Chapitre 66 : Visites (2)

Notes de l’auteur : Et voici le second ! (pour me faire pardonner de l'attente ;)
Bonne lecture ! =^v^=

Mathilde étudia l’herbier jusqu’à tomber de sommeil, plume en main, le volume ayant glissé sur sa couverture. Elle poursuivit l’exercice le lendemain, et le jour suivant, sans relâche. Plus Artag se faisait attendre, plus elle redoublait d’efforts. Mrs Titus la soutenait dans son étude en l’interrogeant régulièrement et corrigeant ses dessins à l’encre rouge. Le troisième jour, Mathilde termina l’herbier et commença le volume II.

Le seul moment où elle s’autorisait à penser à autre chose qu’aux plantes était les visites de ses coéquipiers. Rok et Galis venaient chaque soir après le dîner lui apporter les cours de la journée et discuter. Il était évident qu’ils cherchaient à se remonter le moral mutuellement, car eux aussi étaient sans nouvelle d’Artag depuis la nuit de leur excursion.

Ils ne parlaient que de leurs cours et de leurs péripéties de cours, jamais de leurs inquiétudes respectives. Ce n’était pas nécessaire. Mathilde pouvait les lire sur leurs visages bouffis de fatigue, dans leurs yeux parfois hagards, perdus dans le lointain. Devant elle, ils faisaient un effort, mais chaque fibre de leur être vibrait d’impatience de revoir leur Tuteur. Le Palais ne donnait pas de nouvelles, les Augures n’étaient pas rentrés non plus… bref, ils étaient dans le noir. Mathilde se débrouillait pour écarter ses angoisses le jour, mais la nuit ses cauchemars ne la lâchaient pas.

La nuit du quatrième jour, c’était elle qui traquait, empoignait et assassinait ses proches. L’horreur qui la traversait était d’autant plus grande qu’elle ne parvenait pas à se réveiller. Chaque fois qu’elle réussissait à rompre le charme et revenir à la réalité, le sommeil l’engloutissait à nouveau, la replongeant à l’endroit exact du cauchemar qu’elle venait de quitter.

Prisonnière de ses terreurs, Mathilde avait l’impression d’étouffer, d’être écrasée entre deux étaux qui la serraient de plus en plus fort pour la réduire en poussière. Puis, d’un coup, une sensation de chaleur et de bien-être inexplicable colonisa son esprit et l’arracha aux sables mouvants où elle se débattait. Elle décolla ses paupières et le flou de ses yeux barbouilla devant elle une silhouette familière.

— A… Artag ?

Son Tuteur était assis à son chevet, ses bras squelettiques croisés sur sa poitrine et le menton rentré. Ses paupières étaient closes et son grand front gris creusé de davantage de rides que d’ordinaire. Un pansement entourait son cou, et son uniforme de Chambellan était débraillé, à demi ouvert sur sa chemise à jabot au col défait.

Il releva lentement la tête vers elle et ouvrit les yeux. Mathilde eut un mouvement de recul. Ils étaient complètement noirs. Ses pupilles et ses iris se confondaient en une seule et même masse, que de brefs éclats bleus électriques brisaient par intermittence. Devant la réaction de la jeune fille, une volute rosée se mit à tourbillonner dans l’obscurité de ses iris. Le coin des lèvres d’Artag se releva.

— Je vous fais peur ?

— N… Non.

Un froncement de nez de son Tuteur et elle se reprit aussitôt.

— C’est que… je ne leur ai jamais vu cette couleur.

Le Chambellan soupira.

— C’est moi qui m’excuse. Je ne dois pas être agréable à voir en ce moment. Je suis terrifié, et mes yeux le racontent à tout le monde.

— Terrifié ?

Ce mot associé à son Tuteur prenait des airs contradictoires. Hormis la couleur de ses yeux, rien ne laissait penser que le Chambellan était traversé d’une telle émotion. Mathilde ne parvenait pas à associer la peur à son Tuteur, pour elle, c’était lui qui la distribuait à ses ennemis, et cette couleur était plutôt prône à cet effet. Pourtant, Artag ne mentait jamais.

— Oui Mademoiselle. Terrifié. Vous n’avez pas le monopole de cette émotion, et j’en suis un explorateur régulier, bien que rarement de cette intensité, je l’avoue.

Sa voix était plus rauque que d’ordinaire, comme s’il avait reçu un coup dans la trachée. Malgré cela, il insufflait un ton léger à ses mots, presque désabusé. Était-ce la fatigue ? Mathilde n’en pouvait plus d’attendre. Se redressant sur ses oreillers, elle lui demanda des nouvelles de Berlioz. Le nom du prince accentua le bleu inquiet de ses yeux et il passa sa main sur son visage.

— Vous ne perdez pas un instant. Laissez-moi souffler, voulez-vous ?

Il exhala longuement, se massant les tempes de ses longs doigts arachnéens.

— Je n’ai pas pu empêcher… votre petit Prince d’être blessé. Vous avez dû l’apprendre des Augures, ils se sont institués messagers des nouvelles récentes au sein du Collegium. J’ai dû rester au Palais pendant quatre jours pour contenir ce chaos… en vain.

— Pourquoi « en vain » ? Vous avez vaincu les Finkadiens, non ?

Artag secoua la tête, une ombre passant sur son visage creusé.

— J’aurais voulu les interroger sur la manière dont ils ont trouvé mon tunnel, mais ils se sont donné la mort avant qu’on puisse les capturer. Je n’arrive pas à croire qu’ils vous aient suivi par simple coïncidence cette nuit-là.

Il reprit contenance et tourna toute son attention sur Mathilde. Ses yeux se parèrent de nuances bronze et bleu, adoucissant le tranchant de son regard scrutateur.

— Mais ce n’est pas pour cela que je suis venu vous voir. Je voulais m’assurer de votre état avant de partir.

— Vous repartez déjà ? Mais vous venez de rentrer au Collegium…

— Je le sais bien, Mademoiselle. Mais je ne peux faire autrement. L’Empereur a rompu la trêve. La guerre va reprendre.

Mathilde tressaillit. Cette nouvelle achevait de la terrasser, dispersant ce qui lui restait d’espoir. Elle était responsable du retour de la guerre. Elle avait réduit en poussière tous les efforts de négociations de son Tuteur. Artag secoua la tête en fronçant les sourcils, sans cesser de la fixer.

— Arrêtez ça tout de suite, gronda-t-il. Je ne veux pas de ce sentiment dans votre esprit. Vous n’êtes pas plus à blâmer que Rok dans cette affaire, et il serait stupide de votre part de vous laisser broyer par la culpabilité.

Mathilde se mordit la lèvre inférieure.

— Ce n’est pas facile. Sans moi, les Finkadiens n’auraient pas trouvé le tunnel, et la trêve ne serait pas rompue.

— C’est eux qui l’ont rompue en envoyant des assassins. Vous n’avez aucune idée de ce qu’il se serait passé sans vous. Ils avaient peut-être un autre moyen de pénétrer dans la Cité Impérial. Peut-être même connaissaient-ils déjà mon tunnel ? Vous n’en savez rien.

— Mais, et les gardes du poste ouest ? Il y a eu des morts…

Artag lui lança un regard affligé.

— Je vous dis que ce n’est pas votre faute. En quelle langue dois-je m’exprimer ? Rok et vous, vous êtes vraiment impossibles. Je lui ai parlé avant de venir et il a réagi de la même manière. Ne pouvez-vous pas accepter qu’il existe des circonstances hors de votre contrôle ? La culpabilité est une maladie mortelle pour un Filleul, surtout en temps de guerre…

Il eut l’air sur le point d’ajouter quelque chose, puis se contenta de porter sa main à la poche intérieure de sa veste. Il en sortit une fine liasse de papier qu’il lui remit délicatement entre les mains.

— J’ai pris la liberté d’écrire à votre père il y a trois jours sur ce qui se préparait, et j’ai reçu aujourd’hui un groupement de télégrammes de votre famille. La déclaration de guerre a été renouvelée dans les journaux ce matin, et je pense que vous trouverez dans ce courrier le concentré de leurs inquiétudes. J’ai cependant chargé votre père de les rassurer, donc ne vous inquiétez pas de la réponse.

Mathilde contempla bouche bée les trois télégrammes comme s’ils étaient faits d’or pur. Depuis l’effondrement du tunnel, elle avait fait une croix sur toute communication avec sa famille, et la voilà qui tombait du ciel ! Mais pourquoi Artag avait-il pris la peine d’écrire à son père ? Il avait mentionné le tenir dans ses connaissances, mais à ce point ? Quelque chose lui disait que la mère de Rok n’avait pas reçu le même avertissement.

— Je sens votre curiosité, Mademoiselle, remarqua le Chambellan. Ça serait plus rapide de me demander directement plutôt que de mariner dans votre coin.

— Pourquoi mon père et pas la mère de Rok ?

Les rides du Chambellan se défroissèrent, lissées par la surprise.

— Pour une raison très simple. Je connais l’adresse de votre père.

— Vous auriez pu trouver celle de Rok.

Artag agita la tête.

— Certes, mais votre père me semble davantage concerné par la reprise de la guerre, ne pensez-vous pas ?

Sa réponse fut accueillie par une moue dubitative de Mathilde qui le poussa à poursuivre.

— Mes réponses ne vous satisfont pas, n’est-ce pas ?

— Pourquoi ne pas dire que vous vous entendez bien avec mon père ?

La familière lueur framboise colonisa les iris du Chambellan avec plus de vigueur.

— Je peux le dire, si c’est qui vous tracasse. Votre père est un bon ami, l’un des rares partenaires qui sachent rendre le travail administratif divertissant.

Mathilde soupira, soulagée. Artag éclata d’un rire bref et rauque.

— Je rêve, ou vous venez de retourner mon Sylphe contre moi ?

— Contre vous est un bien grand mot, marmonna la jeune fille en évitant ses yeux multicolores. Je voulais juste vérifier…

— Alors vous vous êtes arrangée pour me faire parler ? Vous êtes une petite maligne. Rares sont les Filleules qui ont réussi à utiliser mon dégoût du mensonge contre moi.

Il prenait un ton sévère, mais son amusement débordait de ses prunelles. Il y avait même des éclats dorés, trahissant une certaine fierté pour sa protégée. Mathilde sentit sa poitrine s’alléger. Elle préférait ces gammes de couleurs dans les yeux de son Tuteur. Elles redonnaient de la vigueur à ses traits fatigués, ravivaient ses expressions.

Le Chambellan jeta un œil à sa montre à gousset et fit claquer le clapet avec un accent de frustration.

— Je vais devoir m’éclipser, ou je vais manquer mon dirigeable.

Mathilde se redressa sur son séant. Cet instant s’achevait déjà ?

— Où allez-vous ?

— Travailler pour la paix, Mademoiselle, même si ces temps-ci me rendent la tâche plus ardue que d’habitude.

— Mais quand reviendrez-vous ? insista la jeune fille. La dernière fois, nous avons attendu des mois avant votre retour…

Il se leva et posa sa main décharnée sur son épaule.

— Je reviendrai dès que je pourrai. En attendant, je compte sur vous pour résister à la culpabilité. Soignez-vous et préparez-vous pour vos examens de fin de semestre. Appuyez-vous sur vos deux olibrius, ils ont fait des progrès depuis leur arrivée au Collegium. Si vous voulez bien leur faire confiance, je suis certain qu’ils sauront vous soutenir.

Mathilde avait la gorge serrée et ne réussit pas à sortir un son pour lui répondre. Au lieu de cela, elle s’inclina et embrassa le sceau à son doigt comme elle l’avait fait lorsqu’il lui avait offert la clef pour sortir de la Cité Impériale.

Le Chambellan lui ébouriffa les cheveux en retour, une ombre de sourire sur son visage décharné, et s’éclipsa, laissant Mathilde seule, accrochée aux télégrammes de sa famille.

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MarenLetemple
Posté le 20/12/2022
“Vous n’avez pas le monopole de cette émotion, et j’en suis un explorateur régulier »  j’aime beaucoup cette phrase, qui donne aux émotions l’aspect physique d’une île, peut-être, que l’on pourrait visiter.
Ce n'est quand même pas très sympa d'Artag de privilégier une famille en particulier, non ? Je ne l'aurais pas imaginé le faire.
Sinon, il explique bien que ce n'est pas la faute de Mathilde ou Rok. En effet, même s'ils les ont suivis dans le tunnel, le fait qu'il y avait des assassins présents à la base, rend nulle la culpabilité des deux adolescents, puisque l'intention mauvaise était déjà présente. Très bien.
Emmy Plume
Posté le 20/12/2022
Hello à nouveau !

Il faudrait peut-être que j'insiste plus sur ce fait, mais Artag a désobéit à la Censure en écrivant au père de Mathilde avant l'annonce officielle de la guerre. C'est donc compréhensible qu'il désobéisse pour quelqu'un qu'il connaisse (le père de Mathilde) plutôt que pour une inconnue dont il ne peut être vraiment sûre de la discrétion (la mère de Rok).
Encore un grand merci pour tes commentaires !
A bientôt =^v^=

Emmy
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