Chapitre 63 - Nodia & Sehar

SEHAR

Sehar n’avait pas su que l’orage avait un coeur, jusqu’à présent. La sphère rouge brûlait avec une telle intensité, loin derrière des nuages noirs qui ne parvenaient pas à la masquer, qu’il ne remarqua pas tout de suite les châteaux qui se rapprochaient. Lorsqu’il réussit enfin à détourner le regard, leur navire avait déjà dépassé une dizaine de gigantesques bâtisses volantes, toutes reliées entre elles par des ponts flottants, assez larges pour que deux navires de la taille du leur y atterrissent sans se toucher. Plus loin, tout au bout de la voie que leur navire empruntait, presque à contre-jour du coeur de l’orage mais pas tout à fait, trônait un château encore plus massif que les autres, ces derniers enchaînés à lui par des centaines de ponts et passerelles.

C’était donc ça, les Déïnides. La capitale des maegis était si gigantesque que Sehar avait peine à vraiment en comprendre la taille. Le concept même de capitale lui échappait aussi, à vrai dire, malgré les brèves explications glissées par Jin. Les kévriens auraient largement pu tous rentrer dans un seul des petits châteaux, en se serrant un peu. Il leur faudrait un second château pour les valenis, mais eux aussi auraient sans doute assez de place avec un seul. A moins que Sehar ne sous-estime le nombre des siens, ou que la masse tourbillonnante des maegis et de leurs constructions aériennes ne les fasse paraître plus nombreux qu’ils n’étaient réellement.

— Nous y sommes, annonça Fenara.

Sehar frissonna, et décrocha ses yeux des châteaux et des navires à quai qui défilaient. Il échangea un bref regard apeuré avec Jin, qui lui adressa un léger sourire d’excuse pour le rassurer, et tendit une main vers lui dans le dos de l’enchanteresse. Il la serra doucement, maigre et seul soutien qu’ils pouvaient se permettre, tant que Fenara gardait les yeux rivés sur l’immense château central avec avidité.

Garde ton coeur ouvert, lui avait dit Del. Il pouvait sentir la peur de Jin, dans ses doigts aussi moites et tremblants que les siens. Ce n’était pas les mêmes terreurs qui les secouaient tous les deux : pensait-elle à ses soeurs, toutes les deux hors de portée de Fenara pour le moment, mais certainement pas hors de danger ? Aux hallucinations qui brouillaient ses sens ? A sa mère ? Est-ce qu’elle aussi, comme Sia, avait l’espoir que la Fenara qui les avait aimés pourrait un jour revenir ? 

Jin lâcha sa main lorsque leur navire s’engagea dans un port gigantesque. Plusieurs dizaines d’autres vaisseaux étaient déjà à quai, le long de plusieurs étages de plateformes superposés les uns sur les autres. Une vingtaine de personnes, maegis et Oranimus, se préparèrent sur le quai vide que leur navire abordait pour le fixer avec l’aisance de l’habitude. La rampe se déplia, et Fenara descendit, avec un signe pour ses deux ombres de la suivre. Ils laissaient leurs prisonniers à bord, avec quelques soldats pour empêcher quiconque de les découvrir et de les libérer. Sehar avait bon espoir qu’avec autant de monde ici, cela serait bien trop insuffisant, et qu’on finirait par trouver Suzette et Del. Il n’avait pas la certitude que le corbeau soit encore en vie, mais il voulait le croire - après tout, il avait été presque convaincu que Del était mort, et il était bien vivant. Alors elle devait l’être aussi. 

Lorsque Fenara posa le pied sur le quai, cependant, Sehar comprit qu’il ne pourrait pas compter sur les maegis pour l’aider. Dès qu’elle s’avança vers eux, l’enchanteresse devint une toute autre personne.

Ce n’était pas son attitude à elle, qui avait changée, mais celle de toutes les personnes qui interagissaient avec elle. Ni peur, ni colère, ni révolte. Seulement de l’admiration, du respect, de l’apaisement.

Garde ton coeur ouvert, se répéta Sehar. Pourquoi ces gens ne la haïssaient pas, alors qu’il était si évident que Fenara n’était pas une bonne personne et qu’elle était dangereuse pour tout le monde, y compris les maegis ? Pourquoi ne voyaient-ils pas ce que l’enchanteresse n’avait cessé de lui montrer, encore et encore ? 

Est-ce que c’était Sehar, qui se trompait ?

Non, décida-t-il aussitôt. Elle avait tué Barty, son propre enfant, et n’aura pas hésité à en tuer d’autres. Et surtout, elle avait fait du mal à Del.

— Bon retour dans les Déïnides, Maîtresse des Armes, salua une maegis en robe multicolore. Si vous voulez bien me suivre.

Ils suivirent la valet, et très vite Sehar ne sut plus où porter son attention. Les couleurs, les mouvements, les discussions qui tourbillonnaient les uns autour des autres l’hypnotisaient, et une chose en particulier lui sauta à la gorge. Depuis qu’ils étaient arrivés à l’abord du premier château, ils avaient été protégés de l’orage. Ici, il ne l’entendait même plus. Il ne voyait pas non plus sur les personnes qu’ils croisaient les marques des combats qui avaient ravagés l’Abradja. L’odeur de brûlé des villages détruits le prit aux narines comme s’il était de nouveau sur le dos de Pépite, lancé en plein galop entre les charniers. Son estomac se serra, mais pas de peur.

Doucement, Sehar sentit son coeur se gonfler de rager.

Del, comment je suis sensé garder mon coeur ouvert, au juste ? Et ouvert pour qui ?

Son regard fut brusquement happé par la silhouette d’un faune, en conversation avec des maegis, puis plus loin par une enfant hybride aux ailes d’oiseau, qui jouait avec des Oranimus ailés comme elle sous la surveillance d’une maegis. Plus ils avançaient, plus Sehar pouvait de compter de personnes qui n’étaient pas des maegis. Ces derniers restaient l’écrasante majorité, mais les quelques irrégularités s’accrochaient dans son esprit. Qu’était-il censé en conclure, lui ? Il aurait aimé pouvoir courir vers ces gens-là, leur demander d’où ils venaient, si on leur avait fait du mal, s’ils savaient que c’était à cause de Fenara, que leur maison - mais était-ce leur maison, ou habitaient-ils la Toile, comme les maegis ? -  l’Abradja, était réduite à néant.

Au lieu de cela, Sehar n’eut d’autre choix que de suivre la valet et l’enchanteresse, impuissant aux côtés de Jin, ses pensées incapables de se fixer sur un seul élément ni de trouver la réponse à ce que Del attendait de lui. Il y avait tant de visages, ici, qu’il avait peine à vraiment prendre la mesure de la foule des maegis qui existait, dans ce monde. Sehar comprit que jusqu’ici, il avait à peine effleuré ce que ce peuple pouvait représenter. 

Jusqu’ici, pour lui, les maegis, c’était Del, Erin et Jin. C’était les figures anonymes dans des combinaisons, redoutables et fragiles à la fois. C’était des gens qui vivaient loin de lui en dehors du désert, avant que lui-même n’en sorte. C’était Fenara.

Mais désormais, c’était aussi les ouvriers aux vêtements couverts de tâches, qui nettoyaient les vaisseaux à quai ou réparaient les mécanismes mis à nus, les parents qui surveillaient d’un oeil amusé ou inquiet des bandes d’enfants rieurs, les clercs qui comptaient, vérifiaient, écoutaient les doléances de leurs pairs, les messagers, les promeneurs, les mages qui poussaient chacun un chariot de la taille d’un petit navire à la seule force d’un sortilège, les vendeurs ambulants avec leurs marchandises suspendues dans des sacs plus hauts qu’eux ou sur le dos de leurs Oranimus, une paire d’adolescents qui regardaient leur cortège avec curiosité et révérence, les soldats, toujours plus de soldats, dans la même armure blanche veinée de motifs que leur maîtresse des Armes.

Les maegis, c’était tout ces gens-là, et tout ceux que Sehar ne pouvait pas encore voir. Il se sentit minuscule, bien trop visible au milieu d’eux, comme un intrus qu’ils chasseraient d’un moment à l’autre. Il aurait aimé être encore plus petit, assez pour devenir totalement invisible.

Ils traversèrent à grands pas plusieurs couloirs, et deux places encastrées entre des colonnes de verre, qui supportaient plusieurs étages de balcons au sol transparent, aussi vertigineusement haut que ne l’était la Tour de Sehar. Il n’eut pas le temps d’en saisir les détails qu’ils entraient déjà dans un couloir plus solennel que le reste, et passèrent l’arche d’une gigantesque porte ouverte. Ecouter les conversations ne l’aida pas à saisir ce qu’il se passait ici, exactement. L’accent des maegis était terriblement différent du sien, ou même de celui de Del, et il soupçonnait désormais que tout le monde jusqu’ici, y compris Fenara, avait fait l’effort de parler lentement pour qu’il les comprenne.

La pièce de l’autre côté de la porte était immense, remplie de chaises occupées ou sur le point d’être occupée par plusieurs centaines de maegis et leur Oranimus, en majorité des soldats si Sehar en croyait leur armure. Il ne repéra qu’une seule autre personne qui n’était ni un maegis ni un Oranimus, mais celle-ci disparut bien assez vite. 

Une fois encore, il repensa à la Tour. Là-bas, il était le seul kévrien avec des jambes. Ici, il était le seul kévrien… Mais la sensation était trop différente.

Il ne craignait pas seulement d’être moqué ou mis de côté. Ici, ne serait-ce qu’inspirer trop d’air l’inquiétait, comme si à n’importe quel moment quelqu’un le remarquerait et lui signalerait qu’il n’en avait pas le droit, qu’il devait rendre son souffle ou en souffrir les conséquences. Sehar chercha le regard de Jin, même s’il n’oserait lui poser aucunes questions, certainement pas pour confirmer si l’air était réservée au maegis. Il eut à peine le temps de lui arracher un coup d’oeil, avant que Fenara ne s’arrête à la toute première rangée de sièges, alors que tous les regards étaient tournés sur eux sans oser aborder directement l’enchanteresse.

— Tu es restée debout bien assez longtemps, Jin. Installe-toi ici.

La jeune fille acquiesça, et prit place sur un des sièges, le soulagement visible sur ses traits fatigués. Sehar s’en voulut d’avoir une envie furieuse de la remettre sur ses pieds et la garder près d’elle, rien que pour ne pas perdre le seul et unique soutien qu’il avait dans cette salle, alors qu’elle n’avait plus la force de le faire. Jin comprit probablement sa panique, car elle lui adressa un demi-sourire désolé, sans se lever pour autant. Fenara entraînait déjà Sehar plus loin, dans un espace derrière l’estrade qui dominait la pièce.

— Les miens attendent un discours, pour l’inauguration du bal, alors je leur en donnerais un, annonça-t-elle dès qu’ils furent presque seuls. Tu ne feras rien, ne diras rien, à moins que je te le demande explicitement. 

Sehar acquiesça. Le geste était d’autant plus inutile que Fenara ne le regardait même pas, trop occupée à chasser le peu de personnes présentes dans les parages d’un regard acéré. Les panneaux de verre opaque de cette enclave ne permettaient ni de voir les autres enclaves, ni de vraiment distinguer la grande salle, hormis au travers d’une meurtrière que Fenara occupait. Le mur près de la porte, courbé, ne laissait rien voir non plus de l’extérieur. Ne restait plus pour Sehar que Fenara à observer, à présent qu’il n’avait plus rien ni personne pour détourner son attention. Quelques secondes, et il baissa nerveusement les yeux. Mieux valait qu’il regarde ses pieds, finalement.

Garde ton coeur ouvert.

Son coeur s’accéléra dans sa poitrine lorsqu’il sentit quelque chose le pousser à relever les yeux - mais rien n’avait changé. Qu’est-ce qu’il avait espéré, exactement ? Que Del soit apparu ici pour lui dire quoi faire ? Il pinça les lèvres. Devant lui, il n’y avait que Fenara, toujours et encore Fenara, dans son armure d’enchanteresse, à peine sortie de son navire et déjà prête à délivrer un discours devant plusieurs centaines de ses pairs. Ses yeux se perdaient dans la foule, et Sehar n’avait aucune idée de si elle observait quelque chose ou quelqu’un en particulier, ou si elle était simplement perdue dans ses pensées.

— Est-ce que je peux vous poser une question ?

Les mots étaient sortis de sa bouche plus vite qu’il ne l’aurait voulu. Il aurait voulu qu’ils ne sortent pas, à vrai dire. Fenara se tourna doucement vers lui, ses yeux blancs insondables - sans aucune trace de colère, nota Sehar.

— Pose ta question.

Il hésita - mais rester silencieux à présent paraissait presque plus dangereux que de dire quoi que ce soit. Alors maintenant que c’était fait, autant aller jusqu’au bout. 

— Vous voulez… sauver la Toile, non ?

— J’ai été assez claire sur le sujet.

Sehar déglutit, mais Fenara semblait l’encourager des yeux, ses paupières légèrement plissées et ses iris inquisiteurs posés sur lui. Il soutint son regard, pas par défiance, mais pour savoir. 

Garde ton coeur ouvert.

— Et, euh… pour qui voulez-vous la sauver ?

Cette fois-ci, les traits de Fenara se comprimèrent, et Sehar eut la quasi certitude qu’elle aurait voulu qu’il se taise - alors il fut surpris qu’au lieu de l’étrangler, elle répète seulement sa question.

— Pour qui ? 

Il avait envie que là, tout de suite, après tout ce temps à le manipuler et à le laisser dans le doute et la terreur, elle lui donne enfin une explication. Une vraie raison d’avoir fait tout ça, quelque chose qui justifierait les horreurs. Peut-être pas assez pour les pardonner, mais assez pour les comprendre, assez pour qu’il se dise que peut-être que son père aurait fait pareil qu’elle, si c’était pour le sauver lui. Sehar avait envie qu’elle lui dise que c’était pour ses filles, qu’elle faisait tout cela, qu’elle voulait donner à Jin un monde dans lequel le mal ne la brûlerait plus.

Il voulait entendre Fenara le dire. Il le voulait, aussi impossible que cela soit, désormais.

— C’est juste que… faire tout ça… pourquoi faire tout ça pour sauver la Toile, si ce n’est pour, euh… protéger des gens que vous aimez ? Pour leur donner quelque part… enfin, pour qu’elles aient un endroit où vivre?

Le regard de Fenara se fit de nouveau insondable, et elle n’eut pas besoin d’exercer sa magie sur lui pour que la voix de Sehar ne s’étrangle dans sa gorge. Ses yeux étaient devenus plus calculateurs, désormais, comme si elle tentait de déchiffrer ce qu’il se passait dans sa tête d’adolescent, autant que lui essayait de comprendre son âme ancienne. Cette façon de décortiquer, froidement, presque curieusement, lui rappela aussitôt une autre maegis. 

Erin, presque oubliée par l’enchanteresse, alors qu’elle donnait encore l’illusion de se soucier de Jin. 

— Tu cherches quelque chose que tu ne trouveras pas, petit Gardien. Je fais cela pour que les Maegis restent forts. Rien de plus.

Un valet entra dans l’alcove, et Fenara se tourna vers lui. Sehar entendit à peine ce qu’il avait à dire. Le jeune kévrien était bien trop glacé par l’incertitude pour se concentrer. Fenara le sortit de sa torpeur en le tirant avec elle par le bras, et, bien trop rapidement à son goût, il leva les pattes pour ne pas trébucher sur l’escalier qui menait à la scène. 

Je fais cela pour que les Maegis restent forts. Rien de plus.

Dans la foule des anonymes, Sehar retrouva enfin Jin, toujours assise au premier rang. Elle lui sourit maladroitement, le front moite de sueur et les traits crispés. Elle se détourna rapidement pour regarder Fenara, comme tous les autres spectateurs, alors que l’enchanteresse prenait place au centre de l’estrade. Sehar se tourna aussi vers elle, et chercha désespérément, malgré ce qu’elle avait affirmé, ce quelque chose qu’il n’était jamais censé trouver.

Le silence tomba dans la salle. Il ferma les yeux, les dernières paroles de Fenara désormais gravées dans son esprit. 

Rien de plus.


***

NODIA

Nodia tenait à peine sur ses jambes, mais le temps était compté, à présent. 

La grande salle était en ébullition. Des centaines de personnes en branle-bas de combats appelaient, couraient, échangeaient des pièces d’armure, préparaient des armes. Des faunes, des nains, des gnomes, des hybrides, des valenis, même des maegis travaillaient ensembles pour préparer le prochain assaut, directement sur les Déïnides, le centre de la Toile. Nodia aurait aimé se jeter à leurs côtés, agir sans attendre, bouger pour ne plus penser, bouger même s’il aurait fallu qu’elle se repose.

Mais elle n’avait pas le temps de se reposer, et il y avait quelque chose d’autre qu’elle devait faire, avant de tirer sa lance des ombres.

Elle grimpa sur une pile de caisses, assez haute pour dominer la salle entière, et une fois installée à son sommet, elle invoqua une masse d’ombre qu’elle cogna contre le mur derrière elle. Au cinquième coup, la foule en bas avait arrêté de travailler pour la regarder, un peu perplexe. La masse d’ombre disparut, et Nodia commença à signer, en larges gestes pour être le plus visible possible.

Ce n’est pas une guerre que nous gagnerons avec les armes que nous connaissons.

Les murmures perplexes, échangés par de nombreuses personnes en bas, lui rappelèrent avec frustration que tout le monde ne la comprenait pas. Son grognement mourut dans sa gorge quand elle aperçut avec soulagement une tignasse rousse se frayer un chemin pour la rejoindre et grimper les caisses.

— Moins de bruit ! pesta Chaussette. Ma soeur cause ! Et elle disait : Ce n’est pas une guerre que nous gagnerons…

… Avec les armes que nous connaissons, répétèrent les mains de Nodia alors que Chaussette traduisait ses paroles à haute voix. Les maegis de la Toile n’ont pas changés. Ils ne sont pas plus vulnérables, plus perdus qu’avant. Leur magie est toujours aussi forte, et ils ont choisi de s’en servir pour nous écraser, après nous avoir utilisés. 

La voix de Chaussette portait loin, mais désormais les regards s’étaient tous fixés sur ses mains. C’était étrange, de voir dans cette foule des maegis et valenis côte à côte, les deux sans combinaison, les maegis dans leur élément et les valenis protégés de la morsure du bout du monde par l’orage. Ici et maintenant, ils n’avaient pas besoin de se dissimuler les uns des autres. Ils pouvaient agir ensembles, pour un objectif commun.

Je n’ai pas besoin de parler à chacun d’entre vous pour savoir que vous avez tous perdu quelqu’un par la faute de Fenara. 

Un murmure d’assentiment parcouru la foule. Elle vit les valenis s’assombrir, une faune frotter ses yeux du revers de la main, un maegis tourner entre ses doigts un bracelet de crins. Elle pensa au petit portrait, dans la galerie du Manoir aux Cerises, que les maegis avaient noirci.

Le prochain assaut sera une vengeance pour tout ceux qui sont morts.

Ce petit portrait de sa mère, qui ressemblait tant à Sehar.

Mais nous devons surtout reprendre les vivants, et les ramener à la maison.

Au milieu des cris d’approbation, elle entendit le hurlement lupin de Pacome. Elle chercha son loup, et le trouva sous son autre apparence, glabre sur ses deux jambes, un sourire vindicatif sur les lèvres qui lui en arracha un aussi, avant qu’elle ne reprenne ses signes.

Aujourd’hui, nous devons faire comprendre à la Toile que c’est fini. Ils ne doivent plus jamais oublier que tous les peuples de l’Abradja méritent le respect. Que cette terre est à nous, et que s’ils veulent y être les bienvenus, ils ne peuvent pas se contenter de nous en chasser. 

Les signes suivants étaient plus froids dans ses mains, assez pour lui brûler les doigts et exciter les cris des combattants face à elle. La frustration du début, elle l’avait déjà oubliée, et savait qu’elle n’aurait plus à la ressentir avant longtemps.

La Toile doit payer pour ce qu’ils nous ont pris.

***

Les maegis étaient si silencieux, dans la grande salle, que Sehar aurait pu prétendre qu’ils n’étaient pas là, s’il fermait les yeux. Lorsque Fenara prit la parole, sa voix étouffa l’air, et les paupières du garçon s’écarquillèrent brusquement. 

— Je ne vous ferais pas perdre votre temps, ni le mien, en réassurances inutiles. Vous savez aussi bien que moi que la fin est proche. 

Sehar frissonna. De quelle fin parlait-elle, exactement ? Tant de choses s’étaient écroulées ces derniers jours ou s’écrouleraient bientôt, qu’il avait peine à suivre ce que les maegis craignaient exactement.

— Mais le Maître des Temps, dans son inébranlable sagacité, m’a comme toujours montré la voie. La voie des armes, une dernière fois.

Del ne pouvait pas lui avoir dit que prendre les armes était la seule solution, mais cela n’aurait jamais empêché Fenara de prétendre ce qu’elle voulait. Etait-ce aussi ce que les maegis voulaient entendre ? Sehar n’arrivait pas à jauger l’humeur de la foule, silencieuse et attentive aux moindres paroles de l’enchanteresse. Etait-ce un silence approbateur, un silence méfiant, un silence respectueux ?

— La Toile survivra à la fin qui attend l’Abradja et les mondes au-delà. Nous savons déjà cela. Ne reste qu’à construire cet après.

La lumière, jusqu’ici plus vive qu’elle ne l’avait jamais été sur la terre ferme, s’était légèrement assombrie derrière les murs de verre opaque. Le silence de la grande salle n’était pas perturbé par les voix de spectateurs peu attentifs, mais de doux grondements brouillaient désormais les pauses entre les phrases de l’enchanteresse. Comme si désormais les sortilèges qui couvraient les bruits du Tremblement au-dehors ne faisait plus tout à fait effet.

— Dans cet après, les maegis ne seront plus confinés au ciel. Dans cet après, les maegis pourront poser le pied sur la terre ferme sans craindre le mal.

Le regard de Sehar glissa de nouveau sur Jin, qui semblait aussi captivée que le reste des maegis par les paroles de sa mère. Il pouvait la comprendre sans aucun effort, en cet instant. Un monde sans le mal, c’était un monde dans lequel elle aurait pu vivre sans souffrir. 

Mais c’était trop tard pour elle. C’était trop tard pour tant d’autres.

— Comme nos pairs le font déjà de l’autre côté du désert, alors que leur magie dépasse à peine celle du plus érudit des faunes. Iels marchent déjà aux côtés de tous les autres êtres, sans besoin de se protéger, sans craindre que la folie ne prenne leurs sens.

Les grondements se répétèrent avec plus d’insistance, au dehors, si bien que quelques maegis y prêtèrent attention - mais Fenara les ramena aussitôt vers l’estrade, sa voix plus hypnotique que jamais.

— Nous avons amenés le peuple de l’Abradja dans les nuages, aussi longtemps qu’il le faudra pour les protéger du cataclysme qui s’abattra sur les terres. Il ne nous reste qu’à conquérir le secret des maegis d’Aradhis. Il ne nous reste, en somme, qu’à traverser le désert.

Lorsqu’elle montra Sehar, il la regarda avec incertitude. Jusqu’ici, il n’avait pas vraiment compris ce qu’elle voulait de lui. Il avait encore l’espoir de s’avérer trop inutile pour mettre qui que ce soit en danger. Mais c’était de la Tour, dont Fenara parlait, à présent. Même s’il avait des milliers de choses à reprocher aux kévriens et aux Gardiennes, il ne pouvait pas être la raison pour laquelle Fenara et ses maegis se sentaient enfin prêts à attaquer le désert.

— Le héros dont nous avons besoin est venu jusqu’à nous. Pas un maegis, comme je l’avais vainement cru, mais l’hybride d’une valeni et d’un kévrien, avec le pouvoir des Gardiennes du désert. Regardez-le bien. C’est lui qui nous ouvrira les portes d’un nouveau monde.

Sehar recula d’instinct, mais la poigne de Fenara se referma sur son bras. Il espérait que la foule comprendrait qu’il n’était pas là de son plein gré, qu’il n’était jamais venu à eux mais qu’il y avait été tiré de force, qu’il n’avait pas la carrure d’un héros et qu’il ne les sauverait pas. Il ne savait même pas ce qu’ils attendaient qu’il affronte - mais au fond de lui, une voix cruelle lui répétait qu’il savait que c’était eux, le vrai danger, et que s’il devait battre quelqu’un, ce serait tout ces gens, qui laissaient Fenara l’amener ici contre son gré, qui la laissait détruire et tuer au nom de leur propre sécurité.

La luminosité avait encore baissé, et les grondements sonnaient assez distinctement, désormais, pour que Sehar soit certain qu’il s’agisse bien de l’orage. La foule l’ignorait totalement, cependant. Tout ce qui les intéressait, c’était ce que Fenara avait à leur dire, comment elle comptait les sauver, qui elle comptait détruire ensuite.

— Aujourd’hui, l’attente est terminé. La Toile peut enfin entrer dans une nouvelle ère.

***

Nodia coupa sa phrase en pleine signe. Un croassement retentit dans l’un des couloirs qui menait à la grande salle, et elle agita les jambes avec soulagement lorsqu’elle aperçut les plumes noires de Sia, qui sautillait frénétiquement pour les rejoindre.

— Ça a marché ! Nodi, ça a marché !

La valeni sourit, et lâcha un grand cri enthousiaste qui ramena l’attention de la foule vers elle. Suspendus à ses doigts, les combattants attendaient une explication, avides du moindre de ses gestes. 

Tenez-vous prêts. Aujourd’hui, les maegis vont devoir faire face à leurs fantômes. 

Et ensuite, nous frapperons.

***

Le grondement de tonnerre qui suivit était bien trop lourd pour être ignoré - assez lourd pour couvrir la dernière phrase de Fenara et qu’elle montre des signes d’inquiétude.

— Quel… Les défenses sont tombées, siffla-t-elle, trop bas pour être entendue du premier rang mais bien assez fort pour Sehar.

Il la regarda avec surprise, les muscles tendus avec anticipation. Peut-être que l’un de ses amis avait survécu et était venu le sauver ? Et si Erin avait récupéré assez d’énergie pour venir réclamer sa soeur ? A moins que ce ne soit l’Armada, qui lançait un assaut sans même savoir que Sehar et Jin étaient là, et n’hésiteraient pas à les oblitérer en même temps que le reste des maegis…

Dans chacune des mains de Fenara, une épée était apparue, et un bouclier presque invisible les entourait désormais tous les deux. Sehar ne comprit pas le mot que cria l’enchanteresse, mais les soldats maegis sortirent eux aussi leurs armes et leurs boucliers. Le tonnerre gronda de nouveau, si fort que Sehar n’aurait pas été surpris que les murs de verre se brisent sous l’impact. Un des maegis proche du mur à gauche de l’estrade hurla, sans raison apparente, puis d’autres l’imitèrent et reculèrent vers le centre de la grande salle, bousculant les sièges et leurs pairs sur leur passage.

Au coup suivant, Sehar comprit ce qui les avait ainsi effrayés. Ce n’était pas le Tremblement, ni la perte de leurs défenses, quoi que cela puisse signifier.

D’abord, les murs devinrent opaques. Puis ils se déformèrent, comme des dunes de sables poussées par le vent dans un plat du désert. Une à une, les dunes se détachèrent du mur pour reprendre forme, et Sehar écarquilla les yeux. 

Quelque part dans son coeur, il repensa à Suzette, juchée sur la proue de son navire, en pleine conversation avec les nuages des morts. Il revit Barty, qui s’était jeté sur la trajectoire d’un sortilège mortel sans hésiter pour protéger sa soeur. Del, sans Oranimus, parce que les maegis de son côté du désert n’en avaient jamais eu.

Les murs de verre, encore intacts, laissaient passer des centaines et des centaines de silhouettes spectrales, dans une furie de sabots, de plumes et de griffes. Leurs cris silencieux couvraient les hurlements de panique des maegis encore bien vivants, qui brandissaient vainement leurs armes.

Sehar ne savait pas ce qu’ils faisaient ici, mais il n’eut pas besoin que Suzette lui parle comme à un oisillon tombé du nid pour comprendre ce qu’il voyait : les fantômes des Oranimus, tout ceux qui n’avaient pas accompli leur mission, étaient de retour parmi les vivants. Et leurs anciens maîtres, terrifiés comme des coupables.

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Nanouchka
Posté le 16/08/2022
Très chouette.
Au niveau des paragraphes, du rythme de la narration, je sens que t'as trouvé ton rythme de croisière, et que tu peux t'inspirer de ce qui existe ici pour remonter plus tôt dans le texte et harmoniser.
Je ne suis pas aussi inquiète pour les personnages que j'aimerais l'être, mais je ne sais pas encore à quoi c'est dû. J'y réfléchirai.
J'aime bien la façon dont les points de vue se retrouvent, s'entrecoupent, vivent à la fois en parallèle et en carrefours.
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