Chapitre 7

Par !Brune!

Les soldats avaient donné l’alerte les premiers ; habitués à rester vigilants, ils avaient compris immédiatement que quelque chose d’anormal se passait tandis que Charcot et Owen entamaient leur poursuite. Après avoir réveillé les autres membres du groupe, ils s’étaient armés et s’apprêtaient à porter secours à leur chef lorsque celui-ci était réapparu, sa minuscule victime entre les bras. Elle s’était débattue avec fougue, distribuant des coups de pied rageurs, griffant, mordant, se tortillant telle une anguille pour échapper à la poigne d’acier du militaire, mais quand, avec précaution, il l’avait déposée sur le sol de la cantine, elle s’était laissée faire, épuisée et vaincue.

À présent, recroquevillée dans un angle de la pièce, elle regardait sans ciller les hommes qui, agglutinés autour d’elle, la dévisageaient sans pudeur, échangeant remarques et quolibets sur son œil borgne et sa carrure de microbe. Pris de pitié, Milo s’approcha de l’enfant, un sourire amical aux lèvres. Quand il fut assez près, il lui tendit la main en guise de bienvenue, mais la fillette, se sentant menacée, se redressa avec brusquerie et le mordit jusqu’au sang. Leïla et Owen se précipitèrent au chevet de leur camarade tombé à la renverse.

— Pourquoi elle a fait ça ? gémit-il en regardant benoîtement son doigt ensanglanté.

— T’avais besoin de faire ton kéké ? le rudoya sa copine.

— Mais je voulais juste l’aider moi !

Marguerite Estelas s’accroupit près de l’adolescent et examina la blessure.

— Elle ne t’a pas raté ! Ne bouge pas, je vais chercher ma sacoche. Puis, en se redressant, elle apostropha vivement les soldats groupés autour de l’assaillante. Vous ne voyez pas que vous lui faites peur !

— Tout le monde dehors ! C’est un ordre ! Quertin et Jentil, vous restez près de la gosse pour la surveiller.

Après avoir sommé les hommes de se disperser, Charcot aida Milo à se relever et le conduisit vers une des tables du réfectoire qu’il débarrassa d’un revers de la main. Puis, il invita Owen et Leïla à les rejoindre en attendant le retour du médecin. En silence, ils observèrent l’enfant tassée dans l’encoignure qui épiait de son œil valide le visage fermé de ses geôliers. Plusieurs minutes s’écoulèrent avant qu’Owen suggère d’un air pensif :

— Je crois que nous avons trouvé notre voleuse, commandant.

Charcot resta muet quelques secondes avant de répliquer :

— Dans ce cas, elle nous suit depuis le départ.

— Pensez-vous qu’elle ait un lien avec les hommes armés ?

— C’est possible.

— Ou c’est juste une gamine, perdue et affamée, déclara Leïla, toujours soucieuse de donner son opinion.

— Et si c’était une espionne ! s’exclama Milo avec excitation.

— N’importe quoi ! Tu vois pas qu’elle est à moitié aveugle ? rétorqua durement Leïla au mordu qui se rembrunit aussitôt.

Marguerite Estelas revenant d’un pas énergique, lâcha, laconique :

— À mon avis, on l’a répudiée.

Charcot et les adolescents regardèrent avec étonnement la géante aux yeux verts qui, sans leur accorder la moindre attention, s’installait à califourchon sur le banc pour soigner le blessé. Tout en désinfectant la plaie, elle continua, avec flegme :

— Vous n’avez sans doute pas remarqué, mais cette enfant n’est pas seulement borgne, elle est aussi muette. Aucun son n’est sorti de sa bouche alors qu’elle se démenait comme un diable entre les mains du commandant. C’est probablement lié à un dysfonctionnement pulmonaire. Peut-être même à une pathologie du larynx. Il faudrait que je l’examine pour savoir.

— Je vous souhaite bonne chance, doc ! grinça Milo, en désignant la morsure qu’Estelas terminait de bander.

— Vous croyez vraiment qu’on l’a chassée à cause de ça ! s’indigna Owen.

— Les hommes sont capables de tout quand il s’agit de sauver leur peau. Cette gamine est sans doute un poids pour sa tribu. Elle aura préféré l’abandonner plutôt que de nourrir une bouche inutile.

La suggestion d’Estelas laissait Leïla perplexe : si cette enfant avait réellement été rejetée par les siens, depuis combien de temps errait-elle ainsi, au milieu de nulle part ? Était-il possible de vivre en surface sans soutien, sans aide d’aucune sorte ? L’adolescente en doutait, tout comme elle doutait de l’hypothèse soulevée par Charcot. ; marcher quarante kilomètres dans un désert battu par les vents avait été une véritable épreuve pour eux qui étaient équipés et en bonne santé. Alors comment une infirme avait-elle réussi cet exploit ?

De plus en plus méfiante, Leïla examina la fillette qui restait prostrée contre le mur, tel un animal pris au piège. Ses chaussures et ses vêtements, quoique fort abîmés, ne portaient aucune trace de sable. Si la petite les avait bien filés depuis la grotte, une chose était sûre : elle ne l’avait pas fait à pied !

— Maintenez-vous la décision de rationner une partie de l’équipe, commandant ? demanda à brûle-pourpoint Marguerite lorsqu’elle eut fini de soigner Milo.

— Nous verrons… bougonna Charcot, surpris que la docteure revienne à la charge au moment où lui-même s’interrogeait sur la pertinence de sa sanction. En attendant, allez vous coucher ! On lève le camp dans cinq heures !

— Et elle ? ne put s’empêcher de questionner Leïla, en désignant l’inconnue.

— Je m’en occupe.

De retour dans la cuisine, les adolescents, trop excités pour parvenir à trouver le sommeil, échangèrent leurs impressions. Leïla fit part de ses interrogations quant aux suppositions d’Estelas et Charcot, expliquant aux garçons pourquoi un abandon ou une filature organisée depuis la caverne lui paraissaient peu crédibles.

— Cette fille n’est pas taillée pour affronter deux jours de marche dans le désert. En plus, il n’y a aucune trace de poussière sur elle.

—  Ce qui veut dire ?

— Qu’elle ne s’est pas déplacée à pied !

— Les guerriers ont des ânes ! s’exclama Milo, donnant du crédit au sous-entendu de Charcot.

— Un âne te protège pas du sable, andouille ! Non, je crois qu’elle était à l’intérieur d’un habitacle. Un chariot peut-être…

— Ou un traîneau… elle s’est peut-être glissée à l’intérieur d’une de nos luges au moment de notre départ, avança prudemment Owen.

La jeune fille médita quelques secondes avant de répliquer :

— Nos gardes ont sécurisé les alentours avec minutie. Ils l’auraient forcément vue !

— Mais elle a pu monter plus tard. Pendant notre première halte, par exemple, suggéra Milo que l’invective de Leïla n’avait pas désarçonné.

Les amis se turent, réfléchissant de concert à l’événement de la veille ; on avait constaté la disparition des vivres en fin de journée, au moment de reprendre la route, toutefois c’est bien plus tôt, alors que tout le monde dormait, qu’Owen avait perçu du bruit dans la cour. Le sourcier ferma les yeux, essayant de capter un souvenir particulier, une impression qu’il aurait pu sentir ce matin-là.

—  C’était un grognement.

—  Quoi ?

— Le bruit à la ferme, c’était un grognement. Et j’ai entendu le même aujourd’hui, avant de courir derrière la petite.

Owen regarda ses camarades l’un après l’autre, avant de continuer.

— Si elle a un animal, c’est pas un âne, mais un chien.

— Et après ? interrogea Leïla, dubitative.

— S’il est caché dans une luge d’approvisionnement, il pourrait faire des dégâts !

Les trois amis se précipitèrent aussitôt vers le local où l’on avait entreposé les vivres, mais le soldat qui en gardait l’accès refusa de les écouter et leur ordonna de retourner se coucher. 

— Quel crétin ! jura Milo avec emportement.

— Dis donc ! C’est moi qui m’énerve d’habitude, lui souffla Leïla, en lui donnant un coup de coude tandis qu’il ajoutait, d’un ton plus calme :

— Je crois que c’est râpé pour les réserves… mais, on peut toujours faire un tour dans le hangar.

— Pour quoi faire ?

— C’est là qu’on a trouvé la fille. Son chien ne doit pas être loin. On le récupère et on le ramène à sa propriétaire. Peut-être que ça la rendra plus loquace.

— Je te rappelle qu’elle est muette.

— Vraiment ? J’avais pas remarqué !

— C’est une bonne idée, accorda Owen qui avait écouté, sans broncher, ses deux copains se renvoyer la balle.

— Et comment on fait ? La sentinelle de l’entrée ne nous laissera jamais passés, surtout si elle est pareille à cet imbécile  ! grommela la blondinette en désignant le gardien qui les regardait conspirer d’un œil torve.

— Je sais ! 

Milo fit signe à ses camarades de le suivre. À pas de loup, ils traversèrent le couloir, puis le chevelu s’arrêta devant une porte sur laquelle on avait plaqué un disque rouge portant en son centre un rectangle blanc. Les jeunes gens poussèrent le battant avec précaution et découvrirent un réduit sombre où une multitude de balais aux crins emprisonnés de toile d’araignée maintenaient des donjons de seaux en plastique à l’équilibre précaire. Plus haut, sur les étagères, des chiffons mangés aux mites se chevauchaient pêle-mêle au milieu de flacons bariolés et d’éponges noires comme la suie. De ce capharnaüm se dégageait une odeur de moisissure que l’air provenant d’une ouverture sur le toit ne parvenait pas à dissiper.

— On va passer par là, commenta Milo en désignant la fenêtre du doigt tandis que ses copains fronçaient le nez avec dégoût.

Après avoir atteint la lucarne, les trois adolescents se laissèrent glisser le long du mur et avancèrent jusqu’au hangar, se faufilant entre les bâtiments. Pour ne pas alerter la sentinelle, ils contournèrent la façade de l’entrepôt et pénétrèrent avec prudence, par une des portes latérales. Owen distribua les rôles.

— Toi, Leïla, tu prends au milieu pendant que Milo et moi, on attaque par les côtés. Faites attention ! Il pourrait se cacher à l’intérieur d’une voiture.

— Qu’est-ce qu’on fait si on se trouve nez à nez avec un molosse !

— L’intrépide Leïla aurait-elle la frousse ? railla Milo, narquois.

— N’importe quoi ! Je demande juste !

— Ben ! On improvisera, s’exclama le sourcier qui, sans attendre la réplique de la demoiselle, enjoignit à son copain de se rendre à l’autre bout du garage, tandis que lui-même commençait à vérifier les véhicules stationnés près de lui. 

Abandonnée par ses compagnons, Leïla se résigna à longer le mur jusqu’au centre de la salle et entreprit l’examen des carcasses, priant pour qu’une répugnante créature ne bondisse pas de derrière une banquette. Après quelques minutes d’active recherche, la voix de Milo retentit :

— Venez voir  !

Ses amis rappliquèrent sur-le-champ et découvrirent, caché sous le châssis d’une fourgonnette, un minuscule quadrupède dont les courtes pattes baignaient dans une flaque jaune, visqueuse et nauséabonde. De sa petite tête en triangle, on distinguait surtout les yeux globuleux et les immenses oreilles dont l’une, percée à la pointe, arborait un extravagant anneau de plastique rose.

— Je crois qu’on a trouvé ton molosse, ma douce !

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Baladine
Posté le 20/06/2023
Ah, je suis encore là, voici un petit commentaire pour la forme :

Toujours un plaisir de te lire, voici un chapitre est plein de belles images. Cette sauvageonne a l'air bien intéressante et j'ai hâte d'en savoir plus sur elle !
La bestiole c'est... un mouton ? Une vache ?
Détail :
— Pourquoi elle a fait ça ?
— T’avais besoin de faire ton kéké ? le rudoya sa copine. => j'ai eu besoin d'un peu de temps pour redistribuer la parole, qui dit quoi à qui, sur ce moment-là !

A très vite !
!Brune!
Posté le 21/06/2023
Bonjour Claire,

Et merci d’avoir tenu quatre chapitres d’affilée ! Ne sois pas désolée ; j’apprécie beaucoup tes commentaires ; ils me donnent une idée de ce que mon texte peut susciter comme émotions/images/pensées ; c’est super enrichissant !
Concernant la figure de style, même si je ne connaissais pas le terme (hypallage, quel joli mot… merci d’élargir ma culture générale ;), l’intention est bien là.
L’impression de cinématique que tu as ressentie… c’est mon côté « fille organisée » ;) je voulais créer un passage qui puisse mettre en lumière les personnages, qu’on puisse comprendre leurs motivations et les enjeux du récit. Je voulais aussi que cela soit assez visuel. J’espère que cette partie ne nuit pas à l’ensemble…
Ta remarque sur le mot randonnée est très juste (je l’ai utilisé pour éviter la répétition de marche/marcher et j’avoue ne pas avoir trouvé mieux, mais si tu as des suggestions, je les prends volontiers).
Quant à l’animal… c’est un poil moins grand que ce que tu supposes ;)
Et merci encore pour ta gentille attention ; mon « grand-petiot » passe l’oral du CAPES à Paris la semaine prochaine… on croise les doigts !!!
Baladine
Posté le 21/06/2023
Bonjour Brune !
L'impression cinématique ne dérange pas du tout, je pense que c'est surtout dans ma tête que ça se passe, mais les informations sont très claires et ça a un côté reposant de bien savoir où on en est avant de partir à l'aventure !
Pour randonnée, je pensais à des mots comme "trajet", "voyage", évidemment "marche", "avancée", on peut avoir "périple", "expédition" (bon là je les vois dans le Grand Nord, mais ce n'est qu'une histoire de connotation), "aventure" ?
Je croise bien les doigts pour le grand-petiot !!
A bientôt !
!Brune!
Posté le 22/06/2023
Bonjour Claire,
Merci pour ton aide et tes encouragements :)
À très vite !
Eska
Posté le 12/01/2023
"Les jeunes gens poussèrent le battant avec précaution et découvrirent un réduit sombre à l’intérieur duquel une multitude de balais aux crins emprisonnés de toile d’araignée maintenaient des donjons de seaux en plastique à l’équilibre précaire."

J'adore l'image, elle est très bien trouvée ! On finit par contre un peu essoufflé à la lecture de la phrase !

Tu poses le rythme sur ces derniers chapitres et c'est très agréable. J'aime vraiment découvrir cet environnement hostile et les effets qu'il produit sur la cohorte de protagonistes. Dans l'ensemble, c'est écrit avec beaucoup d'élégance et de finesse. J'aime aussi les jeux discrets sur le non dit que tu distilles par endroits. Bravo !
!Brune!
Posté le 12/01/2023
Bonsoir Eska et merci pour ton joli commentaire ; -)
Oui, j'avoue ; la phrase que tu as choisie fait un peu marathon ! D'ailleurs, elle ne me satisfait pas pleinement. Aurais-tu une ou deux suggestions à faire à ce propos ?
À bientôt !
Eska
Posté le 14/01/2023
Je n'oserais pas trop toucher à ta prose qui, à mon sens, fonctionne très bien et t'appartient.
Après s'il s'agit de s'y risquer. en étant conservateur, je scinderais simplement la phrase :
"Les jeunes gens poussèrent le battant avec précaution et découvrirent un réduit sombre. <- Ici
A l’intérieur une multitude de balais aux crins emprisonnés de toile d’araignée maintenaient des donjons de seaux en plastique à l’équilibre précaire."

Ou éventuellement à l'aide d'une virgule ? Quoi qu'il en soit, c'est juste une question de ponctuation à mon sens !
A tout de suite, j'entame la route vers le chapitre 10 !
!Brune!
Posté le 15/01/2023
Merci Eska. Je pense que tu as raison ; je vais de ce pas rectifier le tir !
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