Chapitre 6 : Les sous-bois

 

Amaya salua Asha, un grand sourire épanoui sur les lèvres. La « fée » lui fit un signe de main depuis le couvert des arbres. Elle ne quittait jamais sa forêt magique, disant que celle-ci la protégeait. La villageoise n’avait pas de mal à la croire, chaque fois qu’elle tentait d’y entrer seule, elle se perdait et revenait au point de départ.

Amaya redressa son col lorsqu’un vent froid vint la frapper. L’hiver se glissait le long des pentes de la montagne, le gel faisait miroiter les prairies grisâtres. La neige ne tarderait pas, elle savait alors qu’elle ne pourrait plus visiter son étrange amie. Elle avait trouvé dans cette relation une liberté qu’elle ne connaissait pas. Peu lui importait qu’Asha soit un mystère, elle appréciait simplement sa présence et son sourire. Elle avait l’impression qu’il en allait de même pour la jeune mère.

Amaya descendit les près pentus à cheval malgré son ventre proéminent. Le bébé donnait des coups de pieds, de temps en temps. Chaque mouvement faisait battre plus fort le cœur de la prêtresse. Il était bien là, en elle. Il attendait de pouvoir sortir. Chaque coup ravivait son enthousiasme autant que sa crainte. Lorsque le moment serait arrivé, elle pourrait connaître une joie intense, ou le froid mordant de la mort.

Quelques heures plus tard, Amaya atteignit Lulla. Les villageois s’activaient malgré les températures peu clémentes. Quelques travaux restaient encore à faire dans les champs, sans compter la construction des maisons et de leur mobilier. La jeune femme amena sa jument à l’écurie, soulagée que le voyage se soit passé sans problème. Elle sursauta quand une ombre surgit devant elle.

— Où étais-tu ? demanda abruptement Sulpicia.

La garante avait les lèvres et les yeux pincés. Amaya sentit son pouls s’accélérer.

— Angelus ne te l’a pas dit ? Je suis allée me promener.

— Tu es parti toute la journée, il commençait sérieusement à s’inquiéter pour toi !

— Je suis allée un peu loin, c’est vrai.

— Je t’ai déjà dit que l’équitation était dangereuse pour le bébé ! Qu’est-ce que tu aurais fait si tu étais tombée ?

— J’avais envie de…

— C’est la quatrième fois que tu nous fais le coup ! Je commence à me demander si tu le veux réellement, ce bébé !

Amaya eut un mouvement de recul.

— Bien sûr que je le veux !

— Alors arrête de prendre des risques inutiles !

La jeune femme se détourna, à la fois furieuse et inquiète.

— Je n’ai pas besoin qu’on me materne, siffla-t-elle, les dents serrées.

— Visiblement si, grinça Sulpicia.

Amaya l’avait rarement vue si emportée. Son comportement était-il donc si dangereux ? Elle posa une main nerveuse sur son ventre.

— Tu es bizarre, ces temps-ci, lâcha sa garante dans son dos.

L’intéressée se figea.

— Ça doit être… la grossesse.

— Mouais.

Elle sentit une main hésitante se poser sur son épaule.

— Tu sais que s’il y a quoi que ce soit, tu peux me le dire, hein ? fit Sulpicia d’une voix plus douce.

— Il n’y a rien, c’est bon.

Amaya se dégagea un peu plus brutalement qu’elle ne l’aurait voulu et sortit des écuries. Elle se rendit immédiatement chez elle pour y attendre son mari. Angelus semblait un peu froid, elle voulut le questionner mais il dit simplement qu’il était fatigué. Elle le fixa alors qu’il s’endormait, les sourcils froncés. Elle avait beau être harassée, elle savait qu’elle trouverait difficilement une bonne position. Elle dormait très mal ces dernières semaines, peut-être était-ce la raison de ses prises de risques ? D’un autre côté, elle ne voulait pas abandonner Asha, pas tant qu’elle pouvait aller la voir. La fée s’inquiéterait si elle cessait leur rencontre sans raison apparente. Et puis, elle en avait envie. Elle voulait passer du temps avec elle, loin du carcan étroit que les humains lui posaient sur les épaules.

Angelus se leva tôt, bien plus que d’habitude. Amaya releva une tête ensommeillée en direction de sa silhouette qui s’activaient.

— Qu’est-ce que tu fais ?

— Je vais marcher un peu avant le service.

— Je vais venir avec…

— Non.

Elle sursauta presque, elle tenta de capter son regard mais il lui tournait le dos.

— J’ai besoin d’être seul.

— Angelus, qu’est-ce que…

— Ne t’inquiète pas, nous discuterons plus tard.

Elle déglutit, la bouche encore pâteuse de sommeil. Dehors, la nuit régnait toujours, pourtant elle entendait des bruits de pas.

— À toute à l’heure, lança son mari en fermant la porte.

— À toute à l’heure…

Amaya fronça les sourcils en entendant la clé tourner dans la serrure. Le cœur battant, elle se leva et se traina jusqu’à l’entrée. La porte ne s’ouvrit pas. Elle secoua la poignée, cherchant le double des clés du regard, mais leur rangement était vide.

— Angelus ! Angelus, ouvre-moi !

La serrure avait été installée quelques jours plus tôt, pour protéger des fauves, sois-disant. Amaya se laissa choir contre la porte. Qu’elle avait été naïve. Elle n’aurait jamais pu penser que son mari l’enfermait dans leur maison. Mais pour quoi faire, d’ailleurs ? Elle se précipita à la fenêtre et poussa le volet. L’ouverture était trop étroite pour qu’elle s’y risque dans son état. Elle ne put que voir, impuissante, un groupe se rassembler dans les premières lueurs de l’aube pour se diriger vers le versant est de la montagne. Vers Asha.

 

*

 

Asha fut réveillée par les vagissements d’Eryn. Elle se redressa en se frottant les yeux.

— Qu’est-ce qu’il y a ? bâilla-t-elle en attrapant son enfant.

La petite parut insensible aux mains de sa mère et redoubla ses pleurs.

— Là, là, tu as faim ?

Eryn refusa le sein, ses langes étaient propres. Asha la berça, soudain inquiète. Normalement, les crises injustifiées de sa fille s’étaient terminées quelques lunes plus tôt. C’est alors qu’elle les sentit. Un groupe, des humains. Sur son territoire.

Elle se releva d’un bond. Comment avaient-ils fait pour percer la Frontière ? Ils auraient dû être dérouté vers l’extérieur ! Elle comprit alors qu’il s’agissait des villageois. Ils longeaient le ruisseau depuis le lac vers l’amont car ils savaient que sa maison s’y trouvait. La Sylvienne rassemblait quelques affaires et appela mentalement Flaé. Mais le jeune cheval se trouvait loin de là, en compagnie de Nuit. Ils mettraient plusieurs heures à revenir. Elle retint les inspirations saccadées qui commençaient à la secouer. Elle devait fuir. Si elle s’enfonçait dans la forêt, ils ne pourraient pas la retrouver.

Son enfant toujours éploré dans les bras, elle jaillit de sa maisonnette pour disparaître dans les sous-bois. Elle prit garde d’effacer ses traces malgré la panique qui pointait en elle. Elle les sentait, ils étaient tout proches. Si Eryn ne l’avait pas réveillée, elle se serait sans doute laissé surprendre. Elle noua une large lanière de cuir sur son torse pour pouvoir y maintenir sa fille. Le bambin s’était calmé, mais elle gémissait toujours. Elle devait percevoir, elle aussi, le danger qui fonçait sur elles.

Lorsque les humains atteignirent sa maison, elle était déjà loin. Elle se crut sauvée.

Puis, elle les sentit se diriger vers elle malgré tout. Son sang se glaça. Elle fit une pause, essoufflée. Au loin, ses poursuivants se déployaient en une grande ligne qui coupait la forêt en deux, avançant lentement vers elle. Ils semblaient guidés. Elle comprit avec effroi qu’ils avaient des chiens. Apparemment, ces animaux possédaient le même flair que les loups.

Elle se mit à courir, Eryn à pleurer. Le soleil s’arracha à l’horizon pour éclairer pleinement la montagne. Les chants d’oiseaux naissaient dans la canopée, mais ils n’étaient pas seuls. Des bruits sourds se faisaient entendre. Des coups, des aboiements. Ils faisaient tout leur possible pour qu’on les entende, donnant l’impression à la fuyarde d’être proche d’eux. Elle tenta d’accélérer, mais ses jambes protestèrent. Eryn hurlait contre sa poitrine sans qu’elle ne trouve le temps de la rassurer. Ses poumons la brûlaient, ses muscles faiblissaient. Elle chercha en vain un lieu où elle pourrait se réfugier. Mais elle était rabattue contre la montagne, dans des fourrés denses et épineux. Ici, la lumière du soleil peinait à franchir l’épais feuillage des conifères. Le sol tapissé d’épines se perçait par endroit pour laisser fleurir d’imposants buissons de ronces. Les pieds d’Asha s’ouvrirent sur leurs griffes, mais elle continua sa route. Ils se rapprochaient, inlassablement. Flaé était en route, mais elle craignait que les humains n’arrivent avant eux. Les larmes inondèrent ses joues alors qu’elle ralentissait piteusement. Elle s’accrocha à un tronc pour tenter de se redresser, en vain. Le bruits des humains l’entouraient. Ils frappaient sur du métal et sur du bois. Les vibrations se propageaient dans les sous-bois vidés de leurs chanteurs. Et les chiens, leurs jappements féroces fouettaient l’air, toujours plus près, plus forts, plus pressants. Asha fit quelques pas de plus, harassée. Elle s’effondra, la vision embuée. Elle leva les yeux vers la canopée, y lançant tout son désespoir. Elle chercha un arbre où grimper, mais les troncs alentours étaient bien trop lisses. Alors, tremblante, elle se serra autour de sa fille qui sanglotait.

Les ombres des chiens se profilèrent un peu plus loin et fondirent sur elles.

 

*

 

Clervie perçut immédiatement la tension qui se languissait entre les murs des bâtisses. En pénétrant dans Lulla, elle sentit son pouls s’accélérer et jeta des regards anxieux aux alentours. Les habitants s’éveillaient sous le soleil émergent, ils la saluèrent chaleureusement à son passage. Pourtant, elle se fit la réflexion qu’il y avait bien peu de personnes sur place.

— Où est Angelus ? demanda-t-elle à une passante.

— Il est parti en forêt.

— En forêt ? Où ça ? Et pour quoi faire ?

La femme parut embêtée.

— Je dois aller au travail, je suis pressée, bafouilla-t-elle avec de prendre congé.

Clervie n’insista pas, elle avait déjà saisi les pensées de la villageois. Angelus était parti deux heures plus tôt avec un petit groupe pour mener une battue. Mais une battue pour quoi ? Voulait-il se débarrasser de la meute de loups dont le territoire se trouvait un peu plus loin ? Non, la travailleuse avait entendu parlé d’une chasse à l’homme, c’était cela qui la mettait mal à l’aise. Une chasse à l’homme…

La guérisseuse sentit sa gorge se serrer. Elle craignait de comprendre.

— Clervie !

Elle fit volte-face vers une maison, une femme s’agitait à la fenêtre. Amaya. Clervie la rejoignit en courant, abandonnant sa mule au milieu de la ruelle. La femme enceinte tremblait, ouvrant grand une bouche affolée.

— Qu’est-ce qu’il y a ?

— Asha ! Il faut sauver Asha !

La nouvelle venu se figea comme si elle venait de recevoir un coup.

— C’est l’autre ermite, celle dont on t’avait parlé, reprit Amaya.

— Je sais.

Clervie vit apparaître dans l’esprit de son interlocutrice le visage de sa fille. Apparemment, elles s’étaient rencontrées peu de temps auparavant. Cela n’était sans doute pas étranger au danger qui guettait désormais la Sylvienne.

— Il me faut un cheval ! tonna l’herboriste.

Amaya hocha vivement la tête avant d’essuyer ses larmes.

— Il n’y a personne à l’écurie, il doit y rester ma jument, va la chercher !

Clervie partit au pas de course, elle entendit alors la prêtresse l’appeler et se retourna, agacée.

— S’il te plaît, aide-moi à sortir de là ! Je suis sûre que je peux raisonner Angelus !

— Je ne crois pas…

Quoique…

La Porteuse comptait sur son pouvoir pour faire changer d’avis au meneur, il serait bien plus efficace avec l’influence d’Amaya. Elle opina et alla chercher une jument placide qui se laissa mener jusqu’à la maison sans broncher. Clervie attacha une corde à la porte et l’autre bout à la selle de l’animal. Elle grimpa dessus et donna un grand coups de talons dans ses flans. L’équidé bondit en avant, arrachant la porte de ses gonds. Amaya jaillit immédiatement de l’ouverture. Cela faisait plusieurs semaines qu’elles ne s’étaient pas vues, son ventre avait considérablement grossi.

— Je ne peux pas t’emmener dans ton…

La réserve de Clervie mourut lorsqu’elle croisa le regard déterminé de la jeune femme. Elle l’aida à monter et lui donna les rênes. Amaya pressa sa jument sur le sentier qui menait au flanc est, s’attirant l’attention interloquée des villageois. Certains les appelèrent et leur firent de grands signes, mais elles les ignorèrent.

Clervie tenta de juguler son angoisse sur le chemin. Asha et Eryn – surtout Eryn – courraient un grand danger. Si l’une pourrait échapper à la mort, rien n’était moins sûre pour l’autre. Elle sécha quelques larmes qui filaient sur ses joues. Des souvenirs doucereux venaient s’ajouter à son anxiété. Durant sa vie, elle n’avait chevauché qu’en compagnie d’Aedan. C’est lui qui lui avait appris. Et aujourd’hui, elle se servait de ses leçons pour sauver sa fille et sa petite-fille. Enfin, si elle y parvenait.

— Je ne sais pas comment rejoindre Asha ! lui confia Amaya alors qu’elles approchaient de la Frontière. La forêt me repousse toujours !

— Longe le ruisseau là-bas, il nous mènera jusqu’à sa maison !

— Bonne idée !

Malgré tout, Amaya eut le plus grand mal à garder un cap, elle faisait systématiquement dévier sa monture vers l’aval. Clervie dut la reprendre plusieurs fois, elle qui par sa Marque était insensible aux enchantements. Elle espérait que le groupe d’Angelus se perde, mais les traces de pas continuaient toujours vers l’amont.

— Ils avaient des chiens ! l’informa Amaya comme si elle avait lu dans ses pensées.

Sa passagère serra les dents. Les animaux ne se laissaient pas berner par une Frontière.

Le cheval fatiguait sous elles, mais la cavalière continua de la talonner en grimaçant.

— Désolée, souffla-t-elle, à notre retour ce sera double ration de foin.

Elles parvinrent en vue de la maisonnette d’Asha. Vide, comme Clervie s’y attendait. Les traces laissées par les chasseurs s’étalaient nonchalamment dans la petite clairière avant de bifurquer vers le sud-ouest, plus en amont. À cet instant, les deux jeunes femmes perçurent une rumeur lointaine.

— La battue, comprit Amaya.

Elle pressa sa jument qui ahanait dans la pente, à la suite des empreintes de son mari. Les bruits sourds et claquants du groupe dévalèrent les pentes pour venir frapper leurs oreilles. Ils ricochaient lugubrement contre les parois rocheuses pour résonner en échos dissonants. Les bois se firent plus denses, plus sombres. Les arbres à feuilles caduques laissèrent place à leurs cousins recouverts d’épines. Difficile de définir la provenance des puissants sons qui secouaient la forêt, mais les sillons creusés dans le tapis d’aiguilles par leurs auteurs pointaient toujours vers les sous-bois. Clervie baissa la tête pour éviter les branches griffantes des conifères. Les éclats de voix ébrouaient la végétations, les aboiements étaient pareils à des coups de tonnerre. Elles étaient proches, elles allaient pouvoir…

Un cri déchira le vacarme. La voix d’Asha.

Amaya, paniquée, enfonça puissamment ses talons dans les flancs de sa monture, mais celle-ci se cabra. Les deux jeunes femmes basculèrent sans pouvoir se raccrocher et heurtèrent violemment le sol. Clervie se redressa, chancelante. Sa cheville la lançait, elle se l’était probablement tordu. Un autre hurlement se fit entendre, une voix de bébé, cette fois-ci. Les aboiements redoublèrent, les éclats de voix aussi.

La jeune femme jeta un œil à Amaya, étendue au sol. Elle avait perdu connaissance.

— Réveille-toi ! la pressa sa compagne. Eh, ça va ?

La prêtresse demeura sans réaction, elle respirait faiblement. Clervie se redressa, les poings serrés.

— Je reviens tout de suite ! promit-elle à l’inconsciente.

Elle voulut courir jusqu’au lieu des cris, mais sa cheville céda en l’agrippant d’une furieuse douleur. Elle s’effondra, mais ne perdit pas de temps et se releva pour clopiner aussi vite qu’elle put. Des silhouettes apparurent entre les troncs sinistres. Elles s’agitaient autour d’un épicentre convulsionné, rehaussé par les cris excité des chiens attachés à un tronc d’arbre.

— Poussez-vous ! rugit Clervie.

Elle lança son pouvoir à l’assaut de tous les esprits alentours, parvenant à se frayer un passage jusqu’à Asha. Elle eut un hoquet quand elle découvrit son corps allongé sur le dos, un couteau sacrificiel plantée dans l’orbite droit.

— Qu’est-ce que tu fais ici ?! gronda Angelus.

Il luttait pour retenir Eryn qui se débattait dans ses bras. Clervie sentit la rage déferler en elle, son feu parvint jusqu’à son regard qu’elle abattit sur le meurtrier.

— Cesse cela tout de suite ! ordonna-t-elle.

Angelus fronça les sourcils, la considérant un instant meut. Elle crut qu’elle allait pénétrer sa volonté, mais celle-ci était trop forte. Elle s’acharna sur sa détermination, en vain. Sa foi, non, son fanatisme était trop grand pour qu’elle puisse l’atteindre.

— Pourquoi tu la protèges ? siffla-t-il d’un air mauvais. Vous autres, saisissez-vous d’elle !

Clervie fut attrapée sans ménagement malgré tous les efforts qu’elle déployait pour saper l’autorité d’Angelus dans l’esprit des villageois.

— Non ! Arrêtez ! Ne faites pas ça !

Le prêtre l’ignora et, aidé par un de ses complices, immobilisa Eryn avant de se saisir d’une dague. La jeune femme crut que son cœur allait s’arrêter, mais un cri interrompit l’assassin. Des hommes s’écartaient brusquement en hurlant.

— Elle est vivante !

Clervie pâlit. Asha venait se relever et d’arracher le couteau de son œil. Son sang se déversa en larmes meurtrières sur sa joue. Silencieuse, elle se tint immobile, voûtée. Après le premier instant de sidération, trois villageois l’attaquèrent.

— Attention ! hurla Clervie.

Elle ne vit pas très bien la suite. Les trois hommes finirent à terre, inconscients ou blessés. Une vague d’inquiétude se répandit parmi les assaillants, ne les décourageant pourtant pas de relancer la charge. Asha bougea, indolente mais violente. Ses adversaires ne pouvaient prévoir ses mouvements vifs. Elle esquivait, feintait, avec une agilité féline et terrifiante. Clervie se crut un instant face à Aedan. Elle l’avait souvent admiré lors des entraînements avec les autres Hekaours. À ceci près qu’Aedan ne blessaient par les combattants. La Sylvienne, elle, détruisait nez, bras, mâchoires, fendait ventres, torses, fronts. Les villageois atterrés et inexpérimentés tombaient un à un autour d’elle. Bientôt ne restèrent plus que ceux qui tenaient Clervie et Eryn. Angelus, devenu livide, demeura figé quand Asha fondit sur lui. Elle rugit, arma son poing. Ses phalanges allèrent percuter brutalement la mâchoire de sa victime qui fut jetée en arrière. Un cri de douleur et un sinistre craquement retentirent. Angelus s’abattit au sol, assommé sur le coup.

Clervie ne perdit pas de temps, elle se servit de la peur des survivants pour les dissuader d’attaquer. Ces derniers la relâchèrent. Elle s’avança vers Asha, flageolante.

— C’est incroyable… je ne savais pas que tu savais aussi bien te…

Elle se glaça. L’œil gauche d’Asha venait de heurter les siens. Cet iris bleu taché de jaune perça son esprit, creusa à l’intérieur, empli d’un sentiment irrévocable. La haine. Clervie se laissa choir sur le sol, terrifiée. Ce n’était pas Asha qu’elle avait en face d’elle.

Un gémissement hésitant se fit entendre à quelques pas. Eryn tendit les bras vers sa mère. Mais quand cette dernière se tourna vers elle, elle se figea. Ses grands yeux candides se parèrent de terreur. Elle se mit à trembler alors que sa génitrice s’approchait d’elle à pas lourds.

Le bambin eut un mouvement de recul.

— Attends…

Clervie fit un pas vers la jeune femme, son pouvoir se faufila dans ses pensées. Elle sursauta alors, un frisson jaillit dans ses reins pour ébrouer toute son échine. Il n’y avait rien à l’intérieur si ce n’était la haine, la haine et la violence. Pourtant, alors que l’ombre de la guerrière engloutissait le petit corps d’Eryn, un changement se profila dans cet esprit corrosif. Un rayon de douceur qui déchira les ronces. L’œil implacable se plissa tandis qu’un sourire étirait les lèvres de la Sylvienne. Sa fille perçut immédiatement le changement et eut un babillage plein d’espoir.

Asha s’agenouilla pour la prendre dans ses bras. Clervie soupira de soulagement. Mais des couinements la firent vite relever la tête. Eryn se recula précipitamment en pleurant. Le corps de sa mère s’affaissa alors sur le sol, sans vie. Le bambin agrippa ses épaules pour les secouer, atterrée. Clervie voulut les rejoindre, mais on lui attrapa les cheveux pour la tirer en arrière. Elle vit avec horreur les chasseurs encore valides se relever, ragaillardis par la mort de leur ennemie. Elle se débattit, s’acharnant avec son pouvoir, en vain. Deux villageois parvinrent à réveiller Angelus.

— Qu’est-ce qu’on fait ? demanda l’un d’eux.

Le prêtre se tenait la mâchoire dégoulinante de sang. Il se releva sans répondre et saisit sa dague, avant de s’avancer vers Eryn toujours accrochée à sa mère. La petite ne lui prêta pas attention, tout occupée qu’elle était à tenter de réveiller Asha. Elle ne releva la tête que lorsque la lame s’éleva au-dessus d’elle.

La dague fusa vers son crâne.

Et elle fut stoppée.

Angelus écarquilla les yeux, un bras retenait le sien. Celui d’Amaya. Il contempla un instant sa femme, fébrile.

— Je t’interdis de la tuer, déclara-t-elle en le fusillant du regard.

Elle se tourna vers le groupe qui les fixait, interdit.

— Vous vous êtes fourvoyés sur la nature de cette ermite, poursuivit-elle d’une voix forte. Il ne s’agit pas d’une Maudite. Regardez son épaule, êtes-vous sûrs qu’elle est recouverte par une Marque ? Si vous y prêtez attention, vous verrez qu’elle n’a rien à voir avec l’empreinte du Sinistre que nous connaissons. Il s’agit d’un tatouage, oui, un tatouage ! D’un chat roulé en boule. Le voyez-vous, maintenant ?

Les visages médusés s’abaissèrent vers l’épaule dénudée d’Asha. Ils ne répondirent rien mais pâlirent considérablement.

— Alors, je vous demanderai de…

Amaya fut coupée par une secousse. Angelus venait de la pousser en arrière. Elle tituba, manqua de perdre l’équilibre, mais se reprit.

— Reviens à la raison ! clama-t-elle en se dressant face à son mari.

Mais il tourna de nouveau sa dague vers Eryn. Amaya s’avança pour faire rempart de son corps.

— Ça suffit, tu sais que j’ai raison !

Il resta immobile, les épaules voûtés. Sa femme parut se détendre, mais d’un violent mouvement, il la repoussa sur le côté. Cette fois, elle s’effondra avec un bref cri. Les villageois, tétanisés, n’osèrent pas lui venir en aide. Angelus retourna à son œuvre macabre.

— Il suffit…

La voix grondante qui résonna n’était pas vraiment celle d’Amaya. La jeune femme se releva, tremblante. Elle tenait dans sa main droite le couteau sacrificiel tombé près du corps d’Asha. Elle s’approcha de son mari qui eut un mouvement de recul. Elle leva la lame, mais à la grande surprise de tous, ne la pointa pas vers le prêtre. Mais vers son ventre.

— Angelus ! tonna-t-elle. Si tu fais du mal à cet enfant, je te jure de tuer le nôtre ! Ça ne devrait pas te poser problème, vu le grand cas que tu en fais !

Des larmes dévalaient abondamment ses joues, pourtant rien à cet instant ne pouvait affaiblir la puissance de son expression. Angelus se glaça, les prunelles verrouillées sur cet unique œil qui le défiait de sa détermination inflexible. Clervie sentit une fêlure dans celle du prêtre. Elle s’y engouffra immédiatement, lui assénant le coup fatal.

Il se mit à trembler, des larmes naissant au coin de ses paupières. Puis, il baissa sa lame.

Amaya renifla, s’essuya les yeux. Elle balaya la scène du regard.

— Rentrons à la maison, dit-elle en esquissant un sourire incertain.

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