Chapitre 6 ○ Echec et Mat

Notes de l’auteur : Je dois vous avouer que ce chapitre a été écrit avec toute l'ambition et l'amour que ce projet représente ; j'espère qu'il vous plaira ~

Pour une simple partie qui ne visait qu’à te tester, tu sentais pourtant sous pression, comme si tu t’apprêtais à affronter un champion national d’aïkido, ton sport de prédilection. Les enjeux n’étaient que fictifs ; ta place dans ce club ne résidait même pas sur ta liste des choses à accomplir de toute urgence. Pourtant, tu réfléchissais déjà à toutes les possibilités qui s’offraient à toi, y mettant une énergie mentale que tu utilisais rarement pour quelque chose d’aussi intellectuel.

Depuis le début de ton arrivée à Himawari, tu ne pensais qu’à une chose ; jouer les sous-marins, prétendre être beaucoup plus douce et innocente que tu ne l’étais vraiment afin de mieux dissimuler tes capacités. Tu avais toujours fonctionné de cette manière ; un prédateur maquillé en jolie petite proie. Ou une proie suffisamment dangereuse pour faire plier les plus grands prédateurs ; c’était en tout cas ton optique.

Mais jouer avec Yutaka te forçait à prendre de nouvelles mesures ; tu n’étais pas suffisamment douée au shogi pour simuler un niveau qui n’était pas le tien. Tu tentas, au début, de créer volontairement des ouvertures dans lesquelles le président du club pourrait s’engouffrer ; il te penserait alors gentillette, un peu étourdie, mais il n’en fit rien. Le bruit de la pièce qu’il posait sur le plateau te fit l’effet d’un électrochoc ; il s’agissait d’un avertissement. Si tu continuais à faire semblant, il mettrait fin à la partie et adieu la possibilité de les rejoindre ou d’en apprendre plus sur eux. Tu gonflas la poitrine en aspirant de l’air, puis expiras le tout.

Ok. C’est bon. Je joue sérieusement.

Un petit sourire en coin naquit sur ses lèvres. Toi, tu pris un peu plus de temps qu’en début de partie avant chacun de tes coups, t’efforçant d’analyser le plateau dans son ensemble avant de prendre une décision et de réfléchir à celles que tu aurais à prendre. L’exercice n’était pas simple, tu n’étais pas une grande stratège ; mais tu en avais les moyens.

Yutaka ne faisait aucune erreur. Chaque geste était calculé, doux mais ferme, sans tremblements. Tu essayas de te montrer aussi agressive que sur la défensive ; cela ne te sauva pas. Tu te retrouvas bien vite dans une position de faiblesse ; ton jeu était bien trop réfléchi pour une débutante, et Yutaka en ajustait le sien pour toujours rester légèrement supérieur à toi, sans chercher à t’écraser. C’était une pédagogie aussi remarquable que détestable. Tu cherchas à le déstabiliser en le faisant parler, en lui posant des questions sur lui, sur le club, sur Himawari, car c’est ce que tu étais ; une grande dialogueuse, quelqu’un qui usait de force et de charisme, de charme et d’intimidation. Mais le jeu de l’homme à la chevelure pourpre ne bougea pas d’un pouce ; au contraire, tu manquas de te faire prendre à ton propre jeu. Tu te pinças la lèvre inférieure de frustration et d’excitation ; vous étiez de la même trempe, mais pas encore au même niveau.

Les yeux de Yutaka faisaient des allers retours incessants entre le plateau et tes yeux noisette. Sûre de toi, tu te mis à le fixer à ton tour, mais t’en retrouvas perturbée. Tu laissas s’échapper un rire nerveux, puis un deuxième. Avec lui, tu étais nue, sans barrière. C’était grisant. Pour la première fois de ta vie, quelqu’un venait de parvenir à te faire baisser les yeux. Pas par peur ou par respect, mais car tu ne pouvais tout simplement pas soutenir l’intensité du regard de Yutaka.

La défaite, quoiqu’encore un peu lointaine, se rapprochait à grands pas. Tu ne gagnerais pas ; sans fatalité, il s’agissait de réalisme. Mais tu n’étais pas femme à te laisser abattre ou même portée par les courants d’air ; quoique, mais là n’était pas la question. Ici, l’aigle était toujours en chasse et tu devais de trouver un moyen de le distraire, de le faire réfléchir, de lui arracher cet air de maîtrise qui lui collait au teint.

Tu te levas, un peu brusquement, sans que cela ne perturbe Yutaka ; tu avais besoin de prendre de la distance avec le plateau pour mieux le voir. Toi aussi, tu voulais être un aigle. Mais tu n’étais qu’un petit lapin ; tant pis. Tu le ferais plier au moins le temps de quelques manches.

Après avoir repéré les pièces que tu voulais sacrifier de manière plus risquée tout en restant logique, tu mis ton plan à exécution. La tactique que tu adoptais était quitte ou double ; tu pouvais très bien perdre trois fois plus vite que ce qui était prévu. Ou alors, tu allais réellement le mettre en difficulté.

La première fois que tu pris l’un de ses pions, Yutaka n’y prêta que peu d’attention ; puisque tu perdis l’une de tes lances, il dû se dire qu’il s’agissait d’une erreur de débutante sans incidence. Tu profitas du repos de l’aigle pour lui prendre deux pièces supplémentaires ; soit il ne s’y attendait pas, soit il avait jugé que cet endroit-là du plateau ne lui apporterait pas grand-chose. 

La réaction de Yutaka fut plus drastique et immédiate. D’un geste calme et précis, il déplaça ses pièces en regardant l’intégralité du plateau et surtout en scrutant tes doigts ; tu souris en t’imaginant que tes ongles devenaient des couteaux, prêts à prendre l’un de ses hommes à n’importe quel moment. Tu sentis l’intérêt naissant de ton adversaire pour la partie que vous disputiez ; dire que tu n’en retirais pas une certaine fierté serait mentir, surtout que le garçon redressa légèrement le menton puis s’appuya sur ses coudes. Tu le pris comme un signe de sérieux de sa part, ce qui était une victoire de ton côté.

Enjouée à l’idée de gagner en importance aux yeux de quelqu’un qui occupait certainement une place très privilégiée dans l’établissement, tu levas le nez de votre plateau de shogi, quelque peu aspirée par le calme alentour ; tu tressautas. Un long frisson dévala ton échine pour venir s’épuiser jusqu’au bout de tes doigts qui se crispèrent. Vous n’aviez jamais été seuls. Depuis combien de temps durait la partie ? C’était impossible à déterminer. Tu déglutis, appuyant ton malaise naissant par un sourire nerveux ; plus d’une vingtaine de personnes étaient attroupées autour de votre table. Les gens étaient très curieux de te voir jouer ? De voir jouer Yutaka ?

— Tout va bien, Sachiko ?

La voix du rouge t’obligea à le regarder, lui et ses yeux vairons, lui et cet appel à te reconcentrée sur la partie. Tu hochas la tête, nerveuse, excitée, comme si tes jambes commençaient à se faire emporter par un torrent d’eau agitée.

Tu fixas le plateau : ton sourire son mua en une hilarité inadéquate mais qui ne gêna personne, comme si chacun avait d’ores et déjà accepté ton excentricité. Ce n’était pas toi, ou Yutaka en particulier qui fascinait tout ce beau monde, c’était le fait que votre partie dure aussi longtemps. En arrivant tout à l’heure, tu remarquas que la plupart des parties d’initiations se terminaient en une vingtaine de coups. Vous en étiez à plus de trente chacun.

Tu commençais à t’essouffler sur cette partie ; tu n’aimais pas cette sensation, mais c’était toujours comme ça. Même en sachant que tu allais perdre, tu ne pouvais pas t’empêcher de repousser l’échéance par tous les stratagèmes possibles et imaginables, jusqu’à te faire croire toi-même que tu pouvais gagner. Yutaka en pensait-il de même ? Tu tuerais pour connaître la réponse à cette question, pour percer à jour ce regard sérieux derrière un sourire presque mielleux, trop doux, trop agréable à regarder.

Tu inspiras. Il te restait une dernière carte à jouer, quelque chose que tu maîtrisais assez bien d’ailleurs ; le bluff. Les hésitations de Yutaka étaient parfois plus marquées que d’autres ; il leva une main au-dessus d’un pion, resta figé durant deux secondes de trop avant de repasser sur une autre pièce, de l’autre côté du jeu. Avec toute ton assurance, tu dégageas une mèche de cheveux de devant tes yeux et le regarda avec un sourire vainqueur.

Tu vas regretter ce que tu as fais !

Il te renvoya ton sourire. Et toute ta constance se liquéfia alors qu’il prononçait telle une massue sur ton crâne trop petits mots trop bien sentis.

— Échec et mat.

L’air qui passa dans ta bouche manqua de t’étouffer, même si ta cavité buccale s’était agrandit sous l’effet de la surprise. Tu plaquas le plat de tes mains sur le rebord de la table, accablée par un sentiment poisseux de désespoir et de panique. Comment ? Déjà ? Si vite ? Tu fixas le plateau à la recherche d’une réponse, avec le doux espoir de pouvoir lui répondre que non, tu avais encore un coup à faire pour t’en sortir… mais non. Tu réalisas le déni dans lequel tu t’étais plongée non sans un peu de honte, avant de laisser tes épaules s’affaisser et de soupirer, souriante malgré tout.

— Mince, je ne l’avais pas tout à fait vu venir, héhé. Bon, en tout cas, je me suis bien amusée !

Qu’il était difficile de reprendre le rôle de la gentille et naïve Sachiko après une telle intensité ! Yutaka ne s’en formalisa pas et se redressa en même temps que toi, obligeant vos spectateurs à s’écarter.

— C’était bien tenté d’essayer de me déstabiliser avec des coups disons… aléatoires, commenta le garçon en costard beige. J’ai aimé cette imprévisibilité dont tu sembles être la définition.

Son sourire te laissa sans voix ; c’était un sacré compliment, mais dans sa bouche, cela sonnait de manière encore plus exquise. Tu en serras les cuisses par réflexe, les yeux brillants de plaisir.

— Je pense d’ailleurs que tu auras une place toute trouvée dans notre club si tu souhaites t’inscrire, dit-il en te serrant la main.

— Avec plaisir ! répondis-tu avec une voix plus timide.

Cela arracha quelques commentaires dans l’assemblée, mais rien ne sut perturber l’excitation dans laquelle tu nageais comme une feuille désireuse de se laisser porter par le courant. Envahi par un trop plein d’émotions très fortes et les pupilles dilatées, tu sautillas pour sortir du stand, sincèrement conquise par la suite d’événements dont tu venais d’être l’actrice. Ne faisant plus attention à où tu te dirigeais, tu heurtas par mégarde quelques élèves qui heureusement, ne s’offusquèrent pas le moins du monde de ton passage et s’éclipsèrent sans demander réparation. Tu remontas légèrement ta chemise qui s’avérait un peu grande et tu fis un nouveau tour d’horizon, dans l’espoir de t’arrêter sur une chose ou une autre. Toute étonnée que tu étais de ne pas avoir vu se déclencher de bagarres, il fallait dire que ça te démangeait un peu. Mais très vite, tu fus attirée à la vue d’un couloir entre toi et une personne qui te fixait. Sans savoir s’il s’agissait d’un coup du sort ou de quelque chose de volontaire, aucun élève ne perturba ton champ de vision alors qu’un grand blond de l’autre côté de la salle ne dérobait pas ses yeux clairs des tiens.

Parcourus d’un très long frisson, tu ne t’empêchas pas de sourire alors que tes pas te guidaient d’eux-mêmes vers ce stand déserté de population.

Sauf d’une seule personne.

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MissRedInHell
Posté le 09/12/2020
J'ai pris un peu plus de temps pour lire ce chapitre par rapport à ta petite note d'auteur. J'avais un peu envie de le savourer du coup. Et j'ai bien fait !

En plus, vu comment j'ai enchaîné le Jeu de la Dame, je n'ai pas pu m'empêcher d'avoir un parallèle en tête. D'une bonne manière évidemment. :')
Je trouve que tu as très bien gérer les tensions, les stratégies de ce jeu alors qu'on peut lire sans vraiment rien y connaître. Le déroulement des évènements, c'est un vrai duel.
Sans compter que c'est très plaisant de voir la réelle stratégie de Sachiko sortir sur ce chapitre quant à son arrivée dans ce nouveau lycée. Au final, ce n'est même plus qu'une partie de shogi et c'est trèèèès plaisant. :3
Herbe Rouge
Posté le 02/11/2020
J'aime beaucoup ce chapitre (même si je ne connais rien au shogi), que je trouve vraiment réussi.

Petits détails :
- tu sentais pourtant sous pression --> tu te sentais
- ta place dans ce club ne résidait même pas sur ta liste des choses à accomplir de toute urgence --> le mot "résidait" ne me semble pas approprié ici mais c'est peut-être juste parce que l'on a trop souvent l'habitude d'y voir "figurait" ?

A la prochaine fois
Akaracthe
Posté le 01/12/2020
Merci pour ton passage ! Moi aussi j'adore ce passage, je doi bien l'avouer
DIMETHYLPENTANE
Posté le 22/09/2020
Hello ! Je vais commencer par approuver les commentaires déjà faits (notamment sur l'invasion des points virgules, et pourtant, tu sais comme je les aime krkrkr). Ensuite, je n'y connais rien en shogi et pourtant j'ai eu l'impression de pouvoir suivre la partie sans aucun problème donc c'était très satisfaisant. La tension est bien mise en place, je suis même assez admirative parce que c'est l'une des choses que je galère le plus à écrire personnellement. La défaite était évidente depuis le début, pourtant je me suis surprise à espérer que Sachi-chan gagne ! En tout cas, Yuta-chan est un de mes personnages préférés pour l'instant (j'aime beaucoup sa retenue dans la domination, c'est assez subtil pour être effrayant). Bon courage pour la suite !
Akaracthe
Posté le 24/09/2020
Les points virgules sont en fait des magiciens qui apparaissent quand ils le veulent... le sachiez-tu ?
Je plaisante, merci pour ta lecture et ton commentaire en tout cas ♥ Pour le coup je n'ai jamais eu beaucoup de soucis à écrire sur des sentiments sinueux comme la tension/l'angoisse, mais le fait d'être approuvée par d'autres personnes c'est tellement... TASTY !

Merci beaucoup encore une fois ♥
Melau
Posté le 22/09/2020
Wow ! Juste : wow !
Effectivement, ce chapitre est superbe. On sent bien toutes les émotions qui traversent les deux personnages tout au long de la partie, et surtout la désillusion totale de Sachiko lorsqu'elle perd... Vraiment, c'est du beau travail ! Je pense que j'ai été autant happée par la partie que les deux personnages... Je ne me suis pas arrêtée une seule fois tout au long de ma lecture.
En négatif ... bah rien. Juste une petite erreur sur "cet appel à te reconcentrée", au lieu de "reconcentrer". Et une phrase en début de chapitre qui m'a perturbée aussi : "Depuis le début de ton arrivée à...", "début de ton arrivée" c'est vraiment redondant. Et pas très joli, à mon avis ahah ! Il y a moyen de garder la poésie du texte sans passer par une formulation aussi lourde. Aussi, je me suis demandée pourquoi il y avait tant de points virgule ! Mais là, je chipote vraiment beaucoup !
En tous cas, c'était vraiment un super chapitre. J'ai hâte de lire la suite, maintenant je me demande bien qui est cette personne au bout du couloir et ce qui va se passer avec Yutaka et le reste du club...
Chapeau !
Akaracthe
Posté le 24/09/2020
Oops lespoints virgules ~ et les points de corrections sont notées merci !
Et... aaaah ce commentaire me fait si plaisir xD la partie de shogi dans cet univers a toujours eu un aspect super important que j'espérais ne pas rater. Mais pour l'instant sur mes deux lectrices... ça a l'air d'être un carton plein ! Merci encore ♥
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