autres, coucha les herbes en friches qui vinrent gratter les mollets de Callinoé. Puis, comme si ses membres étaient aussi léger que les plantes frêles et jaunies autour d’eux, les bras de Paul se rapprochèrent à nouveau.

Elle planta la pointe du canif dans son poignet d’un geste presque rêveur. Pas fatal, mais décidé. Elle traçait des quadrillages sur sa peau, et Callinoé réalisa ce que Roxanne avait déjà compris : non, Paul n’allait pas brusquement mieux après deux paroles magiques.

— Est-ce que ça concerne tes parents ? s’enquit Callinoé.

Le besoin de courir vers elle pour la prendre dans ses bras, s’assurer de sa sécurité, courrait dans ses veines comme un courant électrique. Il se retint en enfonçant les poings dans ses poches.

Sans les regarder, et après un long silence durant lequel le frère et la sœur pouvaient écouter le souffle heurté de l’autre, Apolline raconta :

— C’était y a un an. Presque jour pour jour. Ils sont allés au cinéma mais ne sont jamais revenu. C’est aussi stupide que ça, ajouta-t-elle avec un petit rire cynique. Ils disent « à tout à l’heure » et « t’es sûre que tu veux pas venir ? », puis les phares de la voiture s’éloignent et toi tu te vautres sur le canapé avec le chat pour profiter d’avoir la télé pour toi seule. Tu te fais une pizza. Tu te dis que tu rangeras demain. Et puis le téléphone sonne et c’est l’hôpital. C’est tout. Un accident stupide.

Callinoé retenait son souffle. Ils avaient bien deviné. Il avait tendance à sauter aux conclusions les plus dramatiques chaque fois qu’il le pouvait. Pour quoi ? S’y préparer ? Si c’était le cas il était le derniers des cons.

On ne se préparait pas à ça. Ni pour soi, ni pour les autres. Quand la présence de Roxanne s’éloigna de son côté pour se diriger résolument vers Paul, il sursauta. La spontanéité de sa sœur lui fit se rendre compte de son esprit engourdi autant que du monde qui les entourait.

L’église, la ville, les lumières, les parfums nocturnes, le gris argenté du ciel et Apolline, perdue au milieu de tout ça. Sa haute et fine silhouette prête à se fendre en deux à tout moment. Roxanne la prit dans ses bras, comme pour l’empêcher de se briser.

— Ça va aller, l’entendit-il dire à Paul.

— Mais non ça ne va pas aller !

Paul s’écarta brusquement, son regard exorbité passant de Callinoé à Roxanne, hurlant à l’aide tout en les repoussant.

— Tout le monde le dit ! cria-t-elle d’une voix brisée. « ça va aller, ça va aller », même moi j’y ai cru ! Un an, putain ! Un an que j’attends d’y penser autrement ! Un an que j’attends que ça passe !

— Paul…

— J’en peux plus !

Et il y avait une telle sincérité, un tel désespoir dans cette dernière phrase, que les yeux de Callinoé le brûlèrent. Sa respiration était lourde, épaisse, menaçant de l’étouffer. Sa sœur se tourna vers lui, incertaine.

Il se força à avancer. La détresse d’Apolline, cramponnée à son canif comme à une bouée de sauvetage, le terrifiait. Il ignorait quoi dire et quoi faire. Il imaginait leur amie tenter d’en finir devant eux, plongeant la lame dans sa peau.

Mais elle ne le faisait pas.

Elle s’était griffée, égosillée… Mais elle n’était pas passée à l’acte alors peut-être que c’était ça, juste ça, qu’il fallait faire ? Rester ? Décider ici et maintenant s’ils étaient prêt à la soutenir.

— C’est dégueulasse pour vous, je suis désolée.

La voix de Paul se brisa pour se changer en pleurs.

— Je suis désolée.

Puis en sanglots violents. Roxanne revint la prendre dans ses bras et Callinoé serra la main qui tenait le canif. Il jeta l’objet au sol et entremêla leurs doigts, le cœur battant.

— Désolée, désolée, désolée…

— Arrête. On est là, okay ? murmura Roxanne en ravalant ses larmes. On est là.

— Me lâchez pas, je suis désolée, me lâchez pas, pardon.

— Pas peine de t’excuser, promit Callinoé. On est là. Tu vas réessayer avec nous, d’accord ? D’aller mieux. Tu veux bien ? Réessayer.

— Je veux pas mourir, mais j’étouffe. Tous les jours, tout le temps. Quand je me sens bien je m’en veux et je replonge juste derrière.

— Tu as le droit d’aller bien, dit Roxanne. Tu as le droit d’aller mieux.

Callinoé les entoura toutes les deux de ses bras alors que l’aube déchirait enfin la nuit. Son rythme cardiaque crevait le plafond.

Il repensa à son Néant, peut-être pas si éloigné de celui de Paul. Il repensa à la façon dont il l’étouffait parfois la nuit, à cette impression de ne servir à rien, de n’avoir ni but ni attaches réelles. Plusieurs fois, son Néant lui avait soufflé que ses proches l’aimaient moins qu’ils le montraient.

Paul avait peut-être éprouvé tout ça, et bien plus encore. Callinoé avait beaucoup de moments où les choses allaient bien, mais Apolline…

Il réalisa ensuite que le Néant ne l’avait pas trouvé une fois depuis le début du voyage. Ou que si il l’avait fait, ç’avait été si doucement que Callinoé s’en était débarrassé sans réfléchir. Et ça, ça n’avait pas été que grâce à sa petite sœur, Paul y avait été pour beaucoup.

Sa façon d’interroger les gens sur leur vie ; ses larmes à l’histoire de Serge, son désir de compréhension vis-à-vis de Manu. Avait-elle chaque fois cherché des raisons de s’accrocher ?

Callinoé décida de ne jamais la lâcher et, surtout, de ne jamais laisser le Néant lui faire perdre de vue la vérité.

Il n’était pas seul.

Apolline n’était pas seule.

Pour l’heure, c’était tout ce qui comptait.

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Renarde
Posté le 19/11/2019
Ouf ! Je ne savais vraiment pas comment tu allais terminer. A un moment je me disais "c'est bon, elle revient vers eux" et la seconde d'après "Non, elle va vraiment le faire....", l'incertitude est très bien dosée.

Il n'y a pas que Paul qui est tirée d'affaire ce soir-là, il y a Callinoé également.
Elka
Posté le 24/11/2019
Ce dosage manifestement réussi sera ma grande victoire avec ce texte !
Rachael
Posté le 18/11/2019
Une bien jolie scène, entre les trois. J’avais bien deviné le drame familial… C’est vraiment très bien écrit, ils sont très touchants tous les trois, c’est plein d’émotions sans être larmoyant. Le parallèle que fait Callinoé est l’aboutissement de son chemin à lui, un chemin vers plus d’ouverture et moins de solitude. Très jolie fin (enfin ce n’est pas tout à fait la fin… je vais voir la suite)
Détails
Percer sa chaire : sa chair
courrait dans ses veines : courait
Elka
Posté le 18/11/2019
Eh oui pour le drame familiale, c'était peut-être prévisible. Merci beaucoup pour le retour sur l'écriture. Je l'ai reprise une ou deux fois cette fin, pour essayer de trouver le bon moment ou couper, les bons mots pour ne pas tomber dans le pathos mais pour tâcher de retranscrire ce que je voulais.
Ton retour me rassure <3 Merci Rach !
Dédé
Posté le 17/11/2019
L'émouvance qui se dégage de ce chapitre est grandiose…

La relation entre les trois personnages est à son paroxysme. L'humanité qui se dégage de ces personnages, c'est tellement beau… Calli a fait le parallèle avec ce qu'il a pu ressentir avant et je trouve ça tellement bien pensé. Tout, tout menait à ça. Même les rencontres, les différents témoignages. Tout prend encore plus de sens.

Le Néant. J'aime aussi la façon dont tu as de nommer ce Néant. Il ne faut vraiment pas qu'ils se lâchent ces trois-là. J'espère que Paul aura l'aide dont elle a besoin. La vie est vraiment mal fichue…

A de suite pour la suite !
Elka
Posté le 18/11/2019
"Grandiose" ? Joli parallèle ! Mais surtout, très très très gentil
Je ne sais pas quoi dire, merci ? Merci beaucoup ? J'avais peur de la faire lire cette fin (plus que l'épilogue, que je pourrais reprendre facilement) mais ce chapitre-là j'avais peur de ne pas le faire fonctionner comme je voulais.
Entre Rach et toi, il semblerait que ça aie fonctionné. C'est déjà une grande victoire ! (je ne me repose pas sur mes lauriers, mais je ne pouvais pas rêver mieux comme premiers retours)
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