Chapitre 62 - (Del)

LO

Ses doigts frôlèrent l’écorce du Sismène nervé, caressèrent le bois tendre et coururent entre les coussins de mousses accrochés à sa surface. L’odeur humide de la terre sous ses sabots se mêlait à celle, plus âcre, des insectes aux élytres vertes et dorées qui courraient dans les nervures du tronc. 

Lo savait qu’iel rêvait. Un arbre comme celui-ci, si extraordinairement banal, iel n’en avait vu ni avait ressenti aucun depuis que Del et iel avaient traversés le désert. Iel pouvait sentir la sève descendre et remonter sous l’écorce comme si elle coulait dans ses propres veines, et le coeur de la forêt battre en écho au sien. La présence de la reine de la forêt lui avait manqué plus qu’iel ne se l’était admis, et iel ne s’en était pourtant pas caché. Lo aurait voulu rester ici pour tous les jours qu’il lui restait à vivre, aussi peu nombreux ou innombrables soient-ils. 

Un craquement attira son attention vers un sentier. Iel se tourna vers la silhouette tout aussi familière de Del, qui lui adressa un large sourire enjoué, et lui fit signe de lui emboîter le pas. Lo le suivit sans hésiter, soulagé de le voir entier, même si ce n’était que dans un rêve, même si ses yeux blancs contenaient une tristesse et une lassitude gigantesque que Lo ne pouvait ignorer. Iel n’eut le temps de lui poser aucune question, cependant. Del lui attrapa le bras pour s’aider à marcher, et lui adressa une moue presque réprobatrice qui ne trompait jamais personne. 

— Te trouver ici était beaucoup plus difficile que quand on est tous allés dans ta tête, tu sais ?

— Me trouver ?

— Ben oui ! Ton chemin est totalement emmêlé avec celui de Zak, honnêtement je n’aurais même pas été étonné si c’était lui que j’avais croisé. Je parie que ça veut dire que vous allez rester ensembles pour suuuuuuuper longtemps. Oh, tu crois que les Valenis font des mariages commes les Maegis ? Ce serait beaucoup trop drôle. On va manger tellement de gâteaux, j’ai hâte !

Lo leva un sourcil, et força Del à ralentir le pas et à lea regarder. Mais le maegis avait bien plus de force que d’ordinaire, et l’entraînait toujours plus loin en avant.

— Del, qu’est-ce qu’il se passe ?

Il rit nerveusement, et lui adressa une vague moue d’excuse.

— T’as raison, faut que je me concentre. Écoute bien, parce que c’est très important ! Il y a plusieurs choses que j’ai besoin que tu fasses. Déjà, étape un, tu dois te réveiller -

Lo ouvrit brusquement les yeux. La forêt et Del avaient disparu, et à la place, ce fut le bois d’un navire qui l’entourait, et les yeux inquiets de Zakaria qui l’examinaient. Le sourire presque comiquement soulagé qu’il afficha suffit à faire sourire Lo - juste avant que le souvenir de ce qu’iels avaient traversés avant le rêve ne le frappe d’un seul élan.

— Où est-ce qu’on est ? Où est Del ?

— Sur le lamantin, avec des alliés. Del… je ne sais pas.

Malgré la fatigue qui plombait ses muscles et embrumait son esprit, Lo tenta de se redresser, et Zakaria l’y aida aussitôt en le tirant dans ses bras. La chaleur du prince était le baume le plus doux qu’iel pouvait espérer, contre la confusion et la panique qui s’installait dans son coeur. Iel n’eut pas besoin de lui demander quoi que ce soit pour savoir que Del n’était pas le seul dont ils n’avaient aucune nouvelle. 

Pour le moment, ce n’était qu’eux deux et rien qu’eux deux. Et les alliés que Zakaria avait mentionnés.

— Est-ce qu’on doit se battre ? Encore ? 

Le valeni caressa ses joues, un sourire triste sur son visage rayés de cicatrices. Lo sentit qu’il avait autant envie de lea protéger qu’iel voulait le protéger lui. Leur survie relevait du miracle - la moindre erreur pouvait leur coûter la vie aussi sûrement qu’iels l’avaient reprise.

— Merde, t’es réveillé aussi, pesta une voix familière depuis la porte de la cabine. Je peux même plus me servir de toi pour le forcer à rester sage à tes côtés, hein ?

Pamplemousse la gnome se tenait seule dans l’entrebâillement, une longue tresse de cheveux verts nouée au-dessus de sa tête, les bras croisés sur une armure de combat qui avait vu de meilleurs jours.

— Que se passe-t-il, Mousse ? demanda Zakaria.

Elle soupira, haussa les épaules. La gnome masquait mal sa peur, mais la détermination dans sa voix était tout aussi impossible à manquer.

— C’est l’heure, mon prince. On est prêt à aller réclamer tous les prisonniers de l’Abradja pour les ramener chez eux.


*** 

SEHAR

— Elle prend bien trop de temps, siffla Fenara.

Sehar resserra ses genoux l’un contre l’autre et baissa les épaules. Il était assis bien trop près de l’enchanteresse à son goût, et une nausée menaçait de remonter sa gorge à chaque seconde. Ce n’était pas seulement la faute du tangage de leur bateau, lancé dans l’orage en direction de la constellation centrale malgré le danger évident. Même si les secousses n’aidaient pas le jeune hybride à se mieux se sentir.

— Si elle est trop malade pour nous gracier de sa présence, utilisons ce temps à bonne escient. Viens, petit Gardien. Observons une dernière fois le chemin à parcourir.

Sehar se mit sur ses pieds, malgré le sang qui battait ses tympans et menaçait de lui faire perdre l’équilibre d’un pas à l’autre. Jin était partie se rafraîchir quelques minutes plus tôt, prise de nausées elle aussi. Sans elle, Sehar se sentait terriblement à nu, sans aucun allié pour le soutenir - pas que Jin ait été d’un réel réconfort, non plus. Depuis que Sia avait pris la fuite, emportée par l’orage, Sehar n’avait vraiment plus personne.

Plus personne pour avoir peur avec lui, plus personne pour avoir peur pour lui. Il n’y avait plus que Fenara, qui ne lui laissait plus une seule seconde de répit, et le fantôme inanimé de Del, allongé dans une cabine de leur bateau. L’enchanteresse ne l’avait pas laissé dans le caveau comme elle l’avait fait pour le précédent Maître. Elle semblait ne plus pouvoir, ou ne plus vouloir se passer des visions que son trop jeune remplaçant lui fournissait.  Comme s’il lui fallait constamment revérifier la route,  comme si le moindre faux pas pouvait l’entraîner trop loin de ses objectifs.

Comme si elle avait peur, elle aussi. Mais de quoi ? Ou de qui ? 

Certainement pas de lui. Sehar était totalement impuissant face à elle. Il n’était qu’une marionnette, et il n’y avait rien qu’il pouvait faire qui l’empêcherait de le présenter comme son nouveau jouet devant l’assemblée des maegis, une fois arrivés à destination. 

Une part de lui voulait encore se battre, lui résister. Mais comment ? Avec son père et ses amis perdus - morts, morts, morts - il n’était plus tout à fait certain de savoir vers qui se tourner, pour qui résister. 

Pour les autres. Tous les autres. Si tu arrêtes Fenara personne d’autre n’aura à souffrir comme toi !

Ce n’était pas tout à fait vrai, mais se répéter ces demi-vérités était tout ce qu’il pouvait faire pour tenir le choc. Même si cela ne lui indiquait absolument pas quoi faire pour s’en sortir. 
Fenara déverrouilla d’un sortilège la porte du caveau temporaire, aménagé dans la cale du bateau, et Sehar hésita à l’entrée. Il n’avait pas la force de voir encore une fois Del dans son état morbide - mais le laisser seul avec Fenara était encore plus insupportable, alors il prit une grande inspiration, et entra à la suite de l’enchanteresse.

Son ami était toujours inconscient - mort, mort, mort - non, seulement endormi ! Il ne pouvait pas être…

— Reste là, lui ordonna Fenara.

Sehar se figea sur place. Il l’avait déjà accompagnée des dizaines de fois, ici, et à chaque fois, il n’avait pas même eu le droit de frôler Del, encore moins de le toucher pour chercher son pouls. Pour trouver quelque part une étincelle de vie, même minuscule, qui lui prouverait qu’un jour il pourrait de nouveau le serrer dans ses bras et entendre son rire.

Tout ce qu’il avait le droit de faire, c’était regarder alors que Fenara forçait Del à lui montrer ce qu’elle cherchait. Le visage endormi du jeune maegis restait impassible, aucun de ses muscles ne se contractaient. Rien dans son apparence ne trahissait une quelconque douleur, ni ne témoignait d’aucune résistance. Pourtant, Sehar savait que Del cherchait à chaque fois à la repousser. Il ne savait pas comment, mais il en était certain. 

Qu’importe qu’il résiste, cependant. Fenara semblait toujours satisfaite de ce qu’elle lui prenait, et cette fois-ci plus que les autres fois. Elle relâcha la main de Del avec un léger sourire, et sortit de la pièce sans plus prêter attention à Sehar. Pendant quelques instants, il n’y avait que lui dans le caveau, aux côtés de Del. Que quelques pas, qui les séparaient…

Son corps agit avant qu’il ne puisse prendre une décision. Un instant plus tard, il était au chevet de Del, et sa main avait retrouvé la sienne. 

Au battement de coeur suivant, Sehar n’était plus dans l’obscurité du bateau, mais sous la lumière presque aveuglante de son désert, le long d’une des nombreuses coursives qui longeaient les murs de la Tour. Del était debout, bien vivant, et marchait un pas devant lui, plongé dans une conversation animée que Sehar eut peine à rattraper.

— … La première étape est la plus facile, j’imagine, continua Del. La deuxième est plus compliquée, parce que ça demande un petit peu d’improvisation, mais je sais que tu peux le faire, Sehar ! Tu as le coeur le plus généreux de toutes les personnes que j’ai pu rencontrer dans ma vie, et j’ai besoin que tu le gardes ouvert. Ne perds jamais espoir, jamais ! Tu peux faire ça ?

— Oui ? Enfin, je ne sais pas trop… c’est difficile, avec elle. Elle n’est pas aussi, euh…

— Coopérative ? compléta Del. Je sais, et je sais que ce ne sera pas facile mais ce n’est pas impossible non plus ! Enfin…

Del attrapa son bras, et le tira vers la rampe qui descendait plutôt que celle qui coupait par le milieu pour rejoindre une plateforme. 

— Si tu restes sur le bon chemin, termina le maegis. Je t’expliquerais tout plus tard. Ou je te l’ai déjà expliqué ? Qui sait, avec ce truc ! Bon, ça c’était la deuxième étape, tu es prêt pour la troisième ?

— Attends, mais la première ?

Une main le tira brutalement en arrière, et aussi vite qu’il en était sorti, Sehar retourna dans le caveau obscur. 

— Ne traînes pas, lui ordonna sèchement Fenara. Je n’ai pas besoin d’un deuxième enfant qui perd son temps à un moment si critique.

Sehar acquiesça, encore sous le choc, et laissa l’enchanteresse l’entraîner au-dehors. Son coeur battait frénétiquement dans sa cage thoracique, et il se retourna une dernière fois vers le visage endormi de Del avant qu’il ne disparaisse hors de sa vue.

Sehar n’avait pas saisi ce qu’il venait de voir, mais il avait compris une chose essentielle.

Del était vivant.

Il sourit, les yeux rougis de larmes. Il retint ses sanglots, pour ne pas attirer davantage l’attention de Fenara vers lui, pour qu’elle ne découvre pas qu’il avait vu quelque chose, qu’il savait. Del était vivant, et s’il lui demandait de ne pas perdre espoir, alors Sehar le ferait. Il prit une lente inspiration pour contrôler ses tremblements, et releva sa queue de lézard pour masquer l’hésitation de ses jambes.

La mission qu’il lui avait confiée était difficile, et Sehar savait qu’il n’en sortirait pas sans blessures supplémentaires. Il savait qu’aucun résultat n’était garanti, et qu’un échec rendrait les efforts suivants à la limite de l’impossible. Mais Sehar utiliserait sa meilleure arme, celle dont il avait toujours su se servir, celle qu’on lui avait donnée et qu’il choisissait encore et encore. 

Sehar garderait son coeur ouvert, et laisserait l’ennemi y entrer, s’il le fallait.

***

NODIA

Sia s’écrasa sur le quai trempé de pluie, et Nodia tomba avec elle, trop épuisée pour amortir sa chute. Elle perçut des cris de surprise vindicatifs, mais n’arrivait plus à concentrer son regard et son attention assez longtemps pour les reconnaître. Les menaces se transformèrent en appels inquiets, cependant - c’était au moins l’impression qu’elle en avait - et les mains qui se posèrent sur elle étaient prévenantes plutôt qu’aggressives. Nodia tenta de les chasser, mais c’était peine perdue. Ses muscles ne lui obéissaient plus, et lorsqu’elle reconnut la peau bleu nuit d’une main valeni sur son bras, sans savoir à qui cette peau appartenait, elle cessa de lutter. 

Nodia perdit connaissance, et sombra dans un rêve ensoleillé et paisible, sans les tumultes de l’orage ni des canons, où seule la morsure de la lumière pouvait encore la blesser. Le sentier longeait le bord du monde, un sentier étroit depuis lequel elle avait eut l’habitude de regarder les bateaux commerciaux des maegis qui allaient et venaient de la Toile au Manoir.

A ses côtés se tenait Del, le pas vif mais la nuque trempé de sueur, un large sourire sur son visage inquiet.

— Ah, te revoilà ! Je disais donc, la troisième étape de mon plan, c’est un truc que tu sais très bien faire, et un autre pour lequel tu vas avoir besoin de convaincre du monde. Et, euh…

Nodia ne le laissa pas terminer. Elle le serra dans ses bras, jusqu’à ce qu’il rigole nerveusement et s’agrippe à elle en retour. Elle ne le relâcha qu’après avoir senti son coeur qui se battait encore dans ses veines pour le maintenir en vie, et son aura avide d’aventures qui regardait déjà au loin la suivante, comme si celle-ci était gagnée d’avance.

Tu m’as déjà dit tout ça, signa-t-elle.

— Okay, okay… Alors gardes le cap ! Et fait tout péter !

Nodia sourit alors qu’il reprenait sa route au pas de course, la démarche maladroite de quelqu’un qui courrait depuis trop longtemps. Elle le suivit des yeux jusqu’à ce qu’il disparaisse totalement de son champ de vision, puis se tourna vers les nuages qui se mouvaient paisiblement devant la forêt de cerisiers. Les arbres étaient encore intacts, dans son souvenir. Les vrais auraient besoin de longues années pour leur ressembler de nouveau, y compris avec l’aide de mages pour soutenir leur croissance. Ils avaient peut-être disparus pour de bon, désormais. Si la forêt de cerisiers cessait d’exister, autre chose pousserait à sa place.

Elle soupira, étira ses muscles, puis recula de quelques pas. Nodia prit une grande inspiration, courut sur deux foulées, et sauta dans le vide.

Elle se réveilla dans la cabine d’un vaisseau inconnu, une chaleur familière contre elle. Elle reconnut le pelage de son loup bien avant que le reste de ses sens ne se réveille, et elle plongea ses doigts tremblants dans la fourrure avec soulagement. Elle serra Pacome contre elle si fort qu’elle aurait pu le briser, s’il n’avait pas été aussi solide qu’une Féroce.

— Bon retour parmi nous, petite Nuit.

Son souffle chaud dans ses cheveux lui mouilla les yeux, et lorsqu’elle croisa ses grands yeux doux, elle tapa ses pieds avec enthousiasme contre la paillasse sur laquelle iels étaient allongés. Pacome rit lorsqu’elle signa une dizaine de questions à la suite, trop rapidement pour qu’il n’ait pu vraiment la comprendre, mais il avait saisi l’essentiel.

— Maman et Chau’ sont là aussi, quelque part. Quelques valenis et d’autres prisonniers, libérés par des maegis rebelles. 

Nodia sourit. Elle n’avait pas saisi tout ce que Del avait voulu lui montrer, la première fois, mais il semblait qu’elle avançait encore dans la bonne direction. 

Votre capitaine, c’est une gnome ? signa-t-elle.

Ses oreilles pointèrent vers l’avant avec surprise, puis le loup souffla par la truffe, comme à chaque fois qu’il abandonnait l’idée de comprendre les étrangetés des personnes qui l’entouraient. 

— Elles ne sont pas dans ce château, mais tu rencontreras nos co-capitaines bien assez vite, j’imagine. 

La valeni acquiesça. A contre-coeur, elle relâcha son étreinte et se poussa hors de la paillasse, malgré la fatigue et le début de peur qui cognait dans sa poitrine. Elle était sur le bon chemin, le sien, mais il restait encore tant à parcourir. 

— Tu t’es reposée plus longtemps que je ne le pensais, soupira Pacome en s’ébrouant pour sauter à sa suite. La cuisine est en action, si tu veux y voler quelque chose.

Nodia rit, et se retourna juste assez longtemps pour tracer entre eux le signe d’une corde nouée, et ramener ses deux bras contre son coeur. Tu m’as manqué, grand frère. 

***

JIN

Nodia avait eu raison, quand elle avait affirmée que Jin saurait mentir à Fenara. C’était si facile, de lui mentir, comme elle lui avait déjà menti, à elle et à sa propre soeur, pour cacher le mal qui la touchait. La seule personne qui devinait, c’était Sia. Mais sa grande soeur n’était pas là. 

— Suzette ? appela Jin.

Pas de réponse. Jin avait menti pour quitter la compagnie de Fenara, même si cela impliquait de laisser Sehar seul avec elle quelques instants. Mais il fallait qu’elle voit Suzette. Quelque part dans la cabine-prison, la maegis percevait l’essence affaiblie du corbeau, et lorsque sa peau luminescente éclaira l’intérieur sombre de la pièce, Jin eut un haut-le-coeur. Elle se retourna vers le couloir pour échapper à la vue des trop nombreuses chaînes qui enlaçaient le petit corps du corbeau, seulement pour croiser les regards morts des spectres qui accompagnaient chacun de ses mouvements, désormais. La maegis prit une grande inspiration, les ignora, et entra finalement à l’intérieur de la cabine.

— Suzette ? insista-t-elle. C’est moi, Jin. Je vais te retirer tes liens, ne fais pas de bruit.

La vieille Oranimus était vivante, ses plumes encore chaudes sous ses mains. Ses yeux s’entrouvrirent lorsque Jin desserra le premier lien, et à chaque chaîne décrochée le corbeau s’agitait de plus en plus. Jin eut peur qu’elle ne croasse lorsqu’elle réussit enfin à lui libérer le bec, mais elle ne fit que s’étirer les mâchoires, puis ses ailes et son cou, meurtris et épuisés.

— Pas trop tôt. J’espère que tu te souviens dans quel ordre étaient les chaînes parce que Fenie fait attention à ce genre de détails, crois-moi.

— Dans quel ordre… ?

— Je vais pas m’enfuir maintenant, tu penses bien. 

Jin serra les lèvres. Elle n’avait pas besoin d’être médecin pour comprendre que Suzette n’était pas en état de voler, encore moins en plein orage pour s’éloigner d’un bateau qui naviguait à bonne vitesse. Le corbeau avait raison : ce n’était qu’un instant de répit, et elle devrait reprendre ses chaînes.

— Allez, perds pas de temps. Dis-moi pourquoi t’es là, moussaillone. 

La maegis lui dit tout ce qu’elle put, tout ce dont elle se souvenait. Ce qu’il s’était passé depuis que le navire de fortune créé par Erin s’était écrasé, contre le château presque vide occupé par Fenara, ce que l’enchanteresse avait prévu de faire d’eux et vers où leur navire se dirigeait désormais. Les mots coulaient de sa bouche et lui écorchaient la langue, cognaient contre ses lèvres et serraient sa gorge. Lorsqu’elle eut tout terminé, Suzette frotta sa tête contre son ventre, et Jin serra le corbeau entre ses bras. Elle aurait aimé pouvoir en faire de même avec Sia. Avec Barty. 

Elle avait si peur de lâcher Suzette et qu’elle disparaisse à son tour.

— Je suis désolée, poussin. J’aurais voulu mieux te protéger.

Jin renifla ses larmes, et caressa les plumes noires. Les mots sortirent avant qu’elle ne puisse les en empêcher, mais elle regretta de les avoir laissé couler, d’avoir encore oser demander quoi que ce soit à quelqu’un qui avait tant perdu.

— Ce n’est pas encore trop tard pour le faire, non ?

Dans les petits yeux noirs de Suzette, Jin vit quelque chose qui la terrifia, plus que si elle lui avait répondu à voix haute. Le corbeau n’osa rien dire, finalement, gardant pour elle ce qu’elles savaient toutes les deux. Elle se dégagea doucement de l’étreinte de la jeune fille, s’ébroua une dernière fois, puis attrapa elle-même ses chaînes pour les tendre à Jin.

— Assez bavardé. 

La maegis acquiesça, et replaça une à une les chaînes, les mains tremblantes. Suzette ferma les yeux, et ne les rouvrit pas, même lorsque Jin disparut dans le couloir pour se mêler à la foule de ses spectres.

A mi-chemin, elle se figea, les yeux écarquillés d’horreur. 

Ce fantôme, elle le reconnaissait. Sa tignasse de boucles sauvages, l’éclat de malice dans ses yeux blancs, la bouche arquée en un sourire et les poings serrés prêts à frapper. Del. Il ne pouvait pas être debout et vivant. Fenara aurait remué le bateau sans dessus dessous pour le remettre à sa place, et Jin l’aurait su immédiatement. 

Comme le reste des maegis qui occupaient son champs de vision, son ami n’était qu’une illusion. 

Non - contrairement aux autres, il ne se contentait pas de regarder, immobile et muet. Dès qu’il croisa son regard, l’esquisse de sourire se transforma en soupir de soulagement.

— Jin ! Tu sais que tu es difficile à repérer ? Ça fait je ne sais pas combien de temps que j’essaye de te rattraper mais tu disparais à chaque fois !

— Quoi ?

Del fit un pas en avant, et disparut brusquement. Jin sursauta quand elle entendit sa voix derrière elle, et se retourna pour dévisager sa mine confuse.

— Deux secondes, est-ce que tu es réveillée en ce moment ? demanda-t-il. Trop bizarre. Les autres étaient inconscients, ou un truc du genre. Je vais faire vite, alors. La quatrième étape, c’est de te faire confiance. Tu comprends ? Fais-toi confiance !

Elle le dévisagea, sans comprendre, et fit un pas vers lui. Mais dès qu’elle tendit la main pour le toucher, il disparut de nouveau. Elle eut beau examiner chacune des silhouettes des fantômes qui se resserraient autour d’elle, Del ne réapparut plus, cette fois-ci.

— Jin. 

La jeune fille se retourna vers la voix de Fenara, et les spectres s’écartèrent alors que l’enchanteresse la rejoignait à grand pas. Jin ne bougea pas, et la laissa attraper ses épaules pour mieux ausculter son regard fuyant.

— Qu’est-ce que tu fais ici ?

— Je…

Malgré elle, ses yeux cherchèrent encore Del dans la foule des spectres. Fais-toi confiance. Qu’avait-il voulu dire par là ? Confiance pour quoi ? Et comment ?

— Désolée… les hallucinations… elles me bloquaient le chemin…

Fenara lui caressa la joue, et Jin ne put réprimer un frisson de peur. 

— Ne t’éloignes plus. Nous avons atteint les Déïnides. C’est le moment. 

Jin déglutit, puis acquiesça, et suivit douloureusement le pas assuré de celle qui avait été sa mère. Elle n’avait plus le temps ni de chercher Del, ni de se réfugier auprès de Suzette, ni de prendre la fuite pour retrouver Erin, où qu’elle soit. 

Dans quelques instants, Fenara, Sehar et elle seraient au milieu de la Toile, et il sera trop tard pour qu’elle en échappe.  

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Nanouchka
Posté le 13/08/2022
J'adore que Del connecte tout le monde, qu'il soit au coeur de notre grand groupe en toile d'araignées. Et ces visions, et ces dialogues interrompus et recommencés. Je comprends que tu veuilles garder le suspense, mais je me dis que ce serait chouette que ses instructions soient parfois un peu plus spécifiques, et comme elles sont parcellaires et dans le désordre, qu'on essaye de les recoller et comprendre.
J'ai du mal à visualiser Pacome. Peut-être ça vaudrait le coup de remettre un ou deux détails physiques marquants à chaque fois qu'un personnage secondaire apparaît : Neil Gaiman fait ça dans ses romans, et ça marche hyper bien.
L'écriture est fluide et riche. Adoré le passage sur les arbres avec Lo, évidemment. Tu peux peut-être te permettre plus de description d'orage, de bois, du caveau, de lumière, de sensations.
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