Chapitre 66 - Del

Les murs du palais de verre tremblaient, et Del s’accrocha à la rambarde pour ne pas tomber.

— Je veux pas encore mourir ! Il se passe quoi, maintenant ?

Jasper resta sagement assis, pas le moins du monde inquiété par la situation, les pieds balayant doucement le vide.

— Je pense que quelqu’un essaie de te réveiller.

— Vraiment ? s’exclama Del avec espoir, juste avant de froncer les sourcils. Mais pas Fenara, hein ?

— Peut-être. Peut-être pas.

— Une réponse claire, Jasper. Juste une !

Del serra les dents lorsqu’une douleur vive lui transperça l’estomac. Ses jambes tremblaient autant que le sol, et il décida finalement de s’asseoir de nouveau aux côtés de Jasper, dos à la rambarde pour garder les pieds sur une surface - relativement - stable. Ces sensations, aussi désagréables qu’elles pouvaient être, le firent malgré tout sourire. S’il pouvait avoir la nausée avec une telle intensité, alors il était plus vivant que quelques instants plus tôt.

— Si je vomis et que ça tombe sur un chemin, il se passe quoi ?

Jasper fronça les sourcils, et la lueur d’inquiétude et de perplexité qui brilla dans ses yeux encouragea vivement Del à changer de sujet. 

— Je vais me réveiller avec le pouvoir ou sans ?

— Veux-tu le garder ?

— Nah, répondit le jeune Maître sans hésiter. 

Il n’eut pas envie d’en dire plus. Étrangement, les yeux de Jasper se remplirent d’une douce affection, qui fit sourire Del. 

— Alors tu dois choisir la personne qui te succédera.

— Comment ça, choisir ? C’est pas le machin qui choisit tout seul ?

Jasper haussa négligemment les épaules, les tempes presque appuyées sur les colonnes des rambardes devant lui. Del leva les yeux au ciel - puis réprima un haut-le-coeur, quand le sol trembla de nouveau. S’il avait su que choisir un héritier était une option, il l’aurait fait plus tôt ! Mais il était à peu près certain que ça l’aurait tué, de se débarrasser de ce pouvoir sans aide. Et il ne pouvait décidément pas compter sur Jasper, alors qui que soit la personne qui le réveillait, il devait espérer que ce soit la bonne.

Il espérait que ce soit Sehar. Ou Lo. Peut-être que Nodia avait crié un grand coup et cassé sa torpeur. Ou alors, Suzette l’avait grondé si fort qu’il en revenait à la vie.

— Je peux regarder, ce qu’il se passera pour la personne qui me remplacera ?

— Bien sûr, jeune Maître. Suis le bon chemin, et tu peux voir ce que tu souhaites.

— Oui ben tu m’as dit ça au moins une dizaine de fois et je me suis perdu le double, donc ça m’aide pas.

Malgré ses grognements, Del se mit au travail. Naviguer dans cet endroit n’était pas devenu facile, mais ce n’était plus aussi terrifiant qu’avant, à présent. Et même si la structure entière tremblait, Del avait néanmoins le temps de bien tout regarder dans les moindres détails.

Del aurait toujours le temps, ici. 

Alors il observa. Il suivit d’abord Jin, qui succomba à la double folie du mal et des lignes entrelacées du temps.  

Puis Erin, qui s’enracina dans le passé, incapable de tendre ses branches vers l’avenir, laissant ses branches mourir.

Ensuite, il essaya d’observer le chemin de maegis croisés par hasard. Certains n’auraient pas fait de mauvais candidats, sans être les meilleurs - mais aucun, aucun, ne se révéla capable de supporter le poids de la tâche qui les attendait et de repousser Fenara en même temps. 

Dans tous les chemins qu’il emprunta, l’enchanteresse restait toujours plus forte, malgré la chute des Déïnides. Après l’attaque des spectres et de l’Armada, la guerre des maegis devenait plus enragée, plus désespérée. Après avoir exploré des centaines de chemins différents, Del dut se rendre à l’évidence.

Il n’y en avait qu’un seul, qui permettra à l’Abradja de guérir. 

La prochaine Maîtresse des Temps, ce sera Fenara en personne.

Un sourire triste effleura ses lèvres, avant qu’il ne chasse une larme au coin de sa paupière. Alors, finalement, il savait que ce n’était pas Suzette, qui l’avait grondée pour le réveiller. Sur ce chemin, la vieille grincheuse au grand coeur partait pour ne jamais revenir. Là où Suzette et Fenara allaient, même le Maître des Temps ne pouvait les suivre.

— Comment je le fais, alors ? demanda-t-il à Jasper une fois de retour sur le balcon.

— Je n’en ai pas la moindre idée, admit l’ancien. Je n’ai jamais eu à le faire.

— Tu parles d’un mentor… 

Le regard de Del glissa de nouveau sur le paysage tout en bas, et une idée absurde surgit.

— Et si… je retrouvais juste mon chemin ? Au moment où il s’est arrêté ?

Jasper lui adressa un sourire presque énigmatique, puis pointa vaguement vers les entrelacs mouvants.

— Oh, ton chemin est déjà revenu. 

— Vraiment ?

— Oui. On dirait que tu auras une vie heureuse, je pense.

— Je croyais que tu regardais plus le chemin de personne, maintenant ? Attends, une vie heureuse, sans souffrance ou catastrophes, alors ?

— Ah. Le bonheur peut exister malgré ces choses, tu sais.

Del ouvrit la bouche et la referma, le regard désespérément attiré par le chemin tout en bas. Il se surprit même à savoir exactement duquel il s’agissait, et à reconnaître ceux qui se tordaient autour pour former une tresse compacte. 

— Vas-tu y jeter un oeil ? demanda Jasper.

Le jeune maegis détourna les yeux, et lui adressa un large sourire déterminé.

— Absolument. Mais pas d’ici. Je vais regarder mon chemin jour après jour depuis le sol, avec mes petits yeux bien vivants, merci bien.

Jasper lui rendit le sourire, alors qu’il se remettait doucement sur ses pieds. Lorsqu’il ouvrit les bras, Del n’hésita pas à s’y glisser et le serrer contre lui. Aussi frustrant que soit le vieux maegis, Jasper lui manquera peut-être un peu, il fallait l’admettre.

— Okay, je suis prêt, je pense, annonça le petit maegis après l’avoir relâché. Il te reste une dernière sagesse de vieux à me donner ? Le meilleur chemin à suivre ou un truc du genre ?

— Je ne vois pas des chemins, en réalité. Je vois des fragments.

— Des fragments ?

— Chaque personne est faite des fragments de ceux qui ont enlacés leur vie avec la leur. Les vies les plus solides sont celles dont les fragments tiennent ensembles par amour, je crois.

Del fronça les sourcils.

— Et si on est aimé par personne ?

Le regard de Jasper se perdit dans le vide, puis il haussa les épaules.

— Il suffit d’adopter un lapin, je suppose.

Del rigola, et Jasper lui caressa doucement les cheveux. Sans un mot de plus - Del espérait, après tout, que l’ancien veillerait peut-être sur lui, longtemps après qu’il soit parti, mais mieux valait ne pas le lui demander directement - le jeune maegis se tourna vers la porte, celle par laquelle il était entré la première fois, et rebroussa chemin.

Direction, le monde des vivants. Droit vers tout ceux qui maintenaient ensembles les fragments de la vie heureuse que Jasper lui avait promise. 

***

La première chose qu’il vit vu les grands yeux inquiets de Sehar, suivi d’un éclat de soulagement dans ses doux iris, juste avant d’être à demi écrasé par ses bras couverts d’écailles. Pouvoir le toucher vraiment lui parut presque douloureux, et Del s’accrocha si fort qu’il en eut le souffle coupé.

— Ça a marché ! se réjouit Sehar tout contre son oreille. J’ai juste… regardé dans ta magie, comme si c’était tes yeux ? Et ça a marché !

L’hybride se détacha de son étreinte, juste assez pour que le maegis remarque enfin Lo et Nodia, si proches qu’ils n’eurent qu’à faire un pas pour entourer les deux garçons avec leurs bras.

— Je n’ai rien compris, à part que ça fait sans doute de toi un excellent Gardien, j’en suis sûr.

Sehar sourit, son regard devenu brusquement timide, et son trouble sembla s’accentuer lorsque Del laissa s’échapper un rire. Le perturber ainsi lui avait terriblement manqué, et Del avait hâte de pouvoir…

Il n’eut le temps de faire aucun projet. L’espace entre ses deux oreilles où circulait habituellement ses idées absurdes cessa totalement de fonctionner lorsque Sehar posa ses lèvres sur les siennes. Cela ne dura qu’un instant minuscule - juste assez pour que Del ait presque envie de mourir et revenir à la vie, rien que pour Sehar recommence. Mais il n’avait probablement pas besoin d’aller jusqu’à là pour avoir droit à d’autres baisers, quand même.

— Lo ? Sehar ? Nodia ? appela une voix familière au-dessus de leur tête. Vous êtes là ?

— Par ici ! répondit Lo.

Des pas de courses résonnèrent sur le toit et dans les escaliers qui menaient sous le pont, et Zakaria débarqua en furie, un large sourire aux lèvres dès qu’il croisa le regard bien réveillé et vivant de Del. Jin et Sia le suivaient, bien moins énergiques que le prince, des larmes encore visibles dans leurs yeux - Del savait pourquoi.

— Suzette n’est pas avec vous ? demanda Sehar avec espoir.

Le regard du valeni s’assombrit, et il secoua la tête. 

— Elle retenait Fenara, je ne sais pas si…

— Elle ne reviendra pas, coupa Del plus sèchement qu’il l’aura voulu. Elle n’est pas morte, mais elle ne reviendra pas.

Sa gorge se serra alors qu’il réprimait ses larmes. Sehar le serra contre lui, la respiration tremblante, et Zakaria prit une grande inspiration avant de déclarer :

— Nous devrions partir, alors. Le quai ne tiendra pas longtemps. Jin, tu es en état d’être ma co-pilote ?

— Je crois…

— Je t’aide, proposa Sia à sa petite soeur.

Ils repartirent tous les trois dans la direction d’où ils venaient, suivis de Nodia, après un bref coup d’oeil de la jeune fille dans la direction de son frère. Del bailla, brusquement très mou dans les bras de Sehar. Qui aurait cru que rester inconscient pendant plusieurs jours était si fatiguant ?

D’un seul signe, Nodia lui demanda s’il avait mal, alors Del secoua la tête.

— Juste une petite sieste, et ça ira, je pense…

Il bailla de nouveau, et Sehar ajusta leur position pour l’allonger plus confortablement tout en le gardant dans ses bras. Nodia signa de nouveau une phrase qu’il ne comprit pas, mais qui fit sourire son frère, puis la valeni quitta la pièce pour rejoindre les autres sur le pont.

— Réveille-moi quand c’est l’heure de manger, murmura Del.

Il ferma les yeux, et s’endormit presque aussitôt.

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