Chapitre 6

Par Enoxa

Le travail d'Archiviste est un grand privilège. Pouvoir manipuler des documents d'une si grande valeur n'est pas donné à tout le monde. Entre leurs mains, c'est l'héritage de nos ancêtres qu'ils perpétuent. Nos prédécesseurs, de fiers guerriers, les plus loyaux de tous, nous ont transmis leurs terres. Eux, si bons et si généreux, les autres peuples leur ont juré fidélité et ont signé un pacte de non-agression. Ainsi, les Archivistes transmettent ce savoir. Ce dernier nous protège de l'oubli aussi bien que la Muraille permet la paix entre nous et les créatures magiques, tenant à l'écart nos populations les plus vulnérables de leurs congénères les plus vils. Alors n'oublions pas ! Célébrons ces héros de la mémoire !

Article Ode à la mémoire, tiré de la revue ENOXA

de Matrix


 

Je respire un bon coup et frappe à la porte trois fois. Les coups résonnent dans les couloirs vides et silencieux des Archives. Pour peu, on se croirait dans un autre monde. Soudain, une chaise tombe au sol, brisant l'enchantement. Des pas précipités me parviennent de l'autre côté de la fine couche de bois.

– J'arrive ! J'arrive !

Des boucles blond cendré apparaissent derrière le battant. Des yeux s'écarquillent en me voyant. Harion manque de tomber à la renverse, s'accrochant à la dernière seconde à la poignée.

– S-Sol ?! Qu'est-ce que tu viens faire ici ?

Un de mes sourcils se soulève.

– J'ai pris rendez-vous pour venir te voir. Tu n'as pas reçu la grue de papier ?

Mon ami passe nerveusement sa main dans ses cheveux, évitant de me regarder en face.

– Oh…

Le regard d'Harion dérive sur la pile de papiers sur son bureau.

– Je l'ai sûrement perdue là dedans… Désolé.

Harion soupire, embarrassé. Une teinte de rouge vient nuancer son visage pâle. Il remonte ses lunettes dorées sur son nez ; un tic quand il est dans une situation inconfortable. Je souris en le voyant si inquiet pour un bout de papier. Il n'a vraiment pas changé : toujours à s'en vouloir pour des petits riens du quotidien. C'est si adorable venant de lui.

– Ce n'est pas très grave. Tu sais, le plus important c'est qu'on soit là tous les deux.

Mon ami me regarde surpris avant qu'un doux sourire n'illumine son visage. Il se détend enfin un peu, mon Harinounet.

– Tu as raison. Je ne devrais pas m'en faire pour si peu. Mais entre ! Ça fait toujours plaisir de te voir, Sol'.

Mon ami s'écarte légèrement pour me laisser passer. J'entre dans la pièce. Immédiatement, l'odeur de renfermé m'assaille. Je grimace un peu, mais ne dis rien : le travail d'Archiviste ne doit pas lui laisser beaucoup de temps pour se préoccuper de l'aération. Quand au rangement… N'en parlons tout simplement pas. Des montagnes de livres ont envahi son bureau, formant des remparts aussi infranchissables qu'instables. Cela ne semble pas déranger Harion. Lui, il se faufile avec aisance entre les obstacles pour finalement retrouver sa chaise de bureau. Moi, je peine un peu à ne pas écrabouiller avec mes chaussures sales une note ou deux. J’atteins enfin la chaise en face de lui. Un soupir de soulagement m'échappe en m'asseyant.

– Alors, on t'a nommé Archiviste ? C'est une sacrée augmentation.

– Oui. Je dirais même que c'est inespéré ! Tu veux boire un peu de thé ?

J’acquiesce, légèrement intriguée. Pourquoi cette promotion ne serait-elle pas méritée ? Étrange… Après tout, Harion a toujours été un grand travailleur. Les détails parfaits sont les choses qui le tiennent le plus à cœur. On pourrait même parler d'obsession en fait. Je le regarde verser du thé dans des tasses délicates. Aucune goutte ne tombe à côté. Il pose l'une des tasses devant moi. Un bref silence flotte. Puis tout s'écroule : ses épaules s'affaissent, son sourire disparaît.

– Sol'… J-je sais que j'aurais dû venir à notre rendez-vous, mais… enfin, est-ce que tu veux parler de ce qui s'est passé ?

Je me fige sous son regard inquiet. Les mots se coincent dans ma gorge. Je ne m'attendais pas à ce qu'il… Enfin, d'habitude il préfère attendre que je sois prête à m'ouvrir plutôt que ce soit lui qui vienne chercher les réponses. Je le détaille, interloquée. Ses boucles blondes retombent mollement sur son front, son teint pâle rehausse la couleur de ses cernes et ses lunettes semblent avoir laissé leur marque rouge sur son nez. Non, il ne semble pas mort de fatigue au point de délirer. Harion gigote, mal à l'aise, devant mon silence.

– E-enfin, si tu veux ! Je sais que je n'ai pas été présent quand il le fallait, alors…

– Ne dis pas ça, tu as toujours été là quand j'en avais besoin !

Il secoue sa tête, un sourire triste sur les lèvres. Son regard est fixé sur sa tasse. Mon cœur se serre. Pourquoi ai-je l'horrible impression que le sujet de la discussion vient de changer ? Je commence à perde pieds.

– Ce n'est pas vrai. Regarde-moi, Sol' : je suis minable. Je n'arrive même pas à tenir mes engagements auprès de toi. C'est égoïste de ma part de te demander de te confier à moi après ça. Tu mérites bien mieux que moi…

La fin n'est qu'un murmure, mais je l'entends parfaitement. Je me mords l'intérieur de la joue. C'est à cause de moi qu'il est comme ça, hein ? Qu'il se croit la source de tout mes malheurs ? J'ai envie de lui crier qu'il ne faut pas qu'il se sente coupable, que j'ai juste toujours eu de la poisse. Comment en à peine cinq minutes, les choses peuvent-elles déraper à ce point ?

Je le regarde, impuissante. Il fixe obstinément son regard sur le liquide bouillant. Harion… J'aimerais lui dire qu'il est irremplaçable, qu'il est le grand frère que je n'ai jamais eu. Il a été là pour me soutenir, pour me remettre sur le droit chemin. Et moi en retour… S'il y a bien une égoïste dans l'histoire, c'est bien moi. Mais… j'ai l'horrible impression que lui dire ça ne fera qu'aggraver encore plus la situation. Que faire ?

Un soupir me sort de mes pensées.

– O-oublie ce que je viens de dire. Alors Sol', de quoi voulais-tu me parler ?

J'avale ma salive, jouant avec les deux plumes de ma tresse. Il vient de changer de sujet, non ?Harion repose devant lui sa tasse bouillante. Je regarde pendant quelques secondes la vapeur monter vers le plafond. Puis, à nouveau, je regarde mon meilleur ami. Son visage est fermé. Le voile de tristesse envolé. Le sujet est clos. Je soupire de frustration, me pinçant l'arrête du nez. Tant pis.

– Hum… Je voulais te demander un service.

– A-ah oui ?

Harion semble un peu déçu de ma réponse. Il retire ses lunettes pour les nettoyer avec son pull. Tout à coup, je me sens horriblement gênée. Avec ce qu'il a dit juste avant… et maintenant ça. Je veux dire, c'est comme si je me servais de lui pour mes propres intérêts. Mais… Mais je préfère ne pas lui mentir sur les raisons de ma venue. Pourquoi faut-il que tout soit si compliqué ? J’allais mentionner la lettre douteuse, mais je me ravise à la dernière seconde. Elle fait partie des affaires privées d’Oncle Orléo ; ça ne regarde personne d’autre. Je m'agite sur mon siège, mal à l'aise, alors que les mots s'échappent de ma bouche.

- Je… Si tu pouvais juste me parler un peu de la pâtisserie de l’Étoile de Minuit, ce serait déjà bien…

Les yeux de Harion s'écarquillent.

- L-l’Étoile de Minuit ? Tu es sûre de toi?

Mon cœur fait un bond. Il bat à cent à l’heure. Je pose ma main à son emplacement. Pourquoi ? Je ne fais rien de mal, non ? Des sueurs froides coulent le long de mon dos. Je m’éclaircis la gorge, essayant d’avoir l’air normale. Oui, normale. C'est une demande des plus banales ; je ne commets aucun crime.

- Oui, j’en ai entendu parler et j’aimerais bien en savoir un peu plus là-dessus.

- D’accord…

Harion me regarde bizarrement. Mon sourire vacille. Les doutes m’envahissent. Qu’il y a-t-il ? Je n’ai plus le droit de demander des informations sur une pâtisserie ? Pourquoi me regarde-t-il ainsi ? Je me décale sur ma chaise, gênée par tant d’insistance. Finalement, Harion arrête de me fixer. Il soupire nerveusement, le regard ancré sur les feuilles éparpillées sur son bureau.

- J’imagine qu’il n’y a pas de mal à chercher un peu…

Ce n'est qu'un murmure. Mon ami se lève et se dirige immédiatement vers les rayons de livres derrière lui. Je le regarde faire sans dire un mot. J’ai un horrible nœud à l’estomac. Je pose mon regard anxieux sur Harion. Il fouille, retire certains livres et les range sur l’étagère. Ce manège dure, se prolonge sans qu’il ne semble aboutir sur une réponse. L’angoisse s’insinue dans ma tête. Il me semble qu’Harion est plus nerveux que d’habitude. Ses doigts tremblent en feuilletant les livres. Il n'est pas dans son état normal… Une voix me sort de mes pensées.

- Je ne trouve rien, Sol. Rien qui ressemble de près ou de loin à ce que tu me demandes. Cette pâtisserie n'est pas recensée dans le Registre du Commerce.

- Ce n’est pas grave. J’aurais au moins essayé.

Harion revient s’asseoir. Un silence flotte. L'ambiance est pesante. Seul le bruit de nos respirations brise un peu cet intense malaise. Je ne sais quoi dire. Lui aussi apparemment. Je fixe nerveusement le bout de mes chaussures. Que dois-je faire ?

- Tu as été licenciée, n’est-ce pas ?

- Oui. Rubis m’a virée en personne.

- Oh, je ne pensais pas que la C.C.M. en viendrait à de telles extrémités.

Silence.

- Et tu comptes faire quoi maintenant ? Le temps libre ne doit pas te manquer.

Je souris à cette remarque.

- Je ne sais pas encore. Peut-être que je vais voyager un peu dans les environs. Peut-être…

- Tu ne veux pas apprendre les ficelles d’un autre métier plutôt ?

- Pourquoi je ferais ça ? Pour me faire recaler comme au test de lecture en primaire ?

On rit à ce souvenir. Tout le monde dans notre classe avait réussi ce test, sauf moi. J’ai battu le record de l’école en marquant zéro point. Même Aldena avait fait mieux ! Harion passe une main dans ses cheveux. Quelques mèches tombent devant ses yeux. Il me sourit. Le voir ainsi me fait chaud au cœur. Lui si réservé, il est rare de le voir si détendu.

L'ambiance est devenue plus légère. Un demi-sourire flotte sur mes lèvres. Nos regards se croisent, pleins de complicité. Comme autrefois quand nous n'étions encore que des enfants. Nous étions si proche, on pouvait passer des journées à jouer ensemble, à partir à l'aventure. On riait, on courait, on était des enfants heureux. Lentement, je me détends. Cela fait si longtemps que je me suis pas sentie aussi bien. C'est ce genre de moment que je recherche, que j'apprécie vraiment : être avec un ami et rire un bon coup. Sans arrière-pensée, sans soucis, juste nous deux.

Soudain, un frisson me parcourt. Encore cette impression… Je jette un rapide coup d’œil dans la pièce. Personne. Juste des montagnes de papiers et de livres à ranger. Pourtant… Je cherche encore, mais toujours rien. J'abandonne, secouant ma tête. À quoi je m'attendais aussi ? Qu'il y ait quelqu'un d'autre dans la pièce qui épierait notre conversation ? Arrête donc d'être parano, Solfiana. Tu es en sécurité, Harion est là et ta vie est des plus banales. Des picotements remontent le long de ma main. Mes doigts sont posés sur Éverine. Je les retire précipitamment. J'espère que Harion… Mon regard dérive dans sa direction. Je me fige. Des veines dorées parcourent tout le corps de mon ami. Un sentiment de vertige m'envahit. La pièce tangue autour de moi. Mon environnement se déforme, se tord. Peu importe où je pose le regard, je ne trouve rien à quoi me raccrocher. Je perds pieds. Ma vue s'obscurcit. Mon cœur tambourine dans ma poitrine. Je ferme les yeux.

– Sol ? Tout va bien.

Je masse me tempes.

– Oui. Oui, tout va bien.

– Bois, ça ira peut-être mieux après.

Je suis son conseil et avale en quelques gorgées le thé. La boisson coule dans ma gorge, diffusant une chaleur réconfortante. Jasmin. Le préféré d'Harion. Une note florale calmante. Lentement, mon mal de tête s'en va. Mon cœur se calme. Je cligne plusieurs fois des yeux pour m'en assurer. Rien. Le vertige a disparu lui aussi. Étrange… Je devrais peut-être aller me renseigner sur ces migraines : elles deviennent vraiment pénibles. Je jette un rapide coup d’œil à Harion. Plus de veines dorées… Oui, elles deviennent vraiment pénibles.

Nouveau silence.

- Bon, je crois que je ne vais pas t’embêter plus longtemps. On se reverra la semaine prochaine ?

Il se lève et j'en fais de même. Nous marchons tout deux en direction de la porte.

- Oui, sans faute. Cette fois, je ne manquerai pas notre rendez-vous, même s’il faut pour cela que je passe des nuits blanches.

Je souris, sortant de la pièce. Harion, lui, reste dans son bureau, la main posée sur la poignée.

- N’en fait pas trop quand même : j’aimerais bien ne pas déjeuner avec un zombie.

- Ne t’inquiète : j’y ferai attention.

Harion ferme la porte. Je suis à nouveau seule.

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