Chapitre 7

Par Bow

— J’ai hâte de savoir la suite, déclara Pauline.

Nicolas rangea le tract dans la boîte tout en lui répondant :

— Mais tu la connais déjà.

— Oui, mais j’ai hâte de te l’entendre dire.

Il tourna la tête vers elle, interpellé par ces mots.

— Ce n’est pas la même version, c’est ça ?

— Bien sûr que non, rétorqua-t-elle. Nos ressentis et nos manières de voir les choses étaient différents.

— Ah oui ? Et quels étaient tes ressentis et ta manière de voir les choses ?

Pauline brûlait d’envie de tout lui raconter, de se lancer dans des longues tirades en se remémorant ses sentiments pour les lui partager. Mais une partie d’elle souhaitait conserver ces aveux à l’intérieur. Ils n’étaient jamais vraiment sortis, depuis toutes ces années. Ils se connaissaient depuis tellement longtemps, et pourtant, il y avait tellement de choses qu’elle ne lui avait jamais dites. Pauline se sentait différente de son mari. Sur plusieurs points, mais surtout sur la manière de ressentir les choses. De leur donner de la valeur, d’inclure des sentiments dans à peu près tout. Elle savait que Nicolas était quelqu’un de sensible, mais elle avait pu constater maintes et maintes fois que tout restait chez lui comme bloqué à la surface. Des émotions superficielles, et bien qu’elles le fissent parfois pleurer, Pauline sentait qu’elles n’étaient pas du même ordre que ce qu’elle ressentait elle. Alors au fond, elle avait toujours eu peur qu’en les dévoilant ses sentiments ne soient pas perçus par Nicolas de la même manière qu’elle. Alors elle les gardait pour elle, se disant qu’un jour il serait peut-être à même de les comprendre, et qu’il ne valait mieux pas les gâcher tant que ce n’était pas le cas. Mais les années étaient passées, bien plus vite qu’elle n’aurait pu le prévoir, et les mots n’avaient toujours pas été dits. Et au fond d’elle, elle sentait que ce n’était toujours pas le bon moment.

— Il faudrait que je te raconte notre histoire à mon tour, si tu veux vraiment les connaitre. Mais tu dois d’abord finir ta version, car j’ai bien peur que nous n’ayons pas le temps d’entendre les deux.

Sur ces paroles, elle se leva pour aller faire à manger. Nicolas resta seul sur le canapé, hanté par ce « j’ai bien peur que nous n’ayons pas le temps ». Depuis qu’ils étaient retraités, ils avaient toujours eu le temps de tout. Aucune échéance, aucune raison de se presser. Et désormais, il se retrouvait confronté à cette pression comme lorsqu’il avait un devoir à rendre au lycée et que les heures s’écoulaient sans qu’il n’ait avancé. La même angoisse, démultipliée, se fit ressentir en lui. Ils n’avaient plus le temps. Qu’attendait-il pour aller la rejoindre ?

L’après-midi fut calme, mais Nicolas ne pouvait se sortir cette idée de la tête. Si bien qu’il ne put s’empêcher de ramener le sujet sur le tapis, alors qu’il était serré contre Pauline dans leur lit pour l’heure de la sieste, qui n’en était pas une puisque qu’aucun d’eux ne dormait vraiment.

— Ça ne te stresse pas de te dire que tu n’as plus le temps de faire tout ce que tu aimerais faire ?

Pauline inspira longuement, cherchant la réponse à la question au fin fond de son âme.

— Ça dépend. Il n’y a pas tant de choses que j’aurais aimé faire, j’ai laissé la vie couler pendant toutes ces années sans trop me projeter. Ce que je regrette, ce ne sont pas les grands rêves inaccomplis mais plutôt les bonnes choses que je suis certaine de ne plus jamais faire.

— Et tu as des exemples ? demanda Nicolas qui buvait chacune de ses paroles.

— Aller à la mer.

Il hocha la tête en grimaçant.

— C’est vrai que ce n’est pas quelque chose que je peux t’offrir là dans l’immédiat.

— Non, répondit-elle tristement. C’est fini. Elle que j’aimais tant, je ne la reverrai jamais. Jamais plus. Cette idée est effrayante, je donnerais n’importe quoi pour pouvoir me téléporter là-bas, maintenant, pouvoir la regarder tout en sachant que c’est la dernière fois, m’imprégner d’elle avant d’être emportée dans le néant.

— Oui, je sais. Je sais à quel point tu l’aimes, même si j’ai toujours du mal à le comprendre. Pour moi la mer c’est une grande étendue d’eau, c’est joli mais après l’avoir regardée deux minutes on passe son chemin. J’ai toujours été le premier à me lasser de ces points de vue pendant que tu voulais rester assise pendant des heures sur un banc. Alors explique moi, une dernière fois, ce qui t’attire tant.

Pauline se mit à jouer avec la main de son époux, lui touchant les doigts un par un.

— Eh bien… c’est difficile à expliquer. La mer m’a toujours attirée autant qu’elle m’effrayait. C’est une sorte d’attraction indescriptible. Elle est si grande, si grande et si puissante. En regardant les vagues, on ressent toute la force de cet inexplicable élément de la nature. Ce n’est que de l’eau, c’est vrai, des milliards et des milliards de molécules d’eau qui, mises ensemble, donnent ça. La mer. Elle fait peur, mais elle est tellement impressionnante.

— C’est donc ça que tu ressens quand tu la regardes ? De la fascination ?

Pauline sourit en hochant la tête.

— Oui, le mot est bien choisi.

— Et ça ne te lasse pas au bout de plusieurs minutes ? Je veux dire, il ne vient pas un moment où la fascination s’en va et où tu peux te mettre à regarder d’autres choses qui pourraient valoir le détour ?

— Elle devient de moins en moins grande, c’est vrai, mais elle est toujours là quelque part. Et puis il y a d’autres sentiments qui prennent le dessus.

— Lesquels ? rétorqua Nicolas.

— Une sensation de liberté. Ou plutôt, d’appel à la liberté.

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— En regardant la mer, tu as l’impression que le monde s’offre à toi. L’horizon t’ouvre grand ses bras, l’ailleurs t’appelle. La mer, c’est la porte du reste du monde. Tu te mets à imaginer l’autre rive. L’Amérique, quand tu es en Bretagne. L’Afrique quand tu es en Provence. Des terres lointaines et inconnues, qui te paraissent soudain si proches. Tu as presque l’impression que tu pourrais les apercevoir, en plissant les yeux.

— Mais tu es bloqué, justement. Comment est-ce que ça peut te faire rêver ? Ces terres sont inaccessibles, puisqu’il existe entre elles et toi une immense barrière aquatique.

— Ce n’est pas une barrière, répondit-elle. Je ne l’ai jamais vue comme ça, mais plutôt comme un passage au contraire. La mer n’est pas un mur, elle est plate. Il suffit de se laisser porter par les vagues.

Nicolas se mit à rire.

— Parce que tu penses qu’avec ta condition physique tu aurais pu rejoindre l’Amérique à la nage ?

Pauline ne riait pas du tout.

— On se moque bien de savoir si on peut y arriver ou non. Ce n’est que de l’imagination.

— Excuse-moi, dit Nicolas face à son ton sec. Je te taquinais. Continue de me raconter ce que ça te fait quand on approche de la mer.

Pauline se remit à sourire et ferma les yeux.

— Quand on approche de la mer ? C’est si particulier. Déjà, tu le sens. Quand tu es au milieu d’une ville portuaire, tu repères qu’à un endroit il n’y a plus de bâtiments, et tu sais qu’elle est là. Tu sais que tu vas bientôt l’apercevoir. Alors tu marches vers elle, et d’un coup tu te mets à l’entendre. L’odeur de l’air devient iodée, tu en es sûr cette fois. Et là, tu contournes un bâtiment, et la-voilà. La mer se dresse devant toi, si grande et si belle, elle t’en met plein les yeux. Toi, tu es si content de la revoir, fidèle à elle-même, elle n’a pas changé. Les petites vagues sur le rivage, et les grosses plus lointaines. Les rochers qui la laissent se briser sur eux et partir en écume. Les bateaux qui sont toujours au bord de l’horizon, comme si c’était fait exprès, comme si cette limite était réelle alors qu’elle se déplace à chaque pas que l’on fait. Tout est là, tout est à sa place, comme depuis des siècles. Cette mer, tellement d’yeux l’ont contemplée. Tellement de bateaux l’ont naviguée, tellement de vies s’y sont noyées. Mais elle reste là, impassible et puissante.

— Elle a toujours eu le pouvoir de te procurer tellement de bonheur, cette mer, que je l’en ai admirée pendant toutes ces années.

— Vraiment ? demanda Pauline, amusée.

— Oui. Je pouvais le percevoir. A chaque fois qu’on était près d’elle, ton comportement changeait. Tu étais plus vive, plus souriante, mais aussi paradoxalement plus mystérieuse. Après un éclat de rire, tu pouvais t’arrêter et contempler cette mer sans plus rien dire du tout, tes yeux plongés dans le lointain. Et les vagues s’y reflétaient, se déchainant sur ce visage si calme. J’ai regardé la mer moi aussi, mais bien plus souvent dans tes yeux que sa réelle image.

— C’est parce que je pensais.

— Tu pensais ?

— Oui, j’avais une multitude d’images qui me traversait l’esprit.

— Des images de quel genre ?

— C’est difficile à expliquer. Des histoires, des visages, des personnages. Des sentiments. Je n’ai jamais bien compris pourquoi, mais la mer décuplait mes émotions. Je sentais la grandeur de la vie à travers l’immense merveille que j’avais devant moi.

— Et si elle décuplait tes émotions, ton amour pour moi grandissait lui aussi ?

Elle se mit à sourire.

— Oui, souffla-t-elle. C’est vrai que quand on marchait tous les deux, pieds-nus sur les rochers, les escaladant un à un, et qu’on finissait par se retrouver tout en haut, perchés, dominant l’océan, je pouvais sentir mon cœur déborder. Un sentiment d’infini, que la mer me procurait et qui éclaboussait sur ma vision de nous. Alors je nous sentais invincibles. Nous étions plus forts que la mer, nous irions au bout du monde.

Nicolas hocha la tête, les yeux dans le vide.

— Je connais ce sentiment. J’aimerais tellement le retrouver, juste une fois de plus, avec toi.

— Alors ferme les yeux. On va faire comme si on y était.

Et ils finirent par s’endormir pour de bon cette fois, si bien qu’en se réveillant Pauline en fut toute déboussolée. Elle avait à la fois l’impression d’avoir dormi plusieurs jours entiers et que le temps s’était arrêté. Elle se surprit même à s’étonner d’être encore en vie, mais quand elle s’aperçut que Nicolas la regardait d’un air tendre, un petit sourire aux coins des lèvres, elle se dit que c’était une bonne chose. Elle restait pour lui.

La soirée fut un peu plus mouvementée. Pauline allait mal. Nicolas cuisina des pâtes, se disant que celles-ci passeraient forcément, mais l’être qu’il essayait de nourrir n’avait plus d’appétit. Il n’avait plus non plus la force de se lever du lit. Nicolas resta assis à ses côtés, l’assiette de pâtes encore pleine posée sur ses genoux. Il regardait celle qu’il aimait se débattre, essayer de faire des efforts en vain.

— Reste allongée, personne ne te force à te lever.

— Mais j’aimerais tellement, répondait-elle. J’aimerais me lever mais je n’y arrive pas. C’est si dur à accepter.

— Je sais, disait-il en lui caressant le visage doucement.

Il se sentait impuissant. Il aurait aimé lui venir en aide, mais il ne pouvait rien faire. Il savait que le fait de la soutenir pour qu’elle marche ne ferait que l’enfoncer encore plus. Parce que ce qu’elle voulait n’était pas le simple fait d’aller d’un point à un autre, c’était y arriver elle-même. Sans aide, sans appui. Se prouver qu’elle en était encore capable, qu’elle n’était pas au bout de ses fonctions. Le problème était qu’elle l’était. Et cela ne ferait qu’empirer, il le savait bien. Elle allait être plus au bout que le bout à chaque heure qui passerait.

Quand elle parut accepter son incapacité à faire quoi que ce soit et qu’elle fut immobile sur son oreiller, Nicolas lui demanda :

— Qu’est-ce que tu veux ?

Alors elle tourna son visage vers lui avec un air pathétique, et elle murmura d’une voix qui aurait été inaudible si elle n’avait pas été écoutée par un mari attentif :

— Que tu me racontes encore une histoire.

Nicolas sourit intérieurement. Ce qu’elle lui demandait était en son pouvoir. Il allait pouvoir satisfaire une de ses demandes, une fois de plus, en ce moment où les dernières fois se faisaient de plus en plus nombreuses. Il se pencha pour attraper la boite et se concentra en voyant les objets qu’il restait. Il devait trouver celui qui correspondait à la suite de l’histoire. Il ne voulait pas se tromper, trouver un objet oublié et devoir interrompre la trame de leur histoire pour y intégrer un épisode. Cela casserait tout, et il voulait que ces moments privilégiés avec Pauline soient aussi parfaits que le méritait une fin de vie. Après avoir associé dans sa tête chaque chose à son anecdote, il sut quel objet était le bon et le sortit pour le montrer à sa femme. C’était un domino. Un domino blanc et noir, classique. Sur un côté il y avait deux points, sur l’autre cinq. Mais il savait que les chiffres n’avaient pas d’importance. Il se souvenait précisément pourquoi il avait placé ce domino dans sa boîte, et il était pressé de le raconter à Pauline qui le regardait avec des yeux captivés.

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