Chapitre 64 - Le Tremblement

JIN

Jin chercha Barty parmi la horde de fantômes, presque par réflexe, puis reporta son attention devant elle. Elle devait ignorer les spectres, se concentrer sur le présent. Sehar avait besoin d’elle, de son minuscule soutien, aussi perdue et impuissante soit-elle. Jin ne pouvait pas le laisser tomber - elle l’avait décidé, alors elle s’y tiendrait. 

Lorsqu’elle chercha la regard de l’hybride, cependant, Jin comprit que quelque chose avait changé. 

Lui aussi voyait les fantômes. Pas seulement lui : Fenara, deux épées en main, serrait la mâchoire, son regard d’ordinaire si fier et assuré balayant la horde avec incertitude.
Avec crainte, presque. 

Mais non. Fenara n’avait jamais peur de rien. C’était autre chose, qui faisait tournoyer les couleurs de sa magie dans ses veines. C’était autre chose, qui la fit pousser un cri d’appel, un ordre guerrier, auquel ses soldats répondirent avec ferveur et détresse. 

Jin comprit, alors. Elle s’était habituée, plus qu’elle ne l’avait soupçonné, à avoir ses sens noyés d’apparitions. Pas eux. C’était comme si Jin s’était entraînée pendant des semaines sans le savoir pour une occasion pareille. Elle était seule à maîtriser la situation, pour cette fois-ci. Sans attendre davantage, elle bondit de son siège, son corps toujours trop faible, mais son esprit enfin vif. Elle n’eut pas besoin de chercher loin dans les sortilèges qu’elle connaissait pour ouvrir une brèche dans le bouclier de Fenara, et attrapa Sehar. Elle le tira hors de sa sphère avant que l’enchanteresse n’ait le temps de faire quoi que ce soit, ou que l’hybride ne cherche à résister.

BANG.

Les murs et le sol tremblèrent, assez pour qu’ils perdent l’équilibre, Sehar et elle, ainsi que de nombreux maegis dans toute la salle. Ce n’était pas les fantômes, cette fois-ci, mais un coup de canons bien réels.

— Partons, souffla-t-elle à Sehar. Avec Del et Suzette.

Le garçon n’eut pas besoin qu’elle insiste. Il l’aida à grimper sur son dos et courut, plus vite que ce dont il était capable d’ordinaire. Elle repoussa les maléfices qui se perdaient dans leur direction, alors que Sehar se frayait sans ménagement un passage au travers de la foule en panique. Dès qu’un des spectres touchait un maegis, ce dernier tombait à genoux ou de tout son long, hurlant de terreur ou grelottant de froid, leur magie impuissante à chasser les images qui s’imposaient à leur esprit, ni à réchauffer leurs veines glacées par la mort. 

BANG.

Jin se retourna, juste avant que Sehar ne quitte la salle, et eut tout juste le temps de voir Fenara s’engouffrer par une large fissure dans le grand mur de verre. Au-dehors, silhouettes noires découpées dans le ciel rouge d’orage, une armada de navires prenaient les Déïnides d’assaut.

ZAKARIA

BANG.

Le canon lui échappa presque des mains, lorsque Zakaria relâcha le tir. Le prince tenait à peine debout, et son souffle se serrait déjà sous l’effort - mais hors de question qu’il reste en arrière.

— Respire. J’aurais besoin de toi entier. 

Il se tourna vers Lo, tremblant de fatigue sur ses sabots et aussi déterminé que lui à ne pas rester en arrière. Dès que les nuages avaient poussés le Lamantin et le reste des navires de l’Armada à pleine vitesse vers les Déïnides, ils s’étaient tous préparés à prendre les armes. Pamplemousse l’avait jaugée d’une mine vaincue, bien sûr, puis avait planté l’index dans son estomac. C’est pas aujourd’hui que je vais découvrir si tu disparais dans l’air comme un magos ou que tu laisses un cadavre comme un valeni, tu m’entends ? Il avait serrée la gnome dans ses bras - presque une promesse, autant qu’il s’en sentait capable.

— Et je serais là. 

Zakaria attrapa la main de Lo, puis laissa sa place derrière le canon à un autre valeni, fraîchement arrivé dans les coursives. Iels grimpèrent ensuite tous les deux dans l’entrepont et s’installèrent près des trappes latérales, celles qu’on ouvrait pour les abordages ou pour débarquer de lourds chargements. Au travers des meurtrières, iels pouvaient voir la bataille navale qui faisait rage, les maegis déjà en armes et prêts à les repousser - si ce n’était pour la masse infinie des spectres qui se manifestaient face à eux. Le Lamantin s’engouffra dans une des brèches ouvertes par les tirs de canons d’ombre, et accrocha trois ancres dans la façade du château principal.

Le prince tira une lance des ombres et une autre de la lumière, une dans chaque main, et aperçut le sourire en coin de Lo. Iel avait emprunté une sacoche pleine de graines à une des pirates, une hybride à la colonne vertébrale rehaussée de cornes du haut du crâne jusqu’à la queue, désormais suspendue à un des mats pour tirer salves après salves avec son arc.
Dans quelques instants, les trappes s’ouvriraient, et la paroi de bois du navire ne les protégeraient plus.

Zakaria se pencha vers Lo pour déposer un léger baiser sur ses lèvres, à défaut d’avoir les mains libres pour attraper les siennes. Lea faune lui répondit d’une bourrade joueuse sur l’épaule.

— Ne t’inquiète pas, assura Zakaria. On va sauver nos amis.

— Et saboter l’enchanteresse au passage ? 

— C’est tendu, mais ça peut s’arranger.

Le valeni rit, alors que le Lamantin s’immobilisait enfin. Les trappes s’ouvrirent - la seconde suivant, iels sautaient dans la mêlée avec le reste des pirates, un seul objectif en tête.

Retrouver Del. 

NODIA

Leur navire, poussé par les fantômes plus vite que de raison, arriva sur le champ de bataille quelques instants à peine après le reste de la flotte de l’Armada.

Lorsque Pacome saute à quai, sous sa forme lupine, Nodia était juchée sur son dos, une lance d’ombre à la main, un cri juste au creux de l’estomac qui ne demandait qu’à être libéré.
Comment retrouverait-elle son frère, dans cette foule ?

La question se répétait à chaque battement de son coeur, peu importe le nombre de sortilèges qu’elle repoussait, de boucliers qu’elle transperçait. Nodia voulait gagner la bataille, sauver son peuple - se sauver elle-même - arrêter les maegis et le massacre qu’ils commettaient dans l’Abradja, évidement.

Mais son frère était quelque part au milieu de tout cela, et c’était la seule chose à laquelle elle arrivait à penser, désormais. Etait-il seul ? En vie ? Fenara l’avait-elle enfermé là où personne ne pourrait le secourir ? Avait-il réussit à s’enfuir, pour se jeter dans un autre danger ?

Avait-il été contraint de tuer, pour survivre, parce que la bataille l’y avait forcé ?

Nodia ne pouvait pas perdre de temps. Il fallait qu’elle le retrouve, et vite. 

Pacome se fraya un chemin parmi la foule, laissant fuir les civils en panique, alors que ses crocs et la lance de Nodia frappaient tout ceux qui ressemblaient à des soldats, ou ceux qui les ciblaient avec leurs sortilèges. Sia, sur la croupe du loup, se recroquevillait pour ne pas être touchée, les plumes frémissantes de peur.

Grâce aux spectres des Oranimus, la bataille semblait gagnée d’avance. L’Armada dominait les combats. Nodia sourit : elle ne leur manquerait pas, alors. Elle pouvait chercher Sehar…

Là, au-dessus de la foule, installée sur une colonne brisée, Nodia reconnut une silhouette familière. Jin, qui se défendait contre ses anciens pairs. Et juste à côté d’elle, Sehar, un bouclier dans chaque main pour repousser les attaques qui s’aventuraient dans leur direction. Nodia poussa son loup dans leur direction, et la lourde masse de l’hybride lupin écarta brutalement les soldats sur leur passage.

— Sia ! appela Jin dès qu’elle les vit.

Sehar tourna son visage vers eux, un sourire soulagé aux lèvres. Tant qu’ils étaient ensembles, rien ne pourrait les arrêter, désormais.

Nodia sauta à terre, et courut pour le rejoindre.


DEL

— Non ! Non, non…

Del courut aux côtés de Nodia, spectre invisible et intangible. Il voulait qu’elle fasse demi-tour, mais c’était trop tard. Le chemin que Del suivait jusqu’ici disparut brusquement sous ses pas, et aussi vite qu’il l’avait quitté, le jeune maître des Temps retourna sur son balcon métaphorique. Jasper observait son oeuvre, toujours installé à la même place, avec un détachement presque désintéressé.

— Ce n’est pas du tout le bon chemin ! gémit Del. Je leur ai donné toutes les étapes, pourtant, je croyais… 

Il se pencha par-dessus la rambarde, mais à cette distance, aucun des chemins ne faisait plus sens. Dans la panique, il n’arrivait même plus à seulement retrouver ceux qui représentaient le destin de ses amis.

— Jasper, qu’est-ce que je dois faire ?

— De quoi parles-tu ? Ils ont tous suivi tes instructions.

— Ben elles étaient nulles, mes instructions. Rien n’a marché comme je pensais, ils…

Del déglutit. Il savait qu’il n’avait eu qu’une seule chance de sauver ses amis. C’était fini. Il avait lamentablement échoué.

— Tu sembles avoir oublié une de tes prédictions, jeune Maître. Une de mes prédictions, plutôt ? 

— Quelle prédiction ?

Jasper se contenta d’un sourire pour seule réponse, et se tourna de nouveau vers le bas. Del tenta de suivre son regard, mais il ne voyait plus rien d’autre que des entrelacs infinis qui s’étranglaient et s’écrasaient.

Ne restait, pour lui, que des milliers de chemins qui se transformaient en impasse, les uns après les autres.

SEHAR

Sehar serra Nodia dans ses bras et refusa de la relâcher avant un long moment, les paupières piquées de larmes. Même s’ils étaient encore en plein milieu d’un champ de bataille. Il ouvrit la bouche, pour lui dire à quel point il était soulagé de l’avoir retrouvé, qu’elle l’ait retrouvé lui, mais avant qu’il ne puisse parler…

KRA-BOOM.

Ce n’était plus les canons qui faisaient trembler l’air. L’orage, que Sehar aurait presque oublié, au milieu de tout ce chaos, était toujours là, et résonnait plus fort que jamais. 

Pas un simple orage : le Tremblement. 

Il n’eut pas le temps de réfléchir à ce que cela impliquait, cependant. Dans la foule, il reconnut encore deux autres silhouettes familières, et les larmes coulèrent sur sa peau d’écailles sans retenue.

— Lo ! Zaza ! Par ici ! croassa Sia par-dessus le tumulte

Iels se frayèrent un chemin au milieu des combats, et se hissèrent à leurs côtés sur la colonne brisée qui leur servait de refuge. Lo balaya leur troupe d’un oeil mi-inquiet, mi-soulagé, mais Sehar n’eut pas besoin qu’iel pose la question pour savoir qui iel cherchait.

— Où est Del ?

— Au port, toujours dans le bateau de Fenara ! répondit Sehar.

— Alors allons-

KRA-BOOM.

Cette fois-ci, l’orage tonna si lourdement que, pendant un instant, tous les combattants s’arrêtèrent pour se tourner vers le ciel avec appréhension. 

Les défenses sont tombées, avait dit l’enchanteresse. Il n’avait pensé qu’aux attaques - mais les sortilèges des maegis protégeaient-ils aussi les Déinides de l’orage ? Que se passerait-il, lorsque le ciel serait secoué de son ultime Tremblement ? 

Une pluie de salves détourna l’attention du ciel, et ce fut au tour de Sehar de trembler. 

Fenara les avait retrouvé. Sa silhouette blanche et or se découpait sur le ciel rouge, ses yeux sans pupilles rivés sur Sehar.

Il sut, en cet instant, que fuir ne servait plus à rien. 

Aujourd’hui, l’un d’eux allait disparaître. Et contre l’enchanteresse, Sehar n’avait aucune chance.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Nanouchka
Posté le 17/08/2022
Yesssss, chapitre très fluide et entraînant ! Tout se dénoue pas à pas, de façon claire et organique. Chouette d'avoir les retrouvailles de tout le monde, avant d'arriver aux éventuels sacrifices.
Mon moment préféré a été le POV de Del, bien sûr.
Vous lisez