Chapitre 69 : le Lac

Notes de l’auteur : Bonne lecture à tous ! =^v^=

À mesure qu’ils se rapprochaient du lac, l’air déjà humide se gorgeait d’eau. La végétation se molletonnait de mousse et de buissons foisonnants qui ralentissaient leur progression. Les tiges rampantes s’enroulaient autour de leurs bottes qui s’enfonçaient dans l’humus.

Mathilde mesurait son pas, méfiante. Les flaques se multipliaient et elle redoutait de gâcher leur marche furtive en tombant dans l’une d’elles. Elle grelottait déjà assez avec la couche de boue froide qui la recouvrait.

Cela dit, grâce à l’idée de Rok, Galis et elle se fondaient à présent parmi les ombres autant que le géant. La lune s’était cachée et la nuit était à son point le plus noir. Ils disparaissaient si bien que Mathilde ne percevait la présence de ses coéquipiers que par leur respiration et le léger bruit de leur pas. Ils avançaient quasi à l’aveugle à travers les fourrés, tentant de trouver le parfait compromis entre rapidité et discrétion.

Le sol se mua progressivement en une bouillie d’humus et de feuilles mortes. Bientôt, les flaques s’unirent les unes aux autres pour former un plan d’eau sale au pied des buissons. Les averses de ce début de printemps avaient fait déborder le lac artificiel du Collegium. Mathilde se mordit la lèvre, et regretta immédiatement lorsque le goût âcre de la glaise s’accrocha à sa langue. Pourvu que les barques soient attachées au ponton !

— Baissez-vous, souffla Rok.

Mathilde s’accroupit aussitôt et tendit l’oreille. Qu’avait-il entendu ? Le ponton était quelques dizaines de mètres et le clapot de l’eau sous le vent nocturne brouillait le silence. Une minute plus tard, des gargouillements de boue retentirent, se rapprochant rapidement. Ils s’arrêtèrent à quelques pas d’eux, et une voix familière haleta.

— Vous ne pouvez pas ralentir un peu ?

Mathilde tressaillit et la main de Rok se posa sur son épaule, comme pour l’empêcher de bondir en avant. Elle croisa son regard et vit la même haine sourde flamber dans son œil mi-clos. Fineas se trouvait à deux mètres d’eux. Une enjambée aurait suffi au géant pour l’assommer de sa hache. Une idée alléchante, mais stupide. Le Mauve n’était pas seul et ses coéquipiers étaient sans doute les plus redoutables adversaires du Collegium, Rok mis à part.

— Arrête de râler, siffla Lalëy. Si nous marchions à ton rythme, nous serions encore au point de départ !

— Taisez-vous.

Les nuages découvrirent un quartier de lune, et une pâle lumière tomba sur le trio. Cimeterre sorti du fourreau, Kaleb s’interposait entre Lalëy et Fineas. Leurs tenues d’exercices étaient tachées de boues et ils avaient emmêlé du lierre dans leurs cheveux. Mathilde frissonna en réalisant que le Dilkarien n’avait fait aucun bruit en se déplaçant. C’était à peine si on remarquait sa présence. Puis elle vit les deux rouleaux ficelés à sa ceinture. Évidemment…

— Je n’ai pas d’ordre à recevoir de toi ! gronda Fineas à l’intention du Dilkarien.

Sa voilette lui collait au visage à chaque respiration au point qu’il la mangeait presque en parlant. À leurs expressions agacées, Mathilde devina qu’ils le trouvaient aussi ridicule qu’elle. Furieux, le Mauve toisa Kaleb de haut en bas, et Mathilde sentit un picotement familier sur sa nuque.

Elle jeta un regard incrédule à Rok. Il n’usait tout de même pas de son charisme contre sa propre équipe ? Pourtant, un frémissement de peur étrangère effleura leur esprit, comme une vague désordonnée. Il était trop faible pour les affecter, Artag les avait trop bien formés. Mais Lalëy rentra la tête dans ses épaules et le visage de Kaleb se tendit. En un éclair, le cimeterre était contre la gorge du Mauve. Même si elle était émoussée pour l’exercice, Fineas blêmit au contact de la lame et son charisme se dissipa.

— Tu as l’air surpris, murmura Kaleb en haussant les sourcils. Je t’ai pourtant prévenu. La prochaine fois que je sens ton charisme sur nous…

Les genoux de Fineas faiblissaient à vu d’œil.

— C’est bon, c’est bon, dit-il en reculant, je ne l’ai pas fait exprès. C’est plus difficile à contrôler que vous ne le croyez.

Mathilde se mordit la lèvre pour retenir un gémissement. Elle posa sa main sur celle de Rok, qui s’était soudain mise à lui broyer l’épaule. Le géant tressaillit et la lâcha avec un regard désolé. Mathilde secoua la tête. Ce n’était rien. Elle aussi s’était crispée en entendant le mensonge du Mauve.

Kaleb baissa son arme avec un mépris palpable et se tourna vers Lalëy.

— Dépêchons-nous. Si nous ne sommes pas les premiers au ponton, notre plan ne marchera pas.

— Tu tiens vraiment à prendre les quatre rouleaux ?

Ils s’éloignaient rapidement, mais Mathilde réussit à distinguer la réponse de Kaleb avant que l’obscurité ne les avale.

— C’est le seul moyen de gagner à coup sûr. De toute façon, il ne sera pas dur de vaincre l’équipe de Luisa. Ils retiennent trop leurs coups.

Lorsque le bruit de leur pas s’éteint tout à fait, Mathilde se remit à respirer et déplia ses jambes. Elle était à deux doigts de la crampe et ses articulations protestaient, grippées par le froid. Dans son dos, Galis exhala longuement.

— J’ai cru qu’ils ne partiraient jamais. J’ai les pieds en compote !

Rok passa une main dans ses cheveux boueux.

— On l’a échappé belle. Kaleb ne serait jamais tombé dans notre piège.

— En parlant de piège, dit Mathilde à mi-voix, ils semblent avoir l’intention d’en tendre un autour des barques.

Rok acquiesça, le poing contre son front.

— S’ils veulent les quatre rouleaux, la meilleure manière est de guetter au ponton et combattre les équipes qui y passeront. Ils doivent être sûrs de leurs forces pour prendre une décision pareille.

— Cela dit, remarqua Galis, ils pensent que Luisa, Tycho et Glen nous ont dépouillés, donc ils ne s’attendent pas à devoir nous affronter. Nous avons peut-être une chance.

En disant cela, les deux garçons posèrent leur regard sur Mathilde, comme pour lui demander son accord. Mathilde n’eut pas à parler pour leur répondre. Son corps se chargea du message. Elle tremblait tellement que l’eau s’agitait autour de ses chevilles. Avec un soupir elle leur montra ses mains bleues de froid.

— Je n’arrive plus à les fermer correctement autour de ma rapière. Je serais inutile au prochain combat.

Rok consulta Galis du regard.

— Tu te sens de faire ça à deux ?

L’Ilarnais secoua la tête, sa frange figée par la boue.

— Avec Kaleb et Lalëy en face, ça va être tendu. S’il vient l’idée à Fineas d’aller chercher Mathilde, nous ne pourrons rien faire… Et puis, remettre en jeu nos rouleaux serait stupide.

— Il nous faut pourtant une barque pour finir la course, grommela Rok.

Mathilde coinça ses doigts sous ses aisselles pour tenter de leur redonner vie.

— Pas nécessairement.

De nouveau, les garçons se tournèrent vers elle un regard perplexe. Galis pencha la tête de côté.

— Nous n’avons pas le temps pour un radeau, Mathilde.

— Je ne pensais pas à ça.

Rok fronça les sourcils, craquelant la glaise sur son front.

— Il fait trop froid pour y aller à la nage.

— C’est pourtant notre seule option. En plus, si l’équipe de Kaleb tend une embuscade autour du ponton, ça veut dire qu’il vont prendre du retard. Ça nous laisse le temps de nager jusqu’à l’îlot.

Le géant pinça les lèvres. L’idée avait beau être logique, elle ne lui plaisait pas.

— Tu es déjà gelée ! Tu n’atteindras même pas la moitié du lac.

Mathilde frissonna à cette perspective, mais sa décision restait la même. Chaque minute était trop précieuse pour qu’ils puissent continuer à discuter.

— Seule, oui. Mais vous êtes là, non ? Je sais que je suis un poids mort, alors autant l’assumer.

Galis grimaça.

— Ne dis pas ça. Tu n’es pas… Enfin, ce n’est pas une mauvaise idée.

Rok acquiesça.

— Si tu y tiens… mais éloignons-nous du ponton. S’ils nous repèrent, nous serons des proies faciles depuis les barques.

Mathilde soupira de soulagement et ils reprirent leur avancée à travers la broussaille. Des chevilles, l’eau leur monta aux mollets à mesure qu’ils approchaient du bord du lac. Une brume épaisse le tapissait, comme si un nuage s’était posé sur sa surface. Parfait pour les dissimuler.

Lorsque Rok jugea qu’ils étaient assez éloignés du ponton, ils se faufilèrent jusqu’à la rive engloutie. Puis, il fallut entrer dans l’eau. Les galets qui couvraient le fond étaient enduits d’algues glissantes et descendaient rapidement dans les profondeurs. Un pas de travers et le bruit d’éclaboussure alerterait les autres équipes de leur plan.

Mathilde ferma les yeux et s’assit dans l’eau sur le véritable rebord du lac artificiel. Les muscles de son ventre se contractèrent violemment et sa respiration se bloqua. Elle avait l’impression d’entrer dans une baignoire de glaçons. Galis se glissa à côté d’elle avec aisance et s’enfonça jusqu’aux épaules. Il se plaça en face d’elle et lui prit les mains.

— Ça va aller.

Mathilde haussa les sourcils. Ses paumes étaient chaudes et ses doigts fermes. Le froid ne l’atteignait donc jamais ? Une lueur amusée dansa dans ses iris cristallins.

— Il y a des avantages à être un vrai Ilarnais.

Mathilde ne trouva pas l’énergie de lui répondre et se contenta de lever les yeux au ciel. Prenant appui sur ses mains, elle s’avança à son tour dans le lac. En deux pas, elle n’avait plus pied. Rok broncha à peine en s’immergeant. Mathilde grimaça un sourire. Ces gens du nord… Galis avait raison. Pour une fois, elle aurait aimé être une vraie Ilarnaise, plutôt que simplement y ressembler.

Ils nageaient lentement, attentifs au moindre clapot de trop. La brume épaisse qui recouvrait l’eau noire était leur alliée… mais aussi leur ennemi. Elle était si dense qu’il était impossible de dire où se trouvait l’îlot. Sans le sens de l’orientation de Rok, ils auraient très bien pu traverser le lac en diagonale, sans jamais atteindre la ligne d’arrivée.

Mathilde aurait voulu opter pour un crawl rapide, pour se réchauffer en nageant, mais on les aurait repérés. Galis surveillait de près sa brasse hésitante. L’eau avait fait fondre la boue sur son menton, révélant des lèvres à peine plus rosées que d’habitude. Comment faisait-il pour ne pas claquer des dents ? Mathilde peinait à contrôler ses membres. Le moindre mouvement lui demandait une énergie folle. Même sa respiration devint laborieuse.

Soudain, des cris leur parvinrent sur leur droite, accompagnés de bruits d’eau et de métal. On courrait, on se battait. Mathilde reconnut la voix de Tycho par-dessus le tapage. Un rictus satisfait s’étira sur ses lèvres tremblotantes. L’équipe de Kaleb n’avait aucun moyen de savoir qu’ils n’avaient plus leur rouleau, et que ce combat leur était inutile. Rok la ramena à la réalité en la tirant par la manche.

— Mathilde, réveille-toi !

Elle sursauta. Elle n’avait pas senti ses yeux se fermer. Rok l’attira vers lui et lui plaça d’autorité les mains autour du cou.

— Ils font du bruit, alors autant en profiter. Je nage, tu n’as qu’à me tenir. Galis, tu la surveilles.

Mathilde agrippa son col sans pour autant sentir le tissu sous ses doigts. Ses yeux se fermaient tout seuls. Le géant poussa sur ses bras et ses jambes et elle fut tractée en avant.

— Reste avec nous, murmurait Galis à son côté.

Elle se mordit les joues. Si elle se contentait de se laisser flotter, elle allait vraiment s’endormir ! Rok n’avait pas à faire tout le travail, elle pouvait l’aider. Ignorant la douleur dans son flanc, elle se mit à battre des pieds. Ils lui paraissaient peser une tonne et chaque mouvement la brûlait, mais c’était une bonne chose. Elle préférait ça à un engourdissement total.

Au loin, le bruit des lames cessa, et le clapot de rames le remplaça. Ils n’avaient plus de temps.

— Retiens ta respiration, souffla Rok.

Mathilde s’exécuta. Rok accéléra, passant à un crawl rapide. L’eau malodorante l’engloutit, enserrant son crâne dans une prison de glace. Les algues qui recouvraient la surface se collaient à ses joues et ses lunettes, s’engluaient dans ses cheveux, se glissaient dans ses vêtements. Les mouvements puissants du géant mettaient en péril sa prise sur son col. Il battait si fort des jambes qu’elles cognaient contre les siennes. Mathilde se recroquevilla autant que possible sans le gêner et grimaça à l’idée des bleus qui fleuriraient bientôt sur sa peau. Elle n’avait plus qu’une tâche : s’accrocher.

Tu peux le faire. Tiens bon.

Encore une gorgée d’air. On aurait dit du verre pilé. Qu’importe, elle tiendrait ! Elle bloqua sa respiration, dans l’attente d’une nouvelle immersion.

— Mathilde ? Nous y sommes.

Elle décolla ses paupières, mais ne vit rien. Ses lunettes étaient trop sales. Elle tenta de lâcher prise pour les relever sur son front, mais ses mains ne lui obéirent pas.

— J-j’arrive p-plus… à b-bouger.

Rok passa un bras autour de ses jambes et la tira hors de l’eau. Il avait pied, ils y étaient ! Il la plaça sur son dos et haleta.

— Tant pis, c’est la dernière ligne droite.

Ils s’arrachèrent à l’eau et grimpèrent sur la rive. Ils coururent vers le centre de l’îlot, le corps fumant, la respiration sifflante. Derrière eux, Mathilde entendit le bruit du bois racler contre les galets, et celui des rames qu’on abandonne. Ils les avaient déjà rattrapés ? Les éclats de voix de Lalëy et Kaleb confirmèrent sa crainte… mais il était trop tard.

L'équipe d'Artag passa la ligne d’arrivée une minute avant eux.

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Timie
Posté le 16/11/2022
Pouahahaha
Ça ne me donne pas du tout envie de les rejoindre !!
Ça doit être tellement douloureux froid et fatiguant.. Mais J'AVAIS RAISON ILS ONT GAGNÉ !! Joie.
Aryell84
Posté le 09/10/2022
Coucou!
Rien à redire sur ce chapitre, il est génial! on est trop fier de Mathilde qui a trouvé la solution finale et s'est accrochée jusqu'au bout pour faire sa petite part et ils ONT GAGNE !!!!!!!
C'est cool après tout ce qu'ils en ont bavé ;)
Hâte de lire la suite !
Emmy Plume
Posté le 12/10/2022
Ton enthousiasme fait trop plaisir !!
Je suis contente que tu ne trouves rien à redire sur ce chapitre (plutôt que de vouloir dire qu'il n'y a rien à corriger, c'est plutôt un signe que tu as été emportée par l'histoire, donc une victoire pour moi ! ^^)
Encore merci et à bientôt ! =^v^=
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