Chapitre 7

Par Nana

Deuxième Partie

 

Debout avec deux autres finissants de son bloc, Vik attendait dans l’antichambre en essayant d’avoir l’air calme et détendu. Ce n’était pas facile en ces lieux, interdits en temps normal aux servants. Mais Vik avait attendu cette année du Choix pendant toute sa scolarité, et il était bien décidé à faire bonne figure.

L’épais tapis au sol, aux motifs géométriques et aux couleurs vives, contrastait vivement avec les habits gris des trois jeunes gens angoissés attendant de savoir où ils allaient continuer leur vie. De ses deux camarades, Vik savait que l’un au moins resterait dans le bloc de maître Tonyar. L’autre, Kej, avec qui Vik avait sympathisé l’année précédente, espérait être choisi par le Conseil de quartier pour être soldat. Ses tests avaient plutôt été réussis, il avait donc de bonnes chances d’être sélectionné. Le recruteur du Conseil s’était d’ailleurs présenté un peu plus tôt pour discuter avec maître Tonyar. Vik tourna la tête vers son ami, qui semblait absorbé par la grande tapisserie accrochée sur le mur face à eux. Il vit de la sueur couler lentement de sa tempe, le long de sa joue. Son niveau de stress avait l’air plus élevé que le sien, ce qui n’était pas peu dire.

A l’intérieur du bureau de maître Tonyar se jouait l’avenir de Vik. Maître Pelrac, chef du prestigieux Premier bloc, était en train de négocier son prix pour l’engager en apprentissage aux Archives Centrales. Ce poste était l’un des plus importants qu’un servant pouvait espérer obtenir.

Vik était fier de lui et de son travail acharné : il avait donné le meilleur de lui-même ces trois dernières années. Il s’était complètement laissé absorber par son travail scolaire, au point de ne même plus remarquer certains jours que sa mère s’enfonçait dans la dépression. Après le départ de sa soeur pour le bloc 403, dans le Neuvième quartier, pour un apprentissage dans les cuisines des maîtres, la vie de famille avait vraiment périclité. Sa mère était partie trois mois pour le Second quartier, l’année précédente, pour réaliser une fresque monumentale dans les salons de réception du bloc 65. Maître Tonyar l’avait louée au chef de ce bloc à prix d’or, et il avait l’air de tirer une certaine fierté du talent reconnu de Mar. Durant ces trois mois passés seul, Vik avait eu l’impression de respirer à nouveau. Il avait alors réalisé que sa mère allait mal et qu’il ne pouvait rien y faire. La culpabilité ne l’avait bien sûr pas quitté depuis la mort de son père, mais il s’était senti si apaisé d’être seul et de pouvoir gérer sa vie comme il l’entendait qu’il avait encore accentué ses efforts en classe. Il avait la ferme intention de se créer une vie intéressante et pleine de défis et il ne voulait pas laisser cette vieille histoire se mettre en travers de sa route. Il avait surtout une incroyable envie de continuer à apprendre et de satisfaire sa curiosité concernant tous les aspects de l’histoire de Catrème qu’il ne connaissait pas. Il n’avait cessé de repenser à sa dernière et funeste conversation avec Zad, si longtemps auparavant, et à toutes les questions que celle-ci avait éveillé dans son esprit imaginatif.

La semaine précédente, durant les tests, il avait réussi brillamment toutes les matières choisies, que ce soit à l’écrit ou à l’oral. Il était à présent dans la meilleure position possible pour être choisi par maître Pelrac. Il faudrait bien entendu que celui-ci s’entende avec maître Tonyar sur son prix, mais vu l’hostilité dont son maître faisait preuve à son égard, cela devrait être vite réglé. Maître Tonyar avait plus que certainement envie de se débarrasser de lui.

La porte du bureau s’entrouvrit, et les trois finissants entendirent les voix des deux maîtres conclure une conversation.

— Bien entendu, Pelrac, mon ami. Je n’y vois aucun inconvénient. Il doit d’ailleurs patienter juste devant la porte, comme un bon chien !

— Formidable, Tonyar, très bien. Je suis vraiment content que notre affaire soit réglée, mon cher.

A ces paroles, le coeur de Vik fit un bond dans sa poitrine. L’affaire semblait être fixée ! Il ne bougea pas, cependant, pour ne rien laisser paraître de ses émotions. Il continua à serrer les poings et à se tenir raide et crispé comme un piquet. Maître Tonyar s’adressa enfin à lui :

— Vik, viens là.

Il s’approcha vivement, se tenant toujours bien droit. Son maître l’examina pendant quelques secondes.

— Tu vas partir directement avec ton nouveau maître, Pelrac, chef du Premier bloc. Tu vas faire ton apprentissage aux Archives Centrales. Nous nous sommes mis d’accord sur ton prix, mais au moindre écart de conduite, tu es renvoyé. Et tu sais très bien que je ne te reprendrai pas ici…

Maître Tonyar finit sa phrase dans un murmure, les dents serrées. Vik s’était douté que son bloc ne l’accepterait pas en retour, s’il venait à ne pas réussir son apprentissage, mais il en avait maintenant la confirmation formelle.

Maître Pelrac prit la parole :

— Bien, Tonyar, je ne te retiens pas plus longtemps, je te mets très vite au courant pour notre autre affaire. J’espère que tout se passera bien malgré tes réticences sur ce jeune Vik.

Viens, jeune homme, ajouta-t-il en se tournant vers Vik, tu vas faire le trajet avec moi pour que j’aie le temps de t’interroger sur certaines choses.

Maître Pelrac finit sa phrase sur un léger sourire, ce qui laissa Vik pantois. Jamais maître Tonyar ne se serait permis ces familiarités avec un servant.

Son nouveau maître, grand et large d’épaule, partit soudain d’un pas vif, et Vik dû faire quelques pas en courant pour le rattraper. Il avait pensé avoir le temps de repasser chez lui pour dire quelques mots à Mar et prendre ses affaires personnelles, mais cela semblait compromis. Tout en suivant comme il le pouvait maître Pelrac qui dévalait les escaliers d’un pas de guerrier, Vik se torturait l’esprit en se demandant s’il oserait l’interrompre et le lui dire. Prenant son courage à deux mains, il se décida alors qu’ils étaient déjà en train de traverser la grande cour cochère :

— Euh… Maître Pelrac ! Excusez-moi !

Le grand maître s’arrêta brusquement et se retourna d’un bloc vers Vik, qui se recroquevilla sur lui-même dans une sorte de réflexe, mais le visage viril de Pelrac n’avait rien de menaçant. Au contraire, celui-ci demanda simplement d’une voix aimable :

— Oui, jeune Vik, tu as une question ?

— Hum, je suis vraiment désolé, mais je pensais avoir l’occasion de repasser saluer ma mère et prendre quelques affaires chez moi avant de partir, et…

— Oh mais bien sûr ! Où avais-je la tête, c’est évident, mon jeune ami ! Ne t’inquiète pas, prends le temps qu’il te faut. Je dois de toute façon passer acheter des céramiques peintes pour ma fille à la boutique. Tu vois, grâce à toi, je viens de m’en rappeler, et cela m’évite un drame familial…

Maître Pelrac était maintenant prêt d’éclater de rire, et Vik en resta pantois. Il était bien loin de l’image d’un maître sévère et exigeant tel que maître Tonyar, maître Bargol, ou les autres que Vik avait pu rencontrer.

— Allez, allez, ouste, va donc voir ta mère, et retrouvons-nous ici dans une moitié d’heure.

Vik n’eut pas le temps de répondre que son nouveau maître repartait déjà au pas de charge vers les boutiques du bloc, sur la gauche de l’entrée principale. Il resta interdit quelques secondes, puis se remit en marche en pensant que maître Pelrac avait décidément l’air bien fantasque pour un maître si important dans la ville.

Il retrouva sa mère dans le petit appartement qui leur avait été alloué après le départ de sa soeur Deb, trois ans plus tôt. Il était situé au cinquième étage, sous les toits, et n’était pas aussi confortable que leur grand appartement du deuxième dans lequel Vik avait grandi. Mais il y avait par contre une grande fenêtre de toit sous laquelle Mar avait installé son atelier de peinture et qui rendait ses travaux bien plus aisés durant la journée.

A l’arrivée de Vik, elle était en train de donner la touche finale à une assiette peinte de motifs bleus très fins. En l’entendant entrer, elle arrêta son geste et le regarda, les yeux comme toujours emplis de tristesse.

— Alors, Vik, tu as la réponse ?

Il lui répondit avec un grand sourire, fier de sa réussite :

— Oui, je pars pour les Archives Centrales, comme je l’espérais ! Mon travail a payé, j’ai obtenu le meilleur apprentissage de Catrème. Je vais avoir encore beaucoup de travail et de choses à apprendre, ça va être si passionnant !

Mar essuya une larme solitaire sur sa joue et sourit tant bien que mal.

— Et tu réussiras brillamment, Vik, j’en suis sûre ! En tout cas, je suis très fière de toi, tu le sais…

— Oui Mar, je sais bien…

Vik s’approcha pour serrer sa mère dans ses bras et se rendit compte qu’il la dépassait à présent d’une demi-tête. Il se sentait à la fois triste de la quitter, sûrement pour bien longtemps, et plein d’espoir et d’excitation pour la suite de sa vie. Il allait commencer une nouvelle aventure, pleine de promesses, de nouveaux savoirs, de nouvelles rencontres… Et son nouveau maître semblait si chaleureux et attentionné qu’il l’aimait déjà. C’était une des grandes vertus des servants, mais il n’avait jusqu’alors jamais ressenti cet amour qui était censé lier un servant à son maître et protecteur.

Mar le repoussa et l’observa longuement, passant ses mains sur ses joues.

— Vik, tu as l’air très heureux de cet apprentissage, et je pense que c’est le plus important. Te savoir heureux me rend la vie bien plus légère, et nous nous verrons sûrement très bientôt… Ton  nouveau maître veut m’engager pour la restauration de sa salle de bal.

— Ah bon ? Mais c’est formidable, Mar ! Quand l’as-tu su ?

— Je l’ai su tout à l’heure, pendant que tu patientais. Le contremaître du Premier bloc est venu m’en parler, pour que nous commencions à réfléchir aux détails techniques. L’affaire n’est pas encore conclue, mais si les maîtres se mettent d’accord, je serai sur place pour trois ou quatre mois, au début de la saison des Grandes Chasses.

— Oh, nous pourrions passer les fêtes ensemble ! J’espère vraiment que tu pourras le faire… Les fêtes sans toi, ça ne serait pas pareil.

— Je le saurai très bientôt, Vik, je te ferai passer un mot par le contremaître. Allez, va donc récupérer tes affaires ! Ta nouvelle vie t’attend !

— Mon maître m’attend, surtout !

Mar écarquilla les yeux de surprise.

— Vik, tu fais attendre ton nouveau maître ? Enfin, tu ne peux pas commencer comme ça…

— Non, ne t’en fais pas ! C’est lui qui m’a proposé de prendre le temps de remonter. Il voulait acheter des céramiques peintes à la boutique, figure-toi !

Vik eu un sourire malicieux en se dirigeant vers sa chambre, suivit de Mar.

— Les miennes ? demanda Mar en rougissant. Il connaît mes céramiques ? En même temps, continua-t-elle d’un ton pensif, s’il veut m’engager pour sa salle de bal, il devait connaître mon travail…

— Ton travail est connu de beaucoup de maîtres, Mar. Tu es bien plus talentueuse que tu ne le penses ! Et avec les années, de plus en plus de blocs s’intéressent à tes fresques. Tu pourrais même un jour être transférée au Premier quartier, j’en suis sûr. Maintenant que nous sommes partis, avec Deb, plus rien ne te retiens ici. Tu devrais aborder le sujet avec maître Tonyar…

— On verra, Vik, on verra. Je suis bien ici, j’ai mes habitudes. Mais si je viens au Premier bloc pour quelques temps, ça sera déjà bien !

Vik attrapa les affaires qu’il avait préparées, essentiellement des livres et des cahiers, dans un grand sac de toile. Ses vêtements seraient fournis par son nouveau bloc ; il n’avait donc pas besoin d’emporter ses vieilles frusques, dont la plupart étaient de toute façon trop petites pour lui après sa poussée de croissance des derniers mois. Il regarda autour de lui, vérifiant qu’il n’oubliait rien d’important dans sa petite chambre. Après une hésitation, il attrapa son petit jeu de dames en bois, auxquelles il n’avait pas joué depuis bien longtemps. Mais c’était un souvenir de son ami Zad, et il n’avait finalement pas envie de le laisser derrière lui.

— Bon, je suis prêt, Mar ! J’ai tellement hâte de commencer mon apprentissage, ça va être si passionnant !

Sa mère lui prit le visage dans les mains et lui fit deux baisers sur les joues.

— Allez, va, mon fils. Tu mérites amplement ce qui t’arrive. Tu es travailleur et intelligent, tu vas réussir haut la main ton année, j’en suis sûre. Concentre toi sur ce qu’on t’apprend, respecte les règles et ton maître, et tout se passera bien !

Vik se sentit si libre en cet instant, avec son avenir à portée de main, que son coeur se gonfla d’espoir et de joie. Il serra une dernière fois Mar dans ses bras sur le seuil de l’appartement puis descendit d’un pas léger jusque dans la rue. Il gagna rapidement la cour où l’attendait son nouveau maître, en grande conversation avec un servant d’un certain âge, petit et râblé. Les deux hommes se tournèrent vers lui quand il s’approcha, et maître Pelrac l’accueillit avec un sourire sincère :

— Ah, te voilà, Vik, pile à l’heure ! Allez, viens, assieds-toi donc avec moi, que j’en apprenne plus sur toi, jeune homme.

Il monta prestement dans l’élégante calèche à suspension peinte en bleu et or qui attendait là, et le servant avec qui il parlait quelques instants plus tôt grimpa sur le siège du cocher. Vik hissa son sac à l’intérieur, puis s’installa en face de son nouveau maître alors que le véhicule démarrait doucement au son des sabots des chevaux claquant sur les pavés.

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