Chapitre 63

Par Notsil

Anwa, Deuxième Monde.

–Debout là-dedans !

Lucas ouvrit les yeux au son de la voix autoritaire, qu’il identifia comme celle du geôlier, et se leva aussitôt.

Le gardien fut encore surpris par cette obéissance rapide, comme s’il était déçu de ne pas pouvoir crier davantage, ou comme s’il s’attendait à une rébellion de sa part. Quel en aurait été l’intérêt ?

Sans un mot, il déverrouilla la porte et lui fit signe d’avancer. Le Massilien s’engagea dans le couloir sans poser de question. Dans son dos, il sentait le souffle du geôlier, qui semblait n’attendre qu’une hésitation pour le pousser en avant.

La chaleur étouffante de l’arène commençait à lui devenir familière, mais il aurait tué juste pour sentir le vent sur ses ailes.

–Tiens, pour ce combat, tu as droit à une arme, fit le gardien des clés en lui tendant une épée.

Le jeune homme la soupesa en silence, testant son équilibre. Pas la meilleure qu’il ait possédée, mais bon, il ferait avec.

Il se demanda à quels adversaires il serait confronté, ce jour.

Lucas s’avança sur le sable brûlant de l’arène, et fit un tour sur lui-même pour discerner ses adversaires.

Des soldats. Peut-être se montreraient-ils un peu plus solides que les prisonniers. Le combat serait au moins loyal.

Ne tendrais-tu pas vers une certaine arrogance ?

Que dois-je faire d’autre ? Me résigner à ma mort ?

Non, certes, convint Iskor. Mais j’ai peur pour toi.

Parce que tu crains pour ta propre vie.

Non. J’ai peur que tu ne te retranches trop profondément en toi-même.

À qui la faute ? rétorqua Lucas. Crois-tu vraiment que mon âme puisse passer à travers autant d’épreuves sans en être altérée ?

Iskor était peiné ; Lucas le perçut immédiatement. Mais le Massilien était lassé de n’être qu’un jouet auprès des phénix, lassé de n’avoir aucune perspective, lassé d’obéir aveuglément.

Nous devrons discuter, après.

Après, convint Lucas.

Le Messager accéléra vers sa première victime. Autant ne pas leur laisser le temps de se regrouper pour lui compliquer la tâche. Il ne savait pas trop ce qui se tramait dans les hautes sphères qui décidaient de sa destinée, mais il avait découvert que chaque combat pouvait en cacher un autre. Pour préserver ses forces, l’efficacité était de mise.

Lucas n’était plus qu’à quelques mètres de sa cible. Il bondit, n’osant qu’un faible soutien de ses ailes, avant d’enfoncer son épée dans le ventre de son adversaire. Et d’un. Il se demanda un instant s’il pouvait se permettre de voler ; mais cela paraissait un moyen bien trop facile d’évasion. Et si jamais une décharge venait le foudroyer en pleine ascension, il serait en bien mauvaise posture une fois au sol.

Un deuxième soldat s’approcha de lui, et Lucas mit de côté ses envies d’évasion pour se concentrer sur sa survie immédiate. Les lames d’acier se croisèrent ; le Mecer jaugea la force de son opposant, s’effaça souplement et faucha son adversaire déstabilisé. L’achever fut une pure formalité.

Au fond de son esprit, il perçut la pitié d’Iskor. Lucas érigea ses barrières mentales pour se protéger de toute distraction nuisible à sa survie immédiate.

Quelques passes supplémentaires et il fut bientôt seul au milieu de l’arène. Pourtant, au milieu du brouhaha constant de la foule, il discerna une discordance. Le Messager resta sur ses gardes. On lui accordait rarement des pauses sans raison particulière.

La clameur assourdissante qui emplit l’arène le poussa à la méfiance. Par l’une des portes qu’il n’avait jamais vu s’ouvrir, une silhouette s’avança sur le sable.

Une silhouette ailée.

Lucas sentit son cœur accélérer.

Éric ?

Non, les ailes n’étaient pas rouges. Comme il aurait préféré que ça soit le cas…

La démarche, le rythme, la posture, l’assurance ; un Mecer comme lui, nul doute possible.

Il avait redouté cet instant depuis le moment où il s’était réveillé avec un collier d’esclave autour de son cou.

C’était une chose de tuer des prisonniers ou des esclaves, même innocents.

C’était une chose de tuer des soldats payés pour mourir.

Affronter un compatriote, par contre… Tout son être lui hurlait de s’abstenir.

Et une obscure part en lui s’obstinait à le convaincre de ne pas baisser sa garde.

Iskor, devina-t-il.

Sois très prudent, transmit le phénix, son inquiétude palpable.

Doutes-tu de moi ?

Jamais.

Lucas fut surpris par l’assurance inébranlable qui filtra au travers du lien. Il avait vraiment besoin de mettre les choses au clair avec son Compagnon.

L’ailé s’était rapproché, suffisamment pour qu’il puisse chercher à deviner ses traits. Ses ailes allaient du beige au brun sombre, mais la couleur était trop commune pour qu’il puisse identifier un confrère. Les rémiges sectionnées le firent grincer des dents ; se voir ainsi couper l’accès aux cieux était une insulte.

La silhouette lui paraissait étrangement familière, pourtant il fallut que son adversaire soit tout proche pour qu’il associe le regard et le visage à un souvenir.

Syrcail.

Ils étaient devenus Envoyés ensemble ; avaient partagé le même Messager de longs mois durant.

Avant qu’il ne se sacrifie pour permettre à Lucas de vivre.

Il était censé être mort.

Pour la première fois, Lucas recula d’un pas, confronté à un adversaire dont il niait la réalité.

Lorsque l’ailé se jeta sur lui, le Messager se cantonna à la défense, incapable de prendre l’offensive, paralysé par ses sentiments.

Le cliquetis de l’acier emplissait l’atmosphère, la chaleur sèche du désert évaporait presque instantanément la sueur des deux hommes qui se déplaçaient dans l’arène d’un pas coulé.

Une éternité plus tard – ou ce qui lui parut comme tel – Syrcail rompit l’engagement.

–Tu te défends bien. Voilà longtemps que je n’avais pas eu un adversaire capable de me tenir tête. Mais si tu persistes dans cette voie, je prendrai ta vie.

Ses premiers mots. Une bouffée de nostalgie envahit Lucas.

–Je ne peux pas, s’entendit-il répondre.

–Pourquoi ?

–Je te croyais mort.

Syrcail le dévisagea longuement.

–Qu’est-ce que cela change ? J’aurais dû mourir, oui, ce jour-là. Ils m’ont soigné, non par bonté d’âme, mais pour que je devienne un esclave docile. Peux-tu le comprendre ? Peux-tu imaginer combien ces huit années ont été longues ?

Lucas frissonna au son de la voix si neutre, si dénuée d’émotions. Si différente de ses souvenirs.

Il n’est plus celui que tu as connu, fit doucement Iskor, conscient d’aborder un sujet sensible.

–Comment as-tu survécu ?

Syrcail haussa les épaules.

–Je me suis battu. J’ai appris. Tu ne combats que depuis quelques jours, c’est ça ? J’ai entendu parler de toi. Le Massilien impitoyable. Invincible.

Les yeux noisette s’assombrirent.

–Crois-tu que tu seras le premier ailé à périr sous ma lame ?

La phrase était un avertissement ; Lucas le comprit quand l’épée siffla près de lui. Il bondit en jurant, une ligne écarlate déparant son avant-bras.

Mais Syrcail ne lui autorisa aucun répit. Implacable, il enchaina les attaques, déploya toute sa maitrise du combat. Plusieurs entailles vinrent rejoindre la première sur le corps du Messager.

Reprends-toi, s’inquiéta Iskor.

Je n’y arrive pas.

Plus que la phrase, c’est la détresse perceptible de Lucas qui toucha Iskor. Son Lié était totalement désemparé, submergé par des émotions qu’il ne parvenait plus à gérer. Avec précaution, le phénix démêla les sentiments complexes du Messager ; les regrets, la culpabilité et l’impuissance prédominaient, pourtant Iskor discerna également sa détermination sous-jacente. Il renforça cette dernière, usant de tout son pouvoir au travers du Lien. Peu à peu, il sentit Lucas reprendre le contrôle de lui-même. Ses émotions négatives étaient toujours présentes, mais acceptées, sans qu’il ne s’y noie plus.

Lucas revint dans le combat ; cessa d’opposer une défense fébrile et porta une première attaque qui obligea son adversaire à reculer.

Tu as fait quelque chose, n’est-ce pas ?

Oui, avoua Iskor.

Merci.

Le phénix ne pointa pas l’évidence et Lucas lui en fut reconnaissant. Cette réaction ne lui ressemblait pas ; il devait rester concentré sur son unique objectif, rejoindre Satia. Le Messager n’avait pas encore posé la question, mais devinait que la fuite de ses compagnons d’aventure avait dû être contrariée, si sa présence en territoire ennemi était nécessaire.

Il restait à survivre ; donc vaincre Syrcail.

Tu ne pourras pas le raisonner. Il est au-delà de ça.

Iskor marqua un silence, puis ajouta :

Si tu veux vivre, il doit mourir. Accepte-le.

Les passes d’armes s’enchainaient ; depuis que Lucas avait retrouvé ses esprits, le combat prenait une tournure plus équilibrée. Par trois fois déjà il avait pris l’avantage sur son adversaire, sans pouvoir s’empêcher d’éviter un point vital.

Tu hésites ?

Je sais. C’est difficile.

Je m’en doute, répondit Iskor. Je suis là pour toi.

Je n’ai pas envie de le tuer. Je ne veux pas le perdre une nouvelle fois.

J’aimerai t’offrir une autre solution, mais… je n’en vois aucune.

Merci d’y avoir songé.

Lucas s’obligea à croiser le regard de son adversaire et n’y lut qu’une sombre détermination. Ils étaient pareils, réalisa le jeune Messager. Ils l’avaient toujours été. Syrcail donnait son maximum pour survivre, pour le tuer, et lui ne songeait qu’à survivre pour son Estérel. Ses envies n’avaient pas de sens quand son honneur lui commandait d’agir.

Les deux hommes étaient engagés dans une danse époustouflante, où chaque geste était mesuré, calculé. Lucas déployait tous ses talents ; Syrcail ne méritait pas moins. Le sang sourdait parfois de leurs blessures lors de mouvements vifs, sans qu’aucun d’eux n’en tienne compte.

Alors Lucas l’entraina dans les enchainements de base appris par tout Mecer. Il perçut aussitôt la méfiance de son vis-à-vis ; mais Lucas se contenta de l’attendre chaque fois qu’il reculait. Syrcail n’avait d’autre choix que de le suivre.

Pourtant le Messager ne lui tendit aucun piège, se contenta de se recentrer, d’apaiser sa respiration, de retrouver sa confiance au travers des gestes qui guidaient sa vie depuis tant d’années.

Une dernière fois, pour un dernier hommage.

Quand Syrcail comprit que Lucas négociait une alternative, il était déjà trop tard. Emporté par les mouvements coulés, il n’avait plus de porte de sortie. Son adversaire y avait soigneusement veillé.

L’épée de Lucas le cueillit sous les côtes dans un mouvement ascendant implacable ; dans un hoquet il referma ses doigts sur la lame, comme pour vérifier que ses sensations ne le trahissaient pas. Lentement, Syrcail glissa sur l’acier, se retrouva à genoux sur le sable chaud de l’arène, avant de s’écrouler, le regard déjà fixe.

–Nous nous reverrons dans les Jardins d’Eraïm, murmura Lucas en s’inclinant, poing sur le cœur, en respect à son ami.

Il resta là de longues secondes, silencieux.

Cette victoire que la foule célébrait à sa manière, Lucas n’en goutait que l’amertume.

Personne ne devrait avoir à combattre un ami cher.

Personne, convint Iskor.

Combien de temps vais-je devoir endurer ça ?

Je l’ignore.

Le Messager soupira avant de rejoindre son couloir où l’attendait son geôlier qui lui intimait de se dépêcher avec de grands gestes frénétiques.

Lucas considéra brièvement l’option tentante de le raccourcir de quelques centimètres. Mais sans savoir comment sortir d’ici ou se débarrasser de ce collier qui le marquait comme esclave, c’était inutile.

Le jeune homme fut reconduit en cellule. Une fois dans sa petite pièce, il vida son pichet d’eau pour se désaltérer, et porta la main à son collier. Une brève décharge le traversa, bien moindre que ce qu’il avait imaginé. Était-ce vraiment tout ce dont ils étaient capables ?

Les décharges allèrent en s’intensifiant, et il finit par grimacer en détachant ses doigts.

L’écho de pas qui s’arrêtèrent devant sa porte lui firent lever la tête. Tiens, le petit seigneur lui rendait visite ? Voilà qui devenait intéressant.

–Un beau combat que tu nous as produit là. Pourquoi ne fais-tu pas durer les autres combats aussi longtemps ?

–Vous vous attendiez à quoi ? Je suis un combattant d’élite, pas un amateur.

Le Seigneur siffla de contrariété.

–Tu m’appartiens, esclave ! Les gens ne viennent pas aux arènes pour voir les combats être expédiés en cinq minutes. Ils veulent du spectacle.

Lucas se leva et s’approcha de la porte.

–Trouvez un adversaire à ma mesure, alors.

Le seigneur recula comme s’il l’avait frappé, et son ton se durcit.

–Tu apprendras le respect, esclave, et à rester à ta place !

Le Messager ne vit pas le geste, mais une courte décharge le traversa. Il eut un sourire sans joie et posa sa main sur le collier.

–C’est tout ce que vous avez en réserve ? fit-il doucement. Vous ne pourrez jamais m’infliger pire que ce que j’ai déjà vécu.

La douleur s’intensifiait par paliers, mais il ne lâchait pas. Aucune douleur physique ne serait jamais comparable à la déchirure que lui avait fait vivre la mort de son premier Compagnon ; une douleur telle qu’elle ne serait jamais totalement résorbée, juste adoucie par la présence d’Iskor.

Les décharges cessèrent sous le regard pensif du seigneur Ferris.

–Tu as de la chance que je n’ai aucun autre ailé sous le coude. Mais, ne va pas te croire indispensable. Tu n’es rien, ici, rien d’autre qu’un objet de divertissement. N’avais-tu pas dit t’appeler Syrcail ? ajouta-t-il d’un ton doucereux.

Une bouffée de haine traversa Lucas, qui s’obligea à desserrer ses poings.

Tu ne pouvais pas savoir qu’il était encore en vie.

Je sais, mais j’ai la désagréable sensation d’avoir été manipulé. Je déteste ça.

Je m’en suis rendu compte, répondit Iskor.

Le Messager s’abstint de répondre et se renfonça dans l’obscurité de sa cellule. Le seigneur Ferris sy Kulvor pinça les lèvres mais n’ajouta rien avant de se détourner pour partir, escorté par ses soldats.

Ton comportement n’arrange pas les choses.

Mais le temps passe et je suis coincé ici, rétorqua Lucas. N’avais-tu pas d’autre moyen ?

Il se positionna au centre de sa cellule, prit plusieurs respirations pour reposer son esprit, plaçant ses bras en position de départ pour sa série d’exercices.

J’ai fait au mieux, se défendit Iskor. Crois-tu que ce soit facile pour moi de te faire souffrir ainsi ? Ne peux-tu comprendre que mes choix sont restreints ?

Quand devrais-je sortir d’ici ? Qu’en est-il de Satia ?

Bientôt, répondit le phénix après un silence. Dès que nous saurons où elle est.

Le sang de Lucas ne fit qu’un tour.

Comment avez-vous pu la perdre ?

J’aimerai bien le savoir, se renfrogna Iskor. Nous ne sommes que deux, ne l’oublie pas. Je perçois ta peine et ta colère, je sais tout ce à quoi tu as dû renoncer, mais c’est l’entièreté de mon espèce, qui a été anéantie. Ne sous-estime pas ma souffrance.

Mes excuses, dit sincèrement Lucas.

Maintenant qu’il en prenait conscience, il discernait sa douleur au travers du lien qui les unissait. Ainsi que l’effet miroir qui amplifiait chacune de leurs émotions. Leurs souffrances se nourrissaient l’une de l’autre et n’allaient qu’en augmentant. Contrarié, le jeune Messager chercha l’apaisement dans les mouvements fluides de ses exercices.

Ceci dit, reprit Iskor, tes succès dans l’arène suscitent des rancœurs dans les rangs des parieurs. Quelqu’un va chercher à te nuire.

Magnifique, même si je ne vois pas vraiment en quoi cela me fera sortir des arènes.

La patience est la première qualité d’un Mecer, hein ? Ne l’oublie pas.

Lucas souffla pour chasser sa contrariété. Jamais il n’aurait le dernier mot avec un phénix. Il termina sa série dans la pénombre, puis s’allongea sur sa paillasse en cherchant le sommeil. Demain viendrait bien assez tôt.

*****

Le lendemain, il n’y eut pas de combat pour le Messager. La journée passa au rythme des portes qui claquent, des jurons échangés entre les combattants qui se croisaient parfois dans les couloirs… Alors, pour tromper l’ennui, il enchaina et varia les exercices ; testant ses limites autant que celles des quatre murs qui l’entouraient. Il s’émerveilla une fois encore de sa forme revenue presque miraculeusement depuis l’éclosion d’Iskor. Par contre, le besoin de voler lui démangeait les ailes. Certes, il avait déjà passé plusieurs jours au sol à cause de blessures, mais là… cela en devenait frustrant au plus haut point.

Les ombres s’allongèrent, et Lucas comprit qu’il ne sortirait pas ce jour-là. Le seigneur l’avait-il pris au mot, ou s’était-il senti offensé ? Autant mettre à profit ce délai pour récupérer.

–Tiens, ton repas, fit le gardien en faisant glisser un plateau sous la porte.

–Merci, répondit poliment le Mecer sous les rires de ses compagnons de cellule.

Le sourire perfide que lui renvoya son geôlier lui fit comprendre que ce dernier trempait certainement dans le complot qui visait à mettre fin à ses jours.

Tu es certain que ce poison ne va pas me tuer ?

Oui. Ils veulent juste t’affaiblir pour que tu meures dans les arènes.

Malgré la confiance aveugle qu’il vouait à son Compagnon, Lucas eut du mal à ingurgiter la nourriture, comme s’il s’attendait à être pris de vertiges à chaque bouchée. Et contrairement à ce qu’il aurait pu penser, rien d’inhabituel ne se passa.

La nuit passa ; la matinée également. Toujours rien.

Enfin, peu après midi, s’il pouvait se fier aux rayons du soleil qui pénétraient faiblement sa cellule, la clé cliqueta dans la serrure.

–Sors de là, gamin. Ton heure est venue, ajouta-t-il en riant tout seul.

Lucas ne réagit pas ; il n’était pas là pour échanger des plaisanteries mesquines. Le couloir, devenu familier, et l’arène, aveuglante, en point de mire.

Lorsqu’il posa le pied sur le sable, il n’aperçut nul adversaire,  seule une épée plongée dans le sable sur les deux tiers de sa lame. Où était le piège ?

Un rugissement tonitruant déchira les airs. Il leva la tête, et son regard s’étrécit. Le seigneur ne l’avait pas pris à la légère, mais pour le coup, il l’avait peut-être surestimé. La bête tournoyait dans les airs, ayant semble-t-il parfaitement compris quelle allait être sa prochaine victime.

Un drai’kanter, donc. Le Messager n’en avait combattu qu’un, une seule fois, et en avait réchappé de justesse. Dans son esprit, l’animal était irrémédiablement associé à son frère, Éric aux Ailes Rouges, Commandeur des Maagoïs.

L’attaquer sans arme était suicidaire ; s’en détourner pour attraper sa seule chance de salut l’était tout autant. Sans compter que la créature, proche du dragon légendaire, en possédait de nombreuses qualités, dont une armure d’écailles noires qui le rendait quasi invulnérable aux armes classiques. Et il avait l’avantage de maitriser les cieux.

La tâche s’annonçait compliquée.

Décidé à ne pas rentrer dans la peau de la proie, Lucas ignora l’arme et s’élança en direction de la bête, esquivant au millimètre le jet de flamme qui vint lui roussir les ailes. Le drai’kanter rugit de dépit d’avoir raté sa cible, et cracha de nouveau des flammes en direction du petit être qui se jouait de lui.

Pour le coup, un bouclier lui aurait été utile, nota distraitement le Mecer en louvoyant au travers des flammes qui vitrifiaient le sol. Il espérait que la bête arrive à court d’énergie avant de transformer l’ensemble du sable de l’arène, sinon non seulement l’épée serait compliquée à dégager de son socle, mais en plus, le terrain deviendrait une immense patinoire.

Cette fois, sa trajectoire l’amena sur la route de l’épée ; il s’en saisit vivement, sans pouvoir empêcher les flammes de lécher son avant-bras. Il grimaça sous la douleur, mais il avait connu pire. Ce n’était pas le moment de s’apitoyer sur son sort. Il se décala pour éviter la prochaine salve.

Le drai’kanter poussa un rugissement assourdissant lorsqu’il s’aperçut que ses flammes n’étaient plus.

Le Messager s’autorisa un bref soupir de soulagement. Son feu épuisé, l’animal allait venir au sol. Ne restait plus qu’à gérer les crocs et les griffes associés à la carapace d’écailles. Et survivre, accessoirement.

Le drai’kanter se posa lourdement sur ses quatre pattes massives. Sa queue, courte mais puissante, était hérissée de pointes, et beaucoup plus mobile qu’en apparence. Ses ailes repliées sur son dos pour le moment pouvaient aussi se déployer pour le repousser à tout moment.

L’animal s’avança pesamment vers lui, chercha à le lacérer de ses griffes. Le Messager virevolta et tenta de reprendre un peu de champ. Malgré sa masse, il savait que le drai’kanter était rapide et agile ; une vraie plaie.

Je suis curieux de voir comment tu vas t’en sortir, intervint Iskor.

Moi aussi, grimaça le jeune homme.

La bête interrompit brusquement son assaut.

Oh. Je te reconnais, gronda une voix inconnue dans sa tête. Tu es l’Aile Blanche.

Comment pouvait-il l’entendre ? Il n’était lié qu’à Iskor, et n’avait jamais perçu aucune autre créature dans le Wild.

Tu ignores encore beaucoup de choses, petit homme ailé.

Iskor ? À quoi tu joues ?

Je ne comprends pas, avoua le jeune phénix. Cela devrait être impossible.

Le drai’kanter se mit à tourner lentement autour de lui, le Mecer sur ses gardes tournant avec lui, bien décidé à opposer sa seule arme à l’animal.

C’est à cause de toi que je suis là, à faire la bête de foire.

Lucas se sentit soudain paralysé par l’appréhension. Un drai’kanter, qu’il avait déjà croisé ? Son sang se glaça dans ses veines. Éric était-il ici ?

Non, Éric n’est pas là. Il m’a rejeté, comprends-tu ? Parce que j’étais trop faible pour le servir. Parce que je n’avais pas réussi à t’éliminer.

Le Messager déglutit nerveusement. Les Compagnons dont le Lié mourait se retrouvaient le plus souvent pris d’une haine vengeresse et périssaient dans la foulée sur le champ de bataille ; parfois ils se laissaient simplement dépérir de chagrin. Ceux qui étaient répudiés, en revanche… Lucas n’en connaissait pas grand-chose. Le sujet était tabou. C’était pire que le déshonneur, d’obliger son Compagnon à subir un tel rejet. Et c’était l’une des raisons du bannissement de son frère, s’il n’en connaissait pas tous les tenants et aboutissements.

Peut-être tenait-il là une chance de s’en sortir vivant ?

Le rire du drai’kanter résonna soudainement à l’intérieur de son crâne.

Te laisser en vie ? Tu rêves, petit homme. Je vais te tuer et réparer mon erreur.

Tant pis pour l’espoir d’un combat sans histoire. Le Messager esquiva la gueule béante qui plongeait sur lui, et frappa le cou massif qui s’offrit à lui un instant. L’arme rebondit sur les écailles et les vibrations remontèrent jusqu’à son épaule. Magnifique. Là, il était vraiment dans les ennuis jusqu’au cou.

L’animal l’envoya négligemment bouler au loin d’un coup de patte qui lui fit vider ses poumons. Toussotant, il se releva aussitôt, plié en deux par la douleur ; il eut quelques secondes pour reprendre ses esprits : les crocs énormes, luisants de salive, fondaient de nouveau sur lui. Dans une attaque éclair il alla au contact de la gueule béante, cherchant à sectionner ce qui pouvait l’être. Un rugissement de douleur lui apprit qu’il avait atteint son but ; du sang gicla. La bête referma ses mâchoires sur l’épée et l’envoya au loin. Ses yeux fous cherchèrent sa cible ; elle ne pouvait être loin !

Le Mecer avait plongé sous l’énorme bête, à l’abri entre les piliers que formaient ses pattes pour un bref instant, le temps de trouver un second souffle. Il savait qu’il ne pouvait s’éterniser ici ; dès que le drai’kanter l’aurait localisé, il lui suffirait de s’effondrer pour l’étouffer de sa masse. Il prit le risque de jeter un coup d’œil au ventre offert ; comme il le supposait, les écailles étaient plus petites et fragiles ici. Sans épée, il n’avait certes aucune chance pour le moment. Il n’avait plus qu’à récupérer son arme et aller se faufiler sous l’énorme animal pour l’éventrer. Facile, quand on le présentait comme ça.

J’imagine que tu préfères que je ne révèle pas ton existence ? demanda-t-il mentalement à Iskor.

J’apprécierai grandement, approuva celui-ci. N’oublie cependant pas que ta mort entrainerait ma chute. Même si la situation sera temporaire, je n’ai pas envie de laisser Séliak seule.

J’essaierais de garder cela à l’esprit, grommela le jeune homme.

Lucas n’avait que trop tergiversé ; il bondit hors de sa cachette et évita de justesse un coup de queue.

Maudit vermisseau ! J’aurais ta peau !

Le Massilien accéléra pour mettre de la distance entre lui et les griffes acérées. Il devait à tout prix récupérer son arme pour mettre un terme à ce combat.

Son regard balaya le sable de l’arène à la recherche de son salut. Là, plus loin sur sa droite, derrière le drai’kanter. Ce point luisant d’un éclat métallique ne pouvait être que l’épée que la bête avait arrachée à sa main.

L’animal attaqua de nouveau, et ses crocs imbibés de sang le manquèrent de peu ; son esquive millimétrée le laissa sans défense face aux terribles griffes de sa patte avant, qui lacérèrent le bras qu’il avait levé pour se protéger tout en le propulsant dans les airs.

Il serra les dents face à la douleur et utilisa ses ailes pour transformer le coup en vol plané à peu près maitrisé. Il atterrit lourdement dans le sable, recroquevillé autour de son bras dégoulinant de sang, la douleur pulsant au rythme de son cœur. Le souffle court, il chercha à se recentrer, à faire abstraction de la souffrance. Sa main valide se referma sur la garde de l’épée ; un bras pour une arme, ce n’était finalement pas cher payé au vu de la situation.

Le drai’kanter se rua de nouveau sur lui, bien décidé à mettre un terme à ce combat. Sa queue battait l’air comme il s’agaçait de ne pas réussir à attraper sa proie.

Cette fois, le jeune homme était prêt. Il glissa sous l’animal, et l’éventra sur toute sa longueur. La créature poussa un long hurlement d’agonie, avant de s’effondrer. Le Messager roula sur le côté pour éviter la masse qui s’abattait sur lui ; un dernier soubresaut de la queue bardée de pointes le projeta quelques mètres plus loin. Lucas jura en sentant le sang dégouliner de son dos.

Exténué, il resta là un moment, allongé dans le sable qui lui paraissait maintenant si doux. Il profita un maximum de l’adrénaline qui courait encore dans ses veines et atténuait la douleur de ses blessures.

Bouge-toi avant qu’ils ne viennent te chercher, intervint Iskor.

Avec un soupir, le Mecer prit appui sur son bras valide pour s’asseoir. La tête lui tournait à moitié, et il se demanda avec détachement s’il serait capable de se lever. Il lui faudrait une bonne quantité de fil pour réparer tout ça. Il serra les dents et prit appui sur sa jambe gauche.

Par Eraïm, il n’aurait jamais dû provoquer ainsi le seigneur ! La souffrance était loin d’être aussi insupportable que ce qu’il avait subi avec la perte de Lika, mais restait extrêmement intense.

Sérieusement, t’as vu l’état dans lequel tu t’es mis ?

 Je ne suis pas contre un peu d’aide.

Sa vision se brouilla un instant et il tituba, avant de se redresser. Son Compagnon avait atténué la douleur et lui avait prêté un peu d’énergie. Lucas n’imaginait pas son geôlier venir à son aide. Certes, il n’avançait pas droit, mais il progressait seul. Une fois à l’ombre du couloir, à l’abri de la foule, il s’appuya sur le mur, les jambes tremblantes, la respiration hachée. Par Eraïm, il n’était pas passé loin de la catastrophe, cette fois !

–Allez, avance, avant que je ne t’y force.

Le Massilien s’autorisa un sourire, avant d’obliger ses membres à mettre un pied devant l’autre. Il doutait qu’aucun des gars présents ici puissent marcher dans son état. Et l’air fermé du geôlier confirmait les théories d’Iskor : il n’aurait jamais dû survivre à ce combat.

La porte n’était même pas verrouillée qu’il s’effondrait sur sa paillasse. Il n’aspirait qu’à l’oubli du sommeil, et pourtant, il savait que celui-ci devrait attendre.

En maugréant, Lucas s’assit, et tendit la main vers son pichet d’eau. Une blessure non nettoyée pouvait être fatale, et au vu de la taille des siennes, il aurait bien de la chance s’il évitait l’infection.

Ne t’embête pas. J’arrive.

Lucas s’immobilisa. Avait-il rêvé ces derniers mots ?

Referme tes ailes, j’aimerai éviter qu’on me voie.

Sans comprendre, le Massilien obéit. Une lueur dorée s’intensifia peu à peu près de sa poitrine ; au moment où il ferma les yeux pour s’en protéger, des serres enserrèrent délicatement son poignet valide et l’éclat disparut.

Bon, eh bien, nous faisons donc officiellement connaissance, déclara l’oiseau de feu tout en tournant la tête dans tous les sens. Quel endroit sordide.

Bouche bée, le Messager restait sidéré.

Tu as passé cinq années lié à un phénix et tu ne l’as jamais vue se téléporter ?

Non.

Un silence inconfortable s’installa.

J’espère que je n’ai pas transgressé un tabou du Wild, finit par dire Iskor. Mais en même temps… qui pourrait me sanctionner ? Bref, ce qui est fait est fait. Laisse-moi soigner tes blessures.

Une douce chaleur envahit le corps du Messager, soulageant ses douleurs, refermant les plaies à vue d’œil, faisant même disparaitre chaque petite tension cachée dans ses muscles. Le vertige qui le saisit n’était rien en comparaison de sa guérison.

Merci, dit-il finalement, pensant ses mots du fond du cœur. Je ne sais pas si je mérite un tel don. Je gaspille tes talents inutilement.

Nous sommes partenaires, Lucas. Et même bien plus que ça. Notre lien ne s’est pas forgé dans les meilleures conditions qui soient, mais ne doute pas un seul instant de son importance. Viendra un temps où j’aurais besoin de toi, et où tu répondras à mon appel comme j’ai répondu au tien.

Tu peux compter sur moi.

J’ai dépensé trop d’énergie pour rentrer immédiatement, reprit Iskor. Je passerai la nuit ici.

Le Mecer lui fit une place sur la paillasse, au creux de son bras. L’oiseau au plumage écarlate se lova contre lui, et par souci de discrétion, Lucas rabattit son aile pour le dissimuler. Apaisé, il sombra sans difficulté dans un sommeil réparateur.

*****

Réveille-toi. Il est temps que je m’en aille.

Hagard, la bouche pâteuse, le Messager émergea avec difficulté. Iskor lui adressa un regard compatissant.

L’énergie de ta guérison ne vient pas que de moi. J’ai puisé dans tes réserves, et tu commences aussi à avoir une sacré dose de poison dans les veines. Je surveille que tu n’en meures pas, mais je ne peux faire davantage : ce sera ton moyen de sortie.

Très bien. Je te laisse juge.

Enveloppe-moi, mais attention à tes plumes.

Lucas s’exécuta, et à l’abri des ailes blanches, le phénix s’embrasa, augmentant son incandescence jusqu’à un seuil intolérable à l’œil humain. Lorsque le Messager rouvrit les paupières, seule une tâche rémanente dans son champ de vision témoignait qu’il n’avait pas rêvé.

Épuisé, il plongea dans les ténèbres.

*****

–Debout là-dedans !

Le geôlier lorgna la masse sombre à travers les épais barreaux qui condamnaient la cellule. L’esclave avait-il succombé à ses blessures de la veille, ou faisait-il semblant de dormir ? Il détacha le fouet qu’il gardait en permanence à sa ceinture, et fit jouer la clé dans la serrure.

–Debout, fainéant ! fit-il une nouvelle fois tandis que le fouet s’abattait sur la forme allongée sur la paillasse.

Il n’obtint aucune réaction de l’esclave, mais il pouvait voir sa poitrine se soulever : il n’était donc pas mort. Soupçonneux, il approcha précautionneusement, attrapa une main et la lâcha : elle retomba mollement sur le visage de l’homme ailé. Pestant, il examina plus attentivement l’extrémité des doigts, et y trouva ce qu’il redoutait.

Jurant de nouveau, il referma la cellule, et quitta les souterrains d’un pas rapide. Il devait avertir son seigneur immédiatement.

*****

–De la shocha ? Encore ?

–J’en suis certain, mon seigneur.

–Malgré toutes nos précautions, cette drogue maudite a encore franchi notre sécurité ! Bien, il n’y a donc plus qu’à lui trouver un repreneur.

–Vous souhaitez le vendre, seigneur ?

–Oui, avant que les effets de la drogue ne soit trop visibles, ou nous n’en tirerons pas grand-chose. S’il n’est pas en état de combattre il ne nous sert à rien. Il intéressera peut-être un groupe de parieurs.

L’homme s’inclina.

–Je vais contacter notre intermédiaire.

–Tires-en un maximum. Cet esclave ne m’aura décidément attiré que des ennuis… même si le combat d’hier nous a rapporté une belle recette. Si seulement il avait pu mourir à ce moment-là… Inutile jusqu’au bout.

–Comme vous dites, mon seigneur.

 

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Nathalie
Posté le 28/06/2023
Bonjour Notsil

Maudit vermisseau ! J’aurais ta peau !
→ aurai

Viendra un temps où j’aurais besoin de toi,
→ aurai

Toujours ces problèmes entre futur et conditionnel…
Notsil
Posté le 01/07/2023
Coucou,

Oui, clairement.... je vais tout re-vérifier avec attention. Merci :)
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