Chapitre 7

Le lendemain matin, Adwoa tenait une piste. Sur le campus, un étudiant distribuait des tracts qui indiquaient le passage d’une certaine madame Victor, une médium itinérante. Elle la rencontrerait dès aujourd’hui, si possible loin du ramdam qui allait de pair avec ce genre de soirées occultes. Elle n’eut aucune difficulté à trouver sa roulotte. Tous les itinérants de passage à Ervicje s’installaient près du pont de l’Arluuvie, du côté du spatioport. Peu de gens souhaitaient vivre là, avec le bruit des aéronefs et, un peu plus loin, les allers-retours du tramway, ses « dong-dong » et la rumeur incessante sur ses quais. Les plus pauvres se terraient généralement dans la bordure, là où les loyers n’explosaient pas. Où on leur proposait du travail, aussi. En ville, les petits commerces comme les blanchisseries triaient leur personnel sur le volet. À la limite, on chargeait quelques enfants défavorisés de récupérer l’urine dans les jarres disposées dans toute la ville, de préférence à la sortie des cafés et dans les ruelles ; urine qui servait d’agent blanchissant.

Adwoa marcha jusqu’au pont de l’Arluuvie, œuvre de bois et d’acier suspendue à deux impressionnants pylônes. Il dominait une partie de la vallée, au pied des collines. Autrefois, la Vahn Siran s’écoulait dessous, pleine de vie. Depuis le début de l’hiver, il fallait briser la glace pour espérer pêcher quelque chose. Les poissons se raréfiaient, morts pour la plupart ou partis en quête d’eaux plus chaudes.

Adwoa admira momentanément la vue. Elle se rappelait les pâturages verdoyants, les clôtures bien proprettes et les fermes aux volets de bois, comme en Arluuvie. Aujourd’hui, les pâturages avaient disparu sous la neige, les haies ne retenaient plus aucun bétail, et l’on n’entretenait plus les fermes. Quelques paysans s’obstinaient encore à produire du bon lait ou de la bonne viande. Les autres avaient mis la clé sous la porte avant de se faire embaucher dans les usines de la bordure, ses abattoirs et ses ateliers de conception – pour les femmes et les enfants. Adwoa posa ses mains gantées sur la rambarde du pont. Sous la neige, elle devinait les éclats de peinture dorée, la même que celle qui couvrait les plus hauts toits d’Ervicje. Sur la route qui y menait depuis Aldenoz, première ville au sud, on les apercevait de loin, au-delà des remparts, quand crépitait le soleil levant. Parfois, Adwoa avait l’impression d’avoir longuement emprunté cette route, qui s’étendait par-delà Aldenoz, Härna ou Phälbeh. Au cours d’une marche interminable, le cœur chargé de plomb, elle ressentait l’arrachement et la promesse d’une nouvelle ère qui peinait à éclore.

Quand elle arriva devant la roulotte de madame Victor, elle hésita. Cette femme, qui qu’elle fût vraiment, n’avait aucune obligation de répondre à ses questions. Elle représentait sans doute ce qui existait de mieux en matière de duperie, racontant des banalités à qui voulait les entendre pour se réconforter de son sort. Pourtant, Adwoa sentait qu’elle devait monter les deux petites marches de l’escalier escamotable et frapper à l’étroite porte de bois fendillé. Derrière celle-ci, derrière la petite fenêtre jaunie et le rideau que l’on devinait de l’autre côté, l’attendait madame Victor ; Adwoa en avait la conviction, bien qu’elle ne crût pas aux signes.

— Vous avez tort de ne pas croire aux signes, lui reprocha madame Victor après l’avoir accueillie.

Il s’agissait d’une femme qui ne payait pas de mine, avec des colliers de fausses perles qui pendaient sur sa poitrine et de fins bracelets qui tintaient au moindre de ses mouvements. Elle n’arborait pas de ces tenues excentriques, rouges, noires ou pourpres que d’autres s’appropriaient pour le sens du spectacle. Ici et maintenant, madame Victor n’était pas en représentation, et Adwoa le sentit immédiatement.

— Les signes ne vous veulent aucun mal, reprit la médium. Ils sont nos guides en ces heures sombres.

Son visage à demi dissimulé par l’obscurité, elle prit les mains d’Adwoa et les serra entre les siennes, abîmées par l’âge. Adwoa éprouva une sorte de chaleur intérieure à son contact, malgré la peau sèche ; une sérénité fulgurante, comme si elle détenait toutes les réponses à ses questions. Quand madame Victor la lâcha, un sourire sur son visage ridé, tout ceci disparut, et Adwoa douta même d’avoir ressenti quoi que ce fut.

La voix rauque de madame Victor la ramena au présent.

— Croyez-vous en vos rêves ? Car c’est pour l’un d’eux que vous êtes ici.

Adwoa retint une exclamation de surprise. Si elle savait que certains charlatans se renseignent sur leur clientèle pour orienter leurs révélations – et les escroquer –, elle n’avait parlé à quiconque de son souhait de venir ici. Madame Victor ne disposait d’aucun moyen de connaître la raison de la présence d’Adwoa dans sa roulotte, parmi les attrape-rêves, les coffrets en bois poussiéreux et les fioles sur les étagères bancales, dans l’odeur de cannelle chaude qui saturait l’air.

— La voix des esprits communique avec les vivants par le biais de leurs rêves, lui expliqua la médium. C’est aussi simple que ça... à condition d’interpréter ces rêves et les signes qui les composent.

Un autre sourire étira ses lèvres, malicieux, celui-ci. Il ne faisait plus aucun doute qu’elle connaissait les réponses que cherchait Adwoa, au moins une partie.

— Auriez-vous travaillé dans le domaine de l’archéorêve ? se renseigna Adwoa.

Madame Victor se tassa au fond de son fauteuil. Le rotin craqua sous la pression.

— Bien sûr que non, répondit-elle avec dédain.

Elle agita la main dans le vide, devant elle, comme on chasse l’aigrette d’un pissenlit blanc. Ses bracelets carillonnèrent.

— Ces gens-là récoltent les signes comme on récolte des preuves dans une enquête, enchaîna-t-elle. Ils s’interposent entre les signes et la personne qui les reçoit. Parfois même, ils les influencent. Ça, c’est quand les esprits en ont assez de leur manège.

— Quels esprits ?

Adwoa avait hésité à poser la question qui lui brûlait les lèvres depuis que madame Victor avait évoqué la voix des esprits. Elle en parlait comme s’il était naturel d’y croire, mais cela allait à l’encontre des certitudes d’Adwoa. Cela allait à l’encontre de la science qu’elle défendait.

— Ceux qui ont encore des choses à dire, et je connais toute une région dont les esprits en auraient, des choses à dire.

— L’Arluuvie, comprit sans peine Adwoa.

— Et la Vesnivie, ajouta la médium.

Elle but une gorgée de son thé, puis, d’une main assurée, reposa la tasse sur le guéridon, à côté de son fauteuil.

— Une rue déserte de l’Arluuvie, la neige immaculée et une porte close de derrière laquelle émanent des voix. C’est la voix des morts qui refusent qu’on les oublie, déclara-t-elle.

— Les voix de mon rêve.

— Je savais bien que vous étiez venue pour ça, lâcha-t-elle d’une voix satisfaite. Dites-m’en plus. Que se passe-t-il, là-bas ? Reconnaissez-vous l’une de ces voix ?

— Non.

Madame Victor joignit les mains, les doigts entrecroisés. Sa bouche dessina une moue, et Adwoa se sentit tout à coup nerveuse.

— Un « Non » très catégorique...

La remarque de madame Victor invita la doctoresse à réviser sa réponse. Elle ne reconnaissait pas une voix en particulier. Il lui semblait plutôt qu’elle les reconnaissait toutes comme une seule et même entité, ce qui n’avait aucun sens, mais, si cela avait eu un sens, elle ne se trouverait pas dans cette roulotte à écouter des histoires d’esprits bavards.

— Je ne comprends pas bien ce que ça signifie ni ce que pourraient représenter ces voix, en vint-elle à exposer. Cette entité…

— L’Arluuvie.

— Mais je n’ai jamais eu aucune attache, là-bas.

— En êtes-vous bien certaine ?

Adwoa repensa à la route qui menait à Ervicje en passant par Phälbeh, Härna et Aldenoz. Elle en revit les bouleaux, sur le bas-côté, les vastes maisons à colonnades et les champs tout autour. Elle se remémora cette impression de l’avoir parcourue, harassée par un voyage interminable. Elle se rappela – ou crut se rappeler – le poids qu’elle paraissait porter seule, celui du renoncement. Là encore, elle ne comprenait pas. À supposer qu’elle avait réellement vécu ces moments, comment aurait-elle pu oublier ? Et jusqu’où avait-elle pu oublier ?

— Je ne détiens pas la clé du mystère, finit par avouer madame Victor.

Adwoa perçut de la déception dans sa voix fatiguée. Elle-même se sentit abusée. Elle venait de partager un pan de son intimité avec cette inconnue. Elle lui avait fait part de ses doutes et du trouble que lui causait son rêve. D’une certaine façon, elle s’était mise en danger parce que les pratiques dont vivait madame Victor restaient douteuses. Peut-être même dangereuses. Adwoa ne souhaitait pas qu’on l’y mêlât ; la science devait bien expliquer son rêve, alors, que faisait-il ici, assise sur un gros coffre en bois que dissimulait partiellement une couverture miteuse ?

— Tout se passera bien, lui confia madame Victor.

Elle eut un geste pour prendre à nouveau les mains d’Adwoa entre les siennes, mais la doctoresse les recula.

— Restons discrets sur ce que nous savons, et tout se passera bien.

— Nous ne savons rien, protesta Adwoa.

La médium secoua la tête.

— Vous n’avez pas compris, déplora-t-elle. Nous savons que les signes existent.

C’est de la foutaise.

— Nous savons qui nous les envoie.

Rien n’est moins sûr.

— Nous travaillons à leur interprétation et, surtout, nous nous savons concernés. Vous, moi... et d’autres.

D’autres. Comme cet homme dont m’a parlé Nasrim. Peut-être celui qui est venu me voir hier ?

Madame Victor arbora un air sombre. Un frisson parcourut le dos d’Adwoa. Au début, elle se figurait un personnage jovial, sinon sympathique, mais le ton grave qui suivit la poussa à croire la médium. Ou peut-être y avait-il autre chose, une force qu’elle ne s’expliquait pas, une sorte de signe qui lui indiquait ce qu’il était permis de croire.

— Soyez discrète, la prévint madame Victor. Ne parlez de notre entrevue à quiconque. Certaines personnes ne veulent pas que la vérité des morts se sache.

— C’est pour cette raison qu’ils dissimulent les signes ?

— De plus en plus de gens y croient. Les signes retrouveront leur place d’origine. D’ici là, pas un mot de tout ceci.

Madame Victor plaça l’index devant sa bouche, reste théâtral de ses représentations, sans doute.

De retour chez elle, dans son modeste appartement, Adwoa s’enferma à double tour, le cœur battant d’une vérité qu’elle se sentait sur le point de découvrir. Le claquement des rouages lui ôta un poids au ventre, écho sécurisant dans sa zone de confort. Ici, au moins, tout était sûr et certain. Son intérieur ne volerait pas en éclats de bois, de verre et de briques parce qu’elle émettait des suppositions qu’elle s’interdisait d’habitude.

Madame Victor avait exercé un curieux effet sur elle, mêlé d’espoir et d’incertitudes. Il lui semblait n’avoir qu’à tendre la main pour comprendre les tenants et aboutissants de son rêve, ce rêve que d’autres partageaient avec elle. Le souvenir de l’Arluuvie paraissait brûler en elle et la consumer à la fois.

Avec ces émotions se rabattit sur elle une angoisse qu’elle crut reconnaître, celle de ne pas savoir où elle allait ni quel chemin emprunter. Elle pouvait retourner chez madame Victor et lui demander de plus amples renseignements, mais à quoi bon ? La médium lui avait tout dit, Adwoa le pensait sincèrement. Elle pouvait aussi assister à l’une de ses représentations. Derrière le chiquet, elle y trouverait peut-être une source de réconfort vis-à-vis de quelqu’un qui la comprenait.

Madame Victor ne s’était pas montrée odieuse avec elle. Dans ses mots ne transparaissait aucune moquerie ni tentative d’escamotage. Elle avait simplement cru en Adwoa, en ses paroles et en ses doutes. Pour autant, Adwoa, elle, ne croyait pas en ce que lui avait raconté madame Victor. La voix des morts et la vérité cachée, la présence des signes tout autour d’eux et les tentatives de certaines personnes de les cacher au monde... Non. C’en était trop pour elle. Trop de nouvelles incertitudes qui accentuaient les premières. Trop de questions, encore plus de questions qui demeuraient sans réponses. Pourquoi madame Victor savait-elle ? D’autres étaient-ils comme elle, avec une telle capacité à capter la voix des morts ? Pour quelles raisons le but des morts lui échappait-il encore, puisqu’elle possédait le don d’entendre leur voix, de la comprendre, peut-être ? Enfin, qu’est-ce qui clochait dans la vie d’Adwoa pour qu’elle se mît à fréquenter une médium ?

— Oui, enfin, « fréquenter » est un bien grand mot, ici, tenta-t-elle de se rassurer.

Car elle avait bien l’intention de retourner dans la roulotte de madame Victor, mieux préparée, cette fois. Elle avait encore des questions, sur son rêve, notamment. Pourquoi l’Arluuvie ? Quel lien avec elle ? Et la route qui menait à Ervicje, ne commençait-elle pas en Arluuvie ?

Adwoa dut se rendre à l’évidence.

— Ce n’est pas que je ne crois pas madame Victor, c’est que je préférerais ne pas la croire. Ne pas croire, c’est rassurant.

 

Azem n’avait aucune envie de se lever au beau milieu de la nuit, mais l’agent qui attendait devant sa porte tenait ses ordres du commandant de la police d’Ervicje. Autrement dit, Azem n’avait pas le choix. Il s’habilla en vitesse, embrassa Stephen sur le front, puis rejoignit l’agent, dont la patience valait son pesant d’or. Un cab les attendait sur le bord de la route. L’agent – dans son uniforme impeccable – s’écarta pour y laisser monter Azem, avant de le rejoindre. Les boutons de sa veste brillèrent sous les lueurs de la nuit

— Si vous m’en disiez plus ? proposa Azem.

Il détestait les secrets qui entouraient parfois une intervention. Il se sentait comme la cinquième roue du carrosse, mené par le bout du nez jusqu’à ce que quelqu’un daignât lui exposer la situation.

— Nous nous rendons chez monsieur le préfet, monsieur. Des groupes se forment çà et là dans la capitale.

— C’est pas d’aujourd’hui.

L’agent se tourna vers lui. L’expression de son visage, moins calme, presque embarrassé, évoqua à Azem un problème bien plus grave.

— Madame le préfet a retrouvé son mari pendu à un arbre, devant leur maison. Elle y serait passée aussi si elle n’avait pas eu le réflexe de se barricader au sous-sol. Ce sont des voisins qui nous ont prévenus.

Tout stupéfait qu’il était, Azem conserva son sang-froid. Si la situation dégénérait encore, il en aurait sacrément besoin.

— Sait-on qui a fait le coup ? demanda-t-il.

— Des manifestants.

L’agent haussa les épaules.

— Si vous me permettez, ce n’est pas le plus important, monsieur, ajouta-t-il.

— Ah, non ?

— Monsieur le préfet est indemne, et déjà, en soi, c’est surprenant, mais, surtout... il dort. Nous ne parvenons pas à le réveiller.

Situation cocasse au possible. On avait pendu Harold Pinkerton à un arbre de sa propriété, il en avait réchappé, mais avait dormi d’un sommeil profond tout du long. Il dormait encore, d’ailleurs.

— C’est un cas de sommeil long, avança tranquillement Azem.

Plus tranquillement qu’à la vérité, car, au fond de lui, il tremblait comme un gosse surpris avec la main dans le pot de confiture. Il n’avait pas intérêt à se planter, sur ce coup-là. Sa hiérarchie veillerait au grain : des résultats sans faire de vague, surtout, sans incriminer n’importe qui ; les manifestants, d’accord, mais il valait mieux que l’affaire n’embarrassât pas l’élite. Là, il était question du préfet de police. On touchait au ministère de l’Intérieur, là où Azem refusait précisément de mettre les pieds.

Quand le cab s’arrêta devant la villa de Harold Pinkerton, il remarqua une masse de curieux au carrefour et un cordon d’agents qui les empêchaient de passer à grand-peine. Azem s’en détourna pour se concentrer sur son affaire : on avait tiré Pinkerton du lit pour le pendre, et personne ne s’était étonné de la situation. Madame Pinkerton avait réagi, puisqu’elle s’était réfugiée à la cave. Les responsables de la pendaison, eux, avaient bien dû remarquer l’état du préfet. Savaient-ils pour son sommeil long ? Les responsables étaient-ils vraiment des manifestants ou s’agissait-il des mêmes personnes qui avaient provoqué le sommeil long de Nasrim et d’Alice ? En ce cas, Azem pouvait aisément se demander s’ils n’avaient pas attenté à la vie du préfet en espérant faire passer leur meurtre pour un suicide. Un aveu, même ? Pourquoi Harold Pinkerton se serait-il pendu en public ? En général, l’acte se déroule dans l’intimité. Quel message les responsables – quels qu’ils fussent – avaient-ils cherché à faire passer ?

Les agents postés autour de la propriété saluèrent Azem avec cette déférence propre à Ervicje. Il les salua en retour, puis se dirigea aussitôt à l’intérieur, où l’attendait, lui dit-on, Martha Pinkerton. Quand il la rejoignit au salon, il découvrit une scène qu’il avait tant et tant vue. La peut-être presque veuve épongeait ses larmes avec un mouchoir brodé, convenablement assise sur le sofa, et les yeux rougis. Impeccable jusqu’au bout des cils, elle portait une robe aux élégantes manches bouffantes. Lignes souples, courbes et dentelles, tout y était. Madame Pinkerton tenait sur ses genoux un chapeau chargé de plumes et de fausses fleurs, qu’elle serrait entre ses mains gantées de chevreau.

Azem en vint à se demander si elle dormait au moment des faits. Ce fut là sa première question.

— Je rentrais d’un gala de charité. J’avais mes bottines à la main quand c’est arrivé. Il y a eu... Je ne sais...

Madame Pinkerton étouffa un sanglot.

— Un fracas à l’étage, c’est tout ce dont je me souviens. Mary – ma domestique – a accouru depuis la cuisine en m’exhortant à m’enfermer à la cave. Elle m’a exhorté..., insista-t-elle.

Azem comprit sans mal qu’elle digérait moins le comportement de sa domestique que celui des agresseurs de son mari.

— Je me suis exécutée. Il y avait ces voix d’hommes à l’étage...

Détail intéressant pour Azem.

— Des voix d’hommes ? demanda-t-il.

— Je n’ai pas compris ce qu’ils disaient. Je n’en ai eu ni l’envie ni le temps.

— Je comprends.

Madame Pinkerton abandonna son mouchoir sur le guéridon et prit les mains d’Azem. Dans ses yeux brillait une fausse lueur de désespoir. Azem se dégagea.

— Que va-t-il advenir de mon mari ? Suis-je seulement en sécurité, ici ?

— Il conviendrait que vous logiez ailleurs pendant quelque temps, madame. Simple mesure de précaution.

Il pensait néanmoins que Harold Pinkerton était la véritable cible de l’opération. Son statut lui permettait de fermer les yeux sur certains actes, lesquels l’arrangeaient peut-être.

Pour ne pas s’égarer dans ses pensées, il en revint rapidement aux questions que nécessitait son enquête.

— Où se trouvait votre domestique pendant l’attaque ? Avec vous ?

— Oh, non.

Madame Pinkerton regarda autour d’eux, comme si elle craignait qu’on les écoutât.

— De vous à moi – je n’ai rien contre cette fille –, mais ses fréquentations...

Elle grimaça, parcourue d’un frisson.

— Ses fréquentations ? la questionna Azem, las de devoir lui tirer les vers du nez.

— Ces vauriens qui militent contre on ne sait quoi, bien sûr. Les libertaires, comme on les appelle... Ou comme ils se font appeler... À la fin, on ne sait plus bien.

Un rire nerveux lui échappa.

Sur le guéridon, à côté de son mouchoir, elle récupéra un étui à cigarettes.

— Cela vous dérange-t-il si je fume ?

Azem n’y voyait aucun inconvénient. Elle alluma une cigarette et la porta à ses lèvres. Aussitôt, une odeur âcre envahit l’espace entre Azem et Martha Pinkerton.

— Tout ce stress..., se justifia-t-elle avant une autre bouffée.

— Votre domestique fréquente donc des libertaires, reprit tranquillement Azem. Connaissez-vous ses convictions ? L’écologie... ?

— Les bizarreries censées avoir existé avant nous, ricana madame Pinkerton. Les rites et les signes.

Elle marqua une très courte pause.

— N’entrez pas dans les mêmes délires que mon mari, s’il vous plaît. Une médium itinérante lui a bourré le crâne avec ses histoires de signes, d’indices laissés par je ne sais qui à l’intention de certaines personnes. Harold voyait des signes partout, jusque dans sa tasse de thé, chaque matin.

Azem nota dans un coin de sa tête que, cette fois, madame Pinkerton ne s’était pas fait prier pour lui apporter des précisions. Il ne savait pas encore si ce détail importerait à un niveau ou un autre de son enquête, mais s’en rappellerait le moment venu.

— Poursuivez, l’invita-t-il.

Madame Pinkerton prit une nouvelle bouffée de cigarette.

— La situation devenait invivable, admit-elle sans détour. Je crois que Harold se raccrochait à ce qu’on appelle la « magie » pour mieux vivre avec le poids de ses péchés.

Elle regarda Azem dans le fond des yeux, les siens rendus brillants par la fumée de cigarette.

— Il recevait des pots-de-vin à une époque pas si lointaine, poursuivit-elle en se reposant sur le dossier du sofa.

Plus détendue ?

— Je ne saurais vous dire combien ni la provenance, mais n’y voyez pas là des paroles en l’air. Peut-être qu’au fond, Harold n’aura reçu que la monnaie de sa pièce ; lui qui remarquait des signes partout. Vous devriez enquêter du côté de madame Victor – c’est la médium dont je vous parlais. Pas pour les pots-de-vin, pour ses lubies récentes.

— Je vous remercie pour tous ces détails, madame Pinkerton. Où puis-je trouver Mary, s’il vous plaît ?

Son lien avec les libertaires intéressait beaucoup Azem. Certains prônaient effectivement un retour à la magie, et les cas de sommeil long ressemblaient, de loin, en tout cas, à une forme de magie – bien que Darell Kirby eût prétendu que chacun pouvait en produire. Peut-être s’agissait-il d’un tour de passe-passe particulièrement ingénieux. Peut-être s’agissait-il d’un tour de passe-passe combiné à la mise sur le marché d’une nouvelle drogue, bien qu’Azem y crût moyennement. Comment sa sœur se serait-elle procuré une telle marchandise ? Et dans quel but ? À titre purement scientifique et professionnel, l’explication se tenait, mais qu’en était-il d’Alice Dodgson ?

Azem abandonna madame Pinkerton pour s’entretenir avec Mary Hobbes, qui attendait dans la cuisine. Il ne distingua pas clairement ses traits dans la pièce sombre et froide. Intimidée, elle baissait systématiquement la tête, dès qu’elle osait le relever.

— Mary Hobbes ? s’assura-t-il avant de commencer.

— Oui, monsieur.

— J’ai quelques questions à vous poser à propos de l’agression de monsieur Pinkerton.

Mary chiffonna son tablier blanc entre ses doigts nerveux.

— Je n’ai rien vu, s’empressa-t-elle de préciser.

— Mais vous avez entendu le grabuge à l’étage assez tôt pour prévenir madame Pinkerton, qui rentrait d’un gala de charité.

— J’ai entendu des voix d’hommes.

Encore le même détail.

Azem creuserait la piste dès qu’il le pourrait.

— J’ignore qui ils étaient.

— Vous doutez-vous que je ferais le rapprochement entre vos fréquentations et ce qui s’est passé ce soir ?

Mary hocha nerveusement la tête.

— Ne lui dites pas, mais je pense que c’est madame Pinkerton qui vous en a parlé.

— Fréquentez-vous vraiment certaines de ces personnes ?

— Elles ne sont pas méchantes. Ni mal intentionnées. Elles cherchent juste à se réfugier quelque part. Ça fait des mois que l’hiver dure ! On a eu la guerre. On a eu faim. Nous, les femmes, on a dû remplacer les hommes dans les usines et s’occuper des gosses à côté. Et nos dirigeants nous annoncent, la bouche en cœur, qu’il faut renouveler nos efforts. Les soignants n’en peuvent plus. Ma petite sœur est infirmière volontaire. Elle s’était engagée pour quelques mois, le temps que ça se tasse, que la guerre se termine. Ça va faire un an qu’elle veille les blessés, les malades... Les gens ont encore faim, monsieur. J’ai de la chance de travailler ici, les Pinkerton me traitent bien, mais d’autres ne tombent pas aussi bien.

Un lourd silence s’installa dès que Mary cessât de parler.

— Alors, vous avez rejoint les libertaires...

— Je n’en fais pas partie à proprement dit. Je leur donne un coup de main de temps en temps, mais pas ce soir. Je ne savais pas qu’ils viendraient ici.

— Vous n’aviez même pas entendu les bribes d’une conversation à ce sujet ?

— À vrai dire, je m’étonne qu’ils aient monté un coup pareil. Ça ne leur ressemble pas.

— Qu’est-ce qui leur ressemble, alors ?

Mary parut hésiter un instant. Elle devait penser qu’Azem pourrait se servir des détails qu’elle lui fournirait pour organiser une descente chez certains libertaires connus des services de police.

— Tant que les libertaires se tiendront tranquilles, je ne les ennuierai pas, la rassura-t-il. Et ils se tiendront tranquilles, n’est-ce pas, puisqu’ils ne sont ni méchants ni mal intentionnés ?

Prise au piège entre ses propos et la promesse d’Azem, Mary finit par parler.

— Ils se réunissent de temps en temps dans des endroits un peu reculés pour avoir la paix : vieilles chapelles, maisons abandonnées...

— La bordure doit être parfaite pour leurs réunions, alors.

— Ils essaient d’éviter de se rassembler dans la capitale même, sauf quand ils veulent qu’on les entende.

— Comme ce soir. J’ai vu des manifestants près d’ici.

— Ils distribuent des tracts depuis plusieurs jours. Beaucoup étudient à l’université. C’est là-bas qu’ils recrutent. Les étudiants sont assez mûrs et révoltés pour les rejoindre presque les yeux fermés.

— Leurs parents ont de l’argent, pourtant. Il en faut pour envoyer son enfant à l’université.

— Mais eux fuient cette vie-là. Ils veulent un retour au plus simple. Et il y a tous ces signes, aussi. C’est difficile de les ignorer.

— Ah ?

Azem se dit qu’il devait vraiment avoir de la merde dans les yeux pour être autant à côté de la plaque.

— Vous ne suivez pas l’actualité ? s’étonna Mary.

— Que raconte l’actualité ?

— La Vesnivie a disparu. Pareil que l’Arluuvie. D’un coup, elle n’a plus existé.

— Quel rapport avec les libertaires ?

— Ils luttent contre ce monde. Une région qui se volatilise, ça ne vous surprend pas ?

Azem eut l’impression de se trouver face à une Mary différente de l’intimidée du début de leur entretien, plus stable dans ses paroles et le cœur gros. Elle parlait d’une voix presque forte, sûrement contenue pour ne pas attirer l’attention de madame Pinkerton. Elle regardait Azem dans les yeux, animée d’une colère qu’il ne ressentait pas. Pas de la même façon. Lui n’était plus aussi jeune, aussi jeune que les étudiants qui rejoignaient les libertaires, aussi jeune que Mary et sa petite sœur infirmière.

— La Vesnivie n’a pas disparu sans raison, poursuivit Mary, plus calme. L’Arluuvie non plus. Il y a toujours une raison, monsieur. Demandez à madame Victor... mais ne lui dites pas que je vous envoie. Demandez à madame Victor et vous comprendrez tout. Les signes, l’Arluuvie...

Si seulement c’était aussi simple...

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CM Deiana
Posté le 17/09/2021
Bonjour !
Un peu de retard dans ma lecture mais ce chapitre est parfait. La culpabilité semble jouer un énorme rôle dans tous ces événements, et si les régions ont disparus par volonté politique, argh, ils font bien de se sentir coupables.
Bravo tu me tiens vraiment en haleine et tes personnages, même juste posé comme madame Pinkerton, ont du volume.
Merci pour cette lecture.
Aude Réco
Posté le 04/10/2021
Madame Pinkerton, c'était comme si j'avais une comédienne qui jouait devant moi tellement l'écriture a été fluide. Je l'ai visualisée tout de suite. (Faut vraiment que je récupère le personnage pour en faire quelque chose !)
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