Chapitre 6 - partie 1 - Le visiteur des rêves

L’esprit de Till flottait à la dérive. Des tableaux, des visages, des lieux, des couleurs, des sons, des émotions se superposaient en un imbroglio coloré et dissonant. Une image chassait l’autre, une voix se mêlait à d’autres, une expression ressurgissait dans une langue aux sonorités inconnues et pourtant familières. Des instantanés de vie. De sa vie. D’une autre vie. Les dernières heures avaient marqué d’une empreinte durable son inconscient. Agité, il ne cessait de tourner et retourner sur sa couche :

Le brouillard. Épais, oppressant. Il l’entoure de toute part. Till déteste le brouillard. Ses ombres, ses secrets, ses fantômes. Le brouillard rode, sournois, visqueux. Son souffle glacé hérisse les poils de sa nuque. Il gémit, tressaille. Une voix l’appelle :

• Till, Till !
• Qui est là ? s’entend-il demander.
• C’est moi ! Silha !

Il aperçoit une silhouette, petite, menue, qui agite la main :

• Silha ?
• Oh Till, tu ne me reconnais pas ? répond la voix avec tristesse.
• Non, excuse-moi, je ne me souviens pas. Mais qui es-tu ?
• Je suis ton guide, tu devrais le savoir ! Allez, viens me rejoindre, nous sommes attendus. Dépêche-toi, nous allons être en retard !
• Je ne comprends pas. Attendus où ?
• Là où est la réponse.
• Qu’est-ce que tu dis ? J’ai du mal à te voir ! Attends-moi ! Mais où es-tu ?

Le brouillard estompe la silhouette qui s’éloigne. Mais sa voix résonne, se répercute en écho sur des murs invisibles.

• Là…Là... Là… Juste devant toi…toi... toi…!

Il avance à l’aveugle, les mains tendues vers la frêle silhouette qu’il devine maintenant à peine. Il doit à tout prix la rejoindre. Il sait que c’est important. Il accélère le pas mais ses jambes sont de plomb. Des lumières papillonnent devant ses yeux. Il tente de les chasser. Le rythme de son cœur s’emballe : boum-boum, boum-boum, boum-boum… Non, ce n’est pas son cœur mais le rythme ténu d’un tambour qui retentit au loin.

Soudain le sol se dérobe sous ses pieds. Il crie, bat des bras pour tenter de trouver une prise à laquelle se raccrocher mais ses doigts se referment sur le vide. Un vide blanc, infini et froid. Sa chute dure une éternité…

… À présent il est dans une prairie. Il regarde l’herbe verte qui caresse ses pieds nus. La sensation est agréable. Il relève la tête. Devant lui, la porte d’une maison. Une grande porte bleue avec un heurtoir de bronze. Il doit entrer. Il le sait. Il ne connait pas cette maison, il ne l’a jamais vue. De cela il est certain et pourtant tout semble ici familier, rassurant. La maison l’accueille. L’intérieur est charmant, habité. Une grande pièce, deux fenêtres ouvertes sur la campagne. Il se dirige vers celle située à sa droite et regarde. Au loin une colline. Un troupeau de chevaux dévale en direction de la maison. Till les observe soulever un nuage de poussière d’or qui voile un instant la lumière crue du soleil. Ils se rapprochent. Les sabots martèlent le sol. Till frissonne. La terre tremble. Till perçoit un danger. Il faut prévenir Elhyane. Où est-elle ? Il se rappelle soudain, Elhyane n’est pas à la maison. Il doit la prévenir. Elle saura quoi faire. Elhyane sait toujours quoi faire. Une main se glisse dans la sienne et cherche à l’entrainer :

• Je dois te ramener chez nous.

C’est Silha. Ses yeux pétillent de malice dans son petit visage rond. Elle sourit.

• Nous ne pouvons sortir, Silha, répond Till. Ici nous ne risquons rien.

Il ne sait d’où lui vient cette certitude mais il ne doute pas. Les chevaux galopent un long moment en cercles concentriques autour de la maison. Puis leur course s’arrête et ils s’alignent en position d’attente, naseaux frémissants. Silha lâche la main de Till et se dirige vers une table. Une table extraordinairement haute. Till ne l’a pas remarquée à son arrivée. La fillette grimpe sur une chaise. Une chaise extraordinairement haute. Ses mains agrippent les barreaux, son corps se hisse le long de l’échelle improvisée. Un cheval immense est déjà assis à la table. Cette présence devrait le surprendre mais Till ne s’en étonne pas. Il escalade à son tour, s’assoit et les observe en silence. Le cheval porte un manteau de drap de laine écrue sur une chemise de toile. Sur sa tête un chapeau de paille à large bord avec un ruban fleuri. Un chapeau pour se protéger du soleil avec deux trous pour ses longues oreilles. Cela lui donne un air comique et un peu ridicule. Till connaît ce chapeau. Ma porte le même pour aller au jardin. À son cou pend un médaillon. Till essaie d’en déchiffrer les symboles mais le cheval bouge et le médaillon disparaît dans l’encolure de sa chemise. Les sabots, posés à plat sur la table, prennent la forme de puissantes mains. Le cheval plonge la main gauche dans une poche pour en sortir une boîte carrée et une pipe qu’il bourre et allume aussitôt. Il pousse la boîte vers Silha. Elle la considère un instant puis l’entrouvre délicatement. Des dizaines de scarabées s’échappent. Des blancs, des noirs, un rouge. Au-dessus de la table, en suspension dans les airs, apparaissent trois plateaux sur lesquels se positionnent les insectes. Les blancs pour Silha, les noirs pour le cheval et le rouge pour Till.

• Qu’est-ce que c’est ? Un jeu ? questionne-t-il, intrigué.

Les deux autres le foudroient du regard.

• Chut ! ordonne Silha.

Till ne comprend pas ce que l’on attend de lui. Il croise les bras et attend. Un scarabée blanc s’aventure en premier. Dès qu’il franchit la limite de son plateau une bande étroite se matérialise sous ses pattes. Un scarabée noir s’engage à son tour, une nouvelle bande se matérialise. Le rouge ne bouge pas.

• Tu dois avancer ! commande Silha.

Châny est assis à la droite du cheval qu’il contemple avec admiration. Châny ? Depuis combien de temps est-il là ? Leurs regards se croisent. Son ami hoche la tête en souriant, ses lèvres bougent pour émettre un brouhaha de sons discordants. Le cheval tire sur sa pipe. La fumée est épaisse, âcre, elle pique la gorge et les yeux de Till. Des larmes brouillent son regard. Il tousse, suffoque. Une main fraîche se pose sur son front tandis qu’une voix ferme l’interpelle…

• Till ! Till ! Réveille-toi !

Il résiste. Sa curiosité est en éveil, il n’a pas envie de partir. Pas tout de suite. La partie vient à peine de commencer…

• Allez Till ! Les autres sont déjà levés. Elhyane est arrivée.
• Les autres ? Elhyane ? marmonna Till en étirant les bras.

Résigné, il consentit enfin à ouvrir un œil puis, à regret, se redressa.

• Bienvenue parmi nous…

Till considéra son ami avec curiosité tout en croisant les jambes, signe manifeste qu’il n’avait pas l’intention de précipiter davantage le mouvement. Châny soupira, et s’assit face à Till sur le tapis, son estomac protesta mais il devrait attendre.

• Tu étais dans mon rêve, tu le sais ? C’était tellement étrange, si réel.
• J’y étais, c’est vrai. Tu sais que tu as de curieux rêves, ça donne à réfléchir.
• Tu es une sorte de magicien ? C’est ça ? demanda Till avec curiosité.
• Non, répondit Châny en riant, je ne suis qu’un visiteur des rêves. C’est un don qui se trouve dans ma famille. De temps en temps il apparaît chez l’un de nous. Tu sais, en général, je ne m’immisce pas dans la tête des gens si je n’y suis pas invité. Mais tu étais tellement agité que j’ai voulu tenter de t’aider. Je ne suis pas encore très doué mais parfois j’arrive à défaire les mauvais rêves.
• Qu’est-ce que tout ça peut vouloir dire, d’après toi ?
• C’est toujours difficile d’expliquer les rêves. Il y a dans le rêve une grande part de réel, mais des souvenirs profonds peuvent aussi ressurgir, des souvenirs d’un autre âge ou d’une autre époque. Le rêve te donne des pistes, il est là pour t’aider à démêler les fils.
• Là, c’est plutôt un sac de nœuds.
• Oui, tout cela semble assez confus. Mais sépare les éléments que tu peux identifier, Silha, par exemple, tout le monde connaît l’histoire de Silha et de son frère Lars...
• C’est vrai, coupa Till, mais en fait on ne sait pas grand-chose, hormis qu’ils ont été abandonnés sur le continent au moment du grand départ.
• Rappelle-toi des légendes, les chevaux fantastiques…
• J’en ai entendu parler, mais tu expliques comment, la maison ? Les scarabées ?
• Je n’explique rien. Les rêves sont comme des énigmes à résoudre. C’est à toi de trouver les clefs, répondit Châny. Ne te tracasse pas, tu finiras par comprendre.

Des éclats de rire retentirent, Elhyane appela les garçons. Till se leva vivement, bien réveillé à présent :

• C’est quand même extraordinaire de voyager dans les rêves ! J’ignorais que de tels pouvoirs existent, s’étonna Till en s’habillant.
• Pouvoirs, pouvoirs, n’exagérons rien. J’ai encore tout à apprendre. Il y a une section compréhension et maîtrise des dons à Gran-Cairn.
• Ah !
• Bien sûr, tout le monde a un don. Cet enseignement est obligatoire pour tous.
• Si tu le dis. Mais pour l’instant il est chez moi bien, bien caché mon don.
• Le don attend son heure pour se révéler. Chez certains il se manifeste spontanément mais chez d’autres il faut parfois un peu creuser. Le don est une particularité, c’est ce qui nous rend tous différents et complémentaires.
• Et Blair et Naëlle aussi ont des dons ? demanda Till inquiet.
• Naëlle comprend le langage des animaux, enfin de certains animaux. Plus tu maîtrises de langages et plus les autres sont faciles à acquérir. En tous cas, c’est ce qu’elle dit. Elle se débrouille déjà plutôt bien avec les bêtes de la ferme. Je suis certain qu’elle est en grande conversation avec les oies en ce moment.
• Et Blair ?
• Blair ? Hum… Blair c’est encore assez flou, il est entreprenant. Lorsqu’il a une idée, il ne lâche jamais. Ça tourne même parfois à l’obsession dans sa tête, mais il a encore tendance à confondre vitesse et précipitation. C’est un remarquable dessinateur et un grand bidouilleur. Je ne sais pas si c’est vraiment un don, mais je crois qu’il pourrait tous nous surprendre.
• Je ne vois pas quel don je pourrais bien avoir…
• Voyons, si j’ai bien compris, Elhyane t’avait interdit de t’aventurer dans les marais ?
• Ça, c’est sûr et à mon avis, on va en entendre parler !
• Laisse-moi poursuivre. Malgré l’interdiction tu es venu à notre aide au risque de mettre ta vie en danger… Tu es un transgressif !
• J’ai le don de désobéir ! répondit Till en riant. C’est Ma qui va être contente ! Mais je ne suis pas certain que ça me réjouisse, ni que ce soit d’une grande utilité.
• Non, tu as raison… Voyons… Tu es ami avec Thiya, tu as appris à communiquer avec elle et…
• C’est plutôt elle qui a appris à communiquer avec moi, c’est elle qui a un don.
• Bon, mais tu as du courage, tu sais faire preuve d’initiative…
• Tout ça, c’est des qualités. Pas des dons.
• Mais c’est déjà positif non ? Tu vas devoir apprendre la patience, une autre qualité, mais je sais que tu es promis à réaliser de grandes choses.
• Tu es devin aussi ? ironisa Till.
• Non, ne te moque pas ! J’en ai l’intuition, c’est tout.
• Ah ! L’intuition ! Et moi j’ai la certitude que si on ne descend pas vite, Blair aura englouti tout le petit déjeuner.