Chapitre 6: Un vent de renouveau

  Sous la lumière tamisée de la chambre, le jeune homme l’observait d’un regard circonspect. Laria sentit sa mâchoire se contracter à la vue de son nouveau colocataire. Devant elle se dressait le fils du Duc de l’Ombre. Son sang était en ébullition et dans ses veines coulait une colère sourde. Elle sentait une douleur lancinante au bras tandis qu'elle le toisait d'un regard mauvais. La tension dans l’air était palpable. Elle voulut dire un mot pour briser la glace mais aucun son ne sortit de sa bouche. Après tout, elle n’avait rien à lui dire. Il était le fils de l’un des investigateurs de l’insurrection qui avait ravagé tout l’Empire. Mais fallait-il pour autant le détester ? Les erreurs du père n’étaient pas celles du fils. Elle le savait, mais elle ne pouvait s’empêcher d’éprouver du ressentiment à son égard. Ils avaient une dette de sang et un jour elle lui ferait payer. Son père finira surement au bout de sa lame, tout comme sa mère avait tâché à jamais les mains du Duc. A ce moment-là, il n’y aura plus de retour en arrière. La voix calme et grave du jeune homme la ramena à elle.

- Salut, dit-il un sourire en coin légèrement forcé.

  Laria, qui l'observait, plongea son regard dans le sien. Il semblait libre de toute émotion, sans ressenti ni haine, mais quelque chose au fond de lui était brisé. Elle ne savait comment le décrire, mais elle en était certaine. Elle aurait reconnu ses yeux vides entre tous, qu’importe combien on tentait de le cacher. Elle aussi était passée par là, vivant comme une morte dans une coquille vide qui avait perdu son âme. Il lui souriait tranquillement alors qu’un jour avant ils se combattaient presque à mort. Elle lui répondit d'un léger mouvement de main. Elle le vit alors s'approcher d'elle et ses lèvres s'entrouvrir pour lui dire d'un ton amical.

- Beau combat hier.

- Merci, répondit-elle d'un air gêné.                                

  Le jeune homme se dirigea vers son lit de l’autre côté de la pièce. Sa couche se trouvait contre le mur à droite d’une petite fenêtre qui laissait filtrer la lumière du jour. Il avait une petite mallette à la main qu’il ouvrit pour en sortir trois chemises et deux pantalons. Elle le vit extirper un bout de papier de sa poche. Il le déplia soigneusement avant de le déposer délicatement sur sa table de chevet. Laria regarda discrètement le portrait fait à la peinture acrylique. Elle put voir son nouveau camarade de chambre lorsqu’il était enfant en compagnie d’un homme à la chevelure de jais qu’elle pouvait deviner comme le Duc de l’Ombre, et d’une femme au long cheveux châtains. Un frisson lui parcouru l’échine et elle tourna rapidement la tête pour ne plus voir cet homme qui avait participé à tant de massacres. Le sang qu’il avait sur les mains était celui des êtres qu’elle avait aimé et elle devrait supporter de le voir chaque jour dans sa chambre. Maintenant au moins, elle était capable de mettre un visage à un de ses nombreux ennemis. C’est alors qu’elle entendit du bruit venant de l’extérieur. Les apprentis commençaient à se rassembler dans le couloir autour du capitaine de la garde. Laria sortit précipitamment suivie de son nouveau colocataire. Elle n’avait de toute façon aucune affaire importante à déballer mis à part la dague que lui avait confié sa mère, et qu’elle gardait toujours sur elle accrochée par une fine lanière à sa jambe droite sous son pantalon. Elle s’était arraché les ailes avec elle et avait commencé une nouvelle vie d’errance. Ses pas la conduisirent naturellement près de l’attroupement qui encerclait leur nouveau supérieur. Elle entendit alors résonner dans le long corridor la voix tonnante du chef de la garde.

- Mettez-vous en rang. Et au pas de course, cria-t-il.

  Le petit groupe s’activa rapidement en entendant leur commandant telle une ruche aux ordres de leur reine.

- Je vais vous présenter au corps de garde que vous seconderez et vous montrerai le terrain d’entrainement pour commencer dès aujourd’hui. Je vois en plus que beaucoup d’entre vous se sont remis de leurs blessures grâce aux soins apportés par les mages de la Tour de Cristal. Il en reste juste deux qui semblent encore esquintés, déclara-t-il en regardant la jeune fille et son camarade de chambré.

  La sang-mêlé se tourna alors et remarqua l’absence de blessure de ses compagnons. Elle n’eut même pas le temps de se poser plus de questions qu’ils commençaient déjà à se diriger hors du dortoir. Le soleil du début d’après-midi les accueillit, leur rappelant la faim qui leur tiraillait le ventre. Quelques gargouillis se firent entendre et disparurent comme ils étaient arrivés, sans qu’aucun n’y prête attention. Le contour du terrain d’entraînement des chevaliers impériaux se dessinait au loin. On pouvait entendre le bruit des épées qui s’entrechoquent tandis que des silhouettes à contrejour s’entrainaient, soulevant sur leurs passages la poussière du sol terreux. Le bruit s’intensifiait à mesure qu’ils s’approchaient et quelques chevaliers commencèrent à baisser leurs armes à la vue du cortège. Laria sentait l’odeur âcre de la sueur tandis que les soldats s’amassaient autour de leurs nouveaux juniors. Leur instructeur prit alors la parole:

- Comme vous pouvez le voir on a des petits nouveaux. Merci de les accueillir comme il se doit.

  Il marqua une pause tandis que le corps de garde applaudissait ceux qui allaient maintenant les seconder. Il ajouta :

- Aujourd’hui est leur premier jour chez nous alors montrez leur comment on s’entraîne ici, déclara-t-il avec un léger sourire en coin. 

  Des rires graves résonnèrent dans les oreilles de Laria. Elle sentit un frisson lui traverser l’échine.

- Cesse de bavardages et prenez vos épées, clama-t-il d'une voix tonnante. 

  Les nouvelles recrues se dirigèrent au fond du terrain d’entraînement où des épées basiques avec l’emblème de la famille impériale étaient entassées dans des caissons. La sang-mêlé prit rapidement une arme avant d’aller se positionner près de l’entraîneur. Le chef de la garde attendit que le groupe soit au complet et les emmena dans le fond du terrain pour ne pas gêner ceux qui assuraient d’ores et déjà la sécurité du royaume d’Aima. Les ombres des arbres dansaient sur le sol tandis que la chaleur de l’après-midi était accompagnée d’un fond d’air frais.

- En position, cria alors l’homme d’une cinquantaine d’années.

  Laria sursauta de surprise avant de se mettre en garde.

- Tenez-vous droit, les jambes légèrement écartées et fléchies. Commencez à attaquer et faites comme si vous pourfendiez un ennemi dans le sens de la longueur.

  Les jeunes gens semblaient s’attaquer à des fantômes tandis qu’ils continuaient sans cesse les mêmes mouvements dans le vide. Les mains de la jeune sang-mêlé se resserrèrent autour du manche de son épée avant de donner un grand coup qui fendit l’air. Elle entendit sa lame siffler avant d’arrêter son mouvement et de recommencer accompagnée de ses camarades. Elle pouvait sentir ses muscles se contracter tandis que la sueur coulait le long de son front. Elle entendait le bruissement des feuilles qui accompagnaient les mouvements de sa lame. Les minutes laissèrent place aux heures tandis que le soleil déclinait dans le lointain et qu’ils répétaient inlassablement les mêmes mouvements. Laria leva la tête un cours instant pour admirer les teintes rosées du ciel qui donnaient des airs de peinture au paysage sous ses yeux. C’est alors qu’une voix la tira de ses rêveries et stoppa net son corps endolori.

- Arrêtez, lança le capitaine de la garde tandis que des soupirs de soulagement se firent entendre. Vous avez bien travaillé vos bases, mais ce n’est que le début. Si vous trouvez cela dure attendez de voir la suite.

  Quelques murmures désapprobateurs se firent entendre dans l’assemblée malgré la fatigue qui les clouait sur place. Les jeunes apprentis s’assirent alors par terre et comme animé des mêmes pensées ils s’allongèrent sur le sol terreux. Leurs regards contemplaient le coucher de soleil qui zébrait le ciel de ses rayons orangés. Il sentait la brise du soir sur leur peau où perlait de la sueur. Le chef d'instruction cria alors :

- Garde-à-vous ! Ce n'est pas le moment de se reposer. Vous allez vous refroidir et c'est mauvais pour votre corps. Marcher un peu en retournant à votre dortoir. Je pense que vous avez bien travaillé. C'était, on va dire, correct. Le repas est servi à vingt heures. Si vous n'êtes pas dans la salle commune à cette heure vous ne pourrez pas manger. J’irai vous chercher dans une petite heure à 19h45 et je vous montrerai le chemin, mais après ce sera à vous de vous y rendre par vos propres moyens. 

  Des gémissements de fatigue se firent entendre tandis que le petit groupe commençait à se relever douloureusement. Laria sentit des gargouillements, la faim commençait à lui tirailler le ventre. Elle n'avait rien mangé de la journée et l'idée même d'un repas la faisait saliver. Elle sentait ses muscles courbaturés la lancer tandis qu’elle avançait à petits pas vers l'aile Ouest du château accompagnée du fils du Duc de l’Ombre et de ses camarades. Le jour déclinait dans le lointain, enveloppant le monde d'un voile noir parsemé d'étoiles comme autant de lueurs d'espoir dans la nuit. C'est alors qu’elle vit la porte de bois entourée de lierre qui menait au dortoir. Ils accélérèrent légèrement la cadence dans l'espoir fébrile de reposer leurs corps endoloris quelques instants. La jeune femme ouvrit la porte menant au hall d'entrée. L'odeur âcre de la sueur semblait imbiber l'air tandis qu'il se dirigeait dans leurs chambres respectives. Laria sentait le plancher de bois craquer sous son poids jusqu’à s’arrêter devant la chambre 3.  Le fils du Duc de l’Ombre ouvrit alors la porte qui grinça légèrement avant de laisser rentrer les deux colocataires qui allèrent s’installer sur leurs lits. Un silence pesant s’installa entre eux. La sang-mêlé essaya alors de briser la glace dans une tentative désespérée de rendre l’ambiance moins pesante.

- Heu… Je me demandais… Tu t’appelles comment déjà, demanda-t-elle à mi-voix.

- Cayden de Colley, répondit-il comme pour couper court à la conversation.

  Laria remarqua qu’il tenait sa main fermement sur son torse tandis que sa chemise déjà tâchée par la terre, prenait les teintes rouges du sang. La blessure qu’elle lui avait infligée s’était surement rouverte lors de l’entraînement, et il n’avait alors pas pu changer ses bandages.

- Ça va, chuchota-t-elle instinctivement.

  Bien sûr qu’elle savait que ça n’allait pas, mais s’était comme un mantra que tout le monde disait sans vraiment se soucier de la réponse. Son camarade se leva alors de sa couche où le sang avait laissé une trace et dit :

- Je vais chercher des bandages.

  La sang-mêlé le suivit du regard tandis qu’il marchait en direction de la sortie avant de disparaître dans l’encadrement de la porte. Les pas du jeune homme se faisaient de plus en plus lointain tandis qu’elle regardait fixement le vide. Elle remarqua alors sur le plancher que son ombre se distordait sous son regard horrifié. Ses membres s’atrophiaient tandis que la silhouette lugubre semblait posséder une paire d’ailes. Son ombre se muet en un oiseau de ténèbres qui finit par pendre une forme matérielle sous ses yeux éberlués. On l’aurait dit fait de flammes noires. Elle vit sur sa serre gauche un petit parchemin enroulé soigneusement et tenu par un fin cordon rouge. Elle s’approcha doucement de l’animal qui semblait comme statufié et pris le papier avant de le déplier pour le lire. Il ne fallut pas longtemps pour que des ténèbres épaisses l’enveloppent entièrement. Le monde avait disparu sous une nuit sans étoile, se dérobant ainsi à ses yeux. Était-ce la fin ? Son cœur s’accéléra. Elle ne pouvait pas mourir comme ça. Elle rejoindra sa mère quand elle l’aura vengé, quand elle n’aura plus de raisons de vivre. Elle n’avait encore rien accompli. Son heure n’était pas venue, mais son corps tout entier s’était figé incapable de se débattre. Une lumière bleutée apparut alors et chassa les ténèbres qui l’entouraient. Elle cligna des yeux sans vraiment comprendre ce qu’il se passait avant de sentir l’air glacé de la forêt sur sa peau. Une silhouette familière se dessinait sous le clair de lune. Un homme aux cheveux argentés et aux yeux tels deux ambres lui tendait la main. C’était le magicien impérial. Elle s’agrippa à lui pour se relever de la boue dans laquelle elle était assise.

- Le voyage n’a pas été trop désagréable ?

  La jeune femme le fusilla du regard avant de lui donner une petite tape sur l’épaule.

- Tu aurais pu prévenir. J’ai bien cru trépasser avec tes bêtises.

  Karian ria à gorge déployé en entendant la sang-mêlé d’habitude si impassible laissé transparaître ses émotions.

- Je suis désolé. Je ne pensais pas que ça t’effraierait autant. Au moins maintenant, tu sais à quoi t’attendre.

  Le magicien impérial prit la main encore tremblante de Laria et la conduisit doucement dans la végétation. Les branches craquaient sous leurs poids tandis que les feuillages au sol bruissaient à chacun de leurs mouvements. Sous la lumière argentée de la lune se découvrit des ruines des temps anciens où la nature avait repris ses droits. Elle poussa un petit hoquètement de surprise à la vue des colonnes entourées de lierre et des runes inscrites sur l’autel au milieu de ce qui devait être autrefois un temple elfique.

- On est où, demanda-t-elle paniquée. 

- Tu n’as pas à t’inquiéter personne ne viendra ici.

- Justement…, rétorqua la jeune fille.

- Tu ne me fais pas confiance ? Je suis vexé, ajouta-t-il en faisant la moue.

- Oui, je ne te fais pas confiance. Je te connais à peine.

- Ça fait mal. Pourtant moi je t’aime bien.

- Je n’en ai rien à faire ! Qu’est-ce que je fais là ?

- Du calme. Je t’ai juste amené là pour un examen de routine. Et si tu travailles bien tu pourras manger. Mon petit doigt m’a dit que ce ne sera pas du luxe. 

  Laria se sentit déglutir et un petit gargouillement se fit entendre. Karian la regarda un petit sourire moqueur sur les lèvres et dit :

- Je te promets de la bonne viande si tu suis mes instructions.

- Je dois faire quoi ?

- Juste te mettre au centre du cercle runique et toucher l’autel de la lune.

- Pourquoi, argua-t-elle sur ses gardes.

- Ce n’est rien de dangereux si c’est ce qui t’inquiète. Ça sert à révéler la nature de ton pouvoir. Pour faire simple, à quel élément ta magie est reliée. Par exemple, moi je suis lié à la magie des ombres comme tu as pu le voir. C’est-à-dire que je suis plus puissant la nuit et que j’ai des facilités à contrôler les ténèbres, mais notre pouvoir ne se limite pas à ça bien sûr. Par contre, on dit souvent que ça reflète ton caractère, ajouta-t-il d’un rire amer. 

- Donc tu m’assures que ce n’est pas dangereux. Mais comment je peux te croire. Si ça se trouve tu as juste besoin de quelqu’un à sacrifier. Parce que ton cercle runique n’inspire pas confiance, je dois dire.

- Pourquoi je ferai ça. Tu es comme moi, chuchota-t-il à mi-voix. Je te donne ma parole de magicien qu’il ne t’arrivera rien.

  Laria vit alors des fils dorés s’enrouler autour de son bras et de celui de Karian. Il semblait que des liens de lumière scellaient leurs destinées.

- C’est une promesse magique. S’il t’arrive quoi que ce soit dans le cercle, je mourrai instantanément.

  La sang-mêlé ne pouvait s’empêcher d’être dubitative. Tout allait trop vite pour elle. Elle sentait ses jambes flanchées mais comme poussée par une force invisible elle s’approcha doucement du cercle runique. L’autel se faisait de plus en plus proche tandis que le bruissement des feuilles dans ses oreilles se faisait plus puissant. Lorsqu’elle arriva enfin à destination, elle sentit s’éveiller en elle quelque chose d’endormie depuis longtemps. Comme réveillée d’un sommeil immuable, la magie affluait dans ses veines. Ses yeux bleu glacés avaient repris des teintes dorées, et autour d’elle la bise du soir s’était muée en tempête. Elle était comme dans l’œil du cyclone. Non, elle était le cyclone. Elle en était certaine. Elle était enfin libérée de ses entraves matérielles. Elle était un être du vent, libre et insaisissable.

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