Chapitre 7

Par Diogene

Le feu, partout le feu avait étendu ses rets de désolation. Hélas, rien ne repousserait ici, dans ces champs de pierres et de poussière.
    
     Le front noir de suie, elle ôta le lourd casque qui lui pesait sur la nuque, puis s’essuya à l’aide d’un vieux morceau de tissu qu’elle avait attrapé à la sortie du camion. Adossée contre la porte, elle contemplait le champ de ruines qui s’étendait sous ses yeux, paysage soufré, paysage désincarné, paysage décharné. En contrebas de la route, des morceaux de métal noircis côtoyaient les restes calcinés d’une carcasse, de ce qui avait été une Porsche ; elle savourait l’ironie de la chose. Plus loin, ce qui avait été sûrement un ranch avait été réduit à l’état de cendre ; une poussière grise et pulvérulente que le vent emportait avec lui. Coulée dans la chair, incrustée dans la terre, la langue bitumineuse avait tout d’abord fondu, puis pris feu, dégageant des fumées nauséabondes et poisseuses, dont le goût âcre lui irritait encore la gorge. Elle avait mal, mal pour cette terre qui l’avait vue naître, mal pour ces êtres dont les cris étaient demeurés muets.
    
     Nerveuse, elle ouvrit les pans de sa lourde veste et s’imprégna de l’air des lieux, à peine refroidi. Un silence presque irréel l’enveloppait ; elle voyait des silhouettes revenir, les visages fermés, les lèvres scellées.
    
     Était-ce l’horreur ou bien encore la colère qui ainsi les animaient ?
    
     Elle n’aurait su répondre, même elle. Quelque chose de sourd et de lourd pulsait dans sa poitrine, mais ce n’était pas son cœur. Lui, elle l’entendait, toujours, tous les jours ; des coups sourds qui se répètent lorsque le sang pénètre l’oreillette puis le ventricule.
    
     Boum-boum, boum-boum, c’est le muscle qui chasse le plasma en direction des poumons.
    
     Boum-boum, boum-boum, le flot se dirige vers les organes, charriant les molécules de double oxygène.
    
     Hors de la bulle, le temps s’allongeait et les ombres s’étiraient. Harassés, ils étaient tous là, semblables à des silhouettes en ordre de marche. Les bras ballants, ils fixaient le sol, aucun n’osait relever la tête et contempler, aucun n’osait se regarder ; elle-même avait la tête baissée. Sur sa nuque, que le vent avait découverte, le soleil avait apposé ses lèvres. Elle en sentait la morsure, comme une caresse brûlante sur sa chair, ainsi mise à nu. Soudain, une ombre plana au-dessus de sa tête et une main calleuse, fondue, lui tendit un gobelet. Elle voulut s’en saisir, remercier l’être qui s’en était venu. Mais ses doigts s’étaient refermés sur le vide, de même que l’obscurité soudaine n’était que l’apparition d’un Corvus coronoïdes.
    
     Perché sur le rebord du rétroviseur, il se balançait d’avant en arrière pour rétablir son équilibre. Elle était surprise. Ces oiseaux étaient en général bien trop farouches, pour s’approcher des humains, et attendaient toujours que ces derniers quittent les lieux, pour s’arroger les restes de leur tablée. Silencieux, il se baissait puis se relevait comme pour mieux apprécier la situation, ses yeux, d’un blanc laiteux, lui rappelaient ces billes de porcelaine avec lesquelles elle jouait dans son enfance. Au fond de son iris, elle distinguait des reflets ocre et orangés. Soudain, il prit son envol et poussa un cri rauque et déchirant. La main toujours tendue devant elle, elle la replia contre sa poitrine, le poing fermé. Les lèvres pincées, elle contemplait la chair fondue qui ornait le dos de sa senestre, cependant que remontaient des souvenirs qu’elle aurait préféré garder enfouis. Elle aurait désiré le maudire, l’abhorrer, l’abominer, le haïr, mais il n’était qu’un messager ; une plume noire était demeurée accrochée à la tige de métal.
    
     Saisie entre le pouce et l’index, elle la caressait, depuis l’hyporachis jusqu’au bout du vexillum. Rêche, dépourvue de douceur, elle était comme les sentiments qui animaient son cœur. Nerveuse, elle plongea sa dextre à l’intérieur de ses habits et en tira une sèche qu’elle coinça aussitôt entre ses lèvres. L’air brûlant lui desséchait le visage et elle sentait ses muqueuses craqueler et se fendiller, tandis que de minuscules aiguilles fouilleraient l’intérieur de ses chairs à vif. Pendant ce temps, la noria des ombres se poursuivait dans un silence de mort leur tâche, charriant les tuyaux calcinés, poussant devant eux les roues tordues par le feu, pour certains des sacs oblongs et noirs ; elle ne voulait pas savoir. Sa cigarette au coin de la bouche, elle s’interrogeait encore tandis qu’elle faisait jaillir de son briquet une flamme jaune et bleue. Le regard fixe, elle se laissa happer par la danse nerveuse des vapeurs incandescentes et savoura l’ironie de l’instant. Le feu, si beau et si destructeur. Preste, elle rabattit d’un coup sec le clapet de son briquet et étouffa la flamme. Posé au creux de sa paume, il lui semblait être devenu de plomb, cependant qu’il lui renvoyait la pâle lueur de l’astre céleste noyé par les épaisses fumées. La tête basculée en arrière, elle inspirait de longues bouffées qu’elle recrachait aussitôt. Les yeux baissés, elle contemplait sa cigarette achever sa lente combustion. De temps à autre, de la cendre tombait, aussitôt emportée par les vents violents.
    
     Lasse, elle écrasa son mégot contre la portière, avant de le balancer en direction de la langue de bitume fondu. Le soleil dardait ses rayons sur la surface noire qui paraissait désormais liquide. Elle s’imaginait, marchant vers le lac d’obscurité, ses pieds chaussés des lourdes de bottes de cuir s’enfonçant dans la masse molle. Elle sentirait alors la matière visqueuse emplir ses chausses et les alourdir, tandis qu’elle irriguerait ses membres inférieurs et ses intérieurs. Progressant, seuls ses bras surnageraient, puis elle les plongerait dans le naphte épais et s’en enduirait le visage ; la flamme de son briquet illuminant ses prunelles qu’elle incendierait.

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