Chapitre 6

 

Tandis qu’ils marchaient dans la cour, Soreth expliqua à sa protectrice qu’ils allaient retrouver le haut conseil Erellien. Habituellement publiques, les réunions de ce dernier étaient de temps à autre à huis clos afin d’éviter des fuites d’informations confidentielles. C’était le moment idéal pour évoquer les prétoriens et leurs missions sans éveiller les soupçons. Malgré l’appréhension de Lyne, le conseil regroupait les personnes les plus influentes du royaume, elle se sentit excitée à l’idée d’assister à sa première rencontre secrète et consacra plusieurs minutes à tenter d’imaginer à quoi celle-ci pouvait ressembler.

Devant le donjon principal, vers lequel Soreth les avait conduits, ils passèrent au pied du chêne millénaire de Lonvois. Ses branches majestueuses étaient encore vertes malgré l’hiver, grâce aux lignes d’Eff, et onze plaques d’argent y tintaient au gréé du vent. Une pour chaque membre de la famille régnante. Depuis qu’Erell avait planté l’arbre à la fondation de Lonvois, elles étaient accrochées lors des naissances et des mariages, et ne redescendaient que pour accompagner celui ou celle qu’elles désignaient dans sa tombe. En dépit du temps que Lyne avait passé entre ses racines noueuses, que ce soit pour s’y cacher, ramasser des glands avec les domestiques, ou goûter à la confiture qu’ils en tiraient, elle n’avait jamais su associer les tablettes et ceux qu’elles représentaient. Cela ne lui importait pas à l’époque, mais maintenant qu’elle travaillait avec le prince elle se demandait où se trouvait son nom. Sa curiosité n’échappa pas à Soreth, plus vigilant qu’il ne le laissait paraître, et il lui désigna du doigt une branche touffue, dissimulée dans l’ombre des autres, à laquelle pendait une plaque d’argent. Elle le remercia d’un sourire silencieux, puis ils reprirent leur route vers le château.

Sa tour principale, dont ils ne tardèrent pas à atteindre l’entrée, était deux fois plus haute et cinq fois plus large que celle du prince. En tant que domestique puis garde, Lyne s’était essentiellement occupée des cuisines, des baraquements et de la cour. Elle n’avait qu’occasionnellement visité dans le donjon, et se souvenait encore des deux uniques fois où elle était montée jusqu’à la salle du trône, au cinquième étage. Soreth était pour sa part bien plus à l’aise et, perdant rapidement la prétorienne, il les guida à travers des passages étroits et poussiéreux afin d’éviter la foule. Il en profita pour lui donner quelques conseils, lui expliquant les bases de l’architecture du château, qu’elle écouta en espérant finir un jour par s’y retrouver comme lui.

C’était pour l’instant loin d’être le cas, et elle aurait eu bien du mal à dire où ils étaient quand ils empruntèrent une petite porte dérobée pour déboucher dans un vaste couloir au carrelage blanc et bleu. Pleinement éclairé, celui-ci était agrémenté de peintures et sculptures à intervalles réguliers. À quelques mètres sur leur gauche, en face d’un dragon endormi, une modeste porte de chêne était encastrée dans le mur. Elle aurait pu paraître anodine, mais les deux gardes qui la flanquaient, un homme et une femme à la peau claire, ne laissaient aucun doute sur son importance. Ils portaient chacun une cuirasse d’argent et une cape noire, l’uniforme des protecteurs royaux, tenaient dans leur main gauche un écu, sur lequel était représenté le Kraken erellien, et dans leur droite une lance courte, leur arme de prédilection.

Dès qu’ils aperçurent Soreth, ils se tournèrent vers lui et claquèrent le bout de leur pique sur le sol pour le saluer. Il se montra pour sa part moins protocolaire et, les appelant par leurs prénoms, s’arrêta pour prendre de leurs nouvelles.

Cela dura une poignée de minutes, puis, n’entrant pas dans la salle comme la prétorienne s’y attendait, le prince s’écarta pour qu’elle puisse faire face aux soldats à son tour.

— Je pense qu’Ecyne vous en a déjà parlé, mais voici Lyne, ma nouvelle protectrice.

— Bonjour, balbutia la guerrière surprise et brusquement inquiète, je… euh… enchantée de vous rencontrer.

S’il arrivait que la couronne désigne elle-même un garde royal, ils étaient normalement recrutés après un long examen et avec l’approbation de leurs pairs. Lyne avait craint que son passe-droit ne lui vaille des ennuis, surtout cumulé à ses origines, mais les militaires ne s’émurent ni de l’un ni de l’autre. Ils hochèrent simplement la tête.

— Bienvenue parmi nous, déclara affablement celui de gauche, je suis Iriam.

— Et moi Éloïse, enchantée. Viens nous voir à la caserne si jamais le prince te laisse un peu de répit.

— Merci, répondit l’ancienne sergente en s’inclinant plus bas qu’il ne l’aurait fallu, je n’y manquerai pas.

Les présentations terminées, Soreth repassa devant sa protectrice pour entrer dans la salle du conseil. Elle lui emboîta le pas, satisfaite de cette première interaction et soulagée que la noblesse de ses confrères soit à la hauteur de leur réputation.

Une unique fenêtre en arc, fermée par une toile cirée, éclairait la pièce dans laquelle ils s’avancèrent. Afin de la remplacer à la tombée de la nuit, un immense chandelier était pendu à son plafond. En dessous trônait une grande table ronde sur laquelle étaient posées une carte du continent, une pile de parchemin vierge et sept tablettes de cire. Dix chaises ouvragées l’entouraient et, pour compléter le tout, une cheminée blanche maintenait les lieux à une température agréable, voir un peu élevée lorsque l’on venait de monter plusieurs centaines de marches.

Une femme brune était assise face à l’entrée. Elle abandonna le document qu’elle écrivait lorsqu’elle les vit arriver et se leva pour les accueillir. Elle était vêtue d’une robe en velours bleu ciel aux ourlets dorés ainsi que de plusieurs bijoux assortis, dont une chaînette qui fixait sa longue chevelure bouclée en arrière. Les traits semblables à ceux de ses frères et la peau foncée comme celle de sa mère, Sassianne s’occupait de l’intendance du royaume depuis plus de cinq ans. Un rôle qu’elle avait hérité de son grand-oncle quand il avait pris sa retraite. Lyne avait rencontré l’ancien régisseur pendant qu’elle servait au château, mais son travail de garde ne lui avait guère permis de voir la princesse en dehors des célébrations nationales. Elle se souvenait néanmoins que ses parents l’appréciaient, et qu’elle avait la réputation d’être aussi sévère que juste. Cela en faisait la Némésis des marchands malhonnêtes et la bienfaitrice de ceux qui obtenaient ses grâces. Avoir un accord avec elle était d’ailleurs l’une des meilleures recommandations dont les commerçants du royaume pouvaient se prévaloir.

Un grand sourire sur le visage, Sassianne marcha jusqu’à son frère et l’embrassa en s’exclamant.

— Te voilà enfin ! Te rends-tu compte que le seul endroit où je peux te croiser est une réunion secrète ?!

— Tu sais, je ne loge pas très loin d’ici.

La voix de Soreth était aussi chaleureuse que celle de sa sœur. Lyne fut rassurée de voir qu’il était moins solitaire qu’il le paraissait. Pour sa part, elle se contenta de rester silencieuse devant ce moment de familiarité, amusée de constater que même royale une famille était avant tout une famille. Une fois leur accolade terminée, le prince se tourna vers sa protectrice.

— Voici Lyne, la garde que vous avez tant requise.

Celle-ci hésita un instant entre une révérence et un salut militaire, puis porta la main à son front et inclina la tête. Sassianne l’imita, comme le voulait le protocole.

— Je suis ravie de te rencontrer. Merci de ta dévotion pour l’Erellie.

— C’est un honneur d’avoir rejoint vos rangs, Votre Altesse.

— Tant mieux. J’espère que mon frère ne te fera pas changer d’avis trop vite.

Elle marqua une pause et se tourna vers ledit frère.

— As-tu réussi à te lever à l’heure pour une fois ?

Le prétorien arbora un rictus narquois et haussa les épaules.

— Avec ta fille qui courait partout dans ma chambre, j’aurai eu du mal à dormir plus longtemps.

Lyne cilla, puis se sentit soudainement idiote de ne pas avoir reconnu les traits de la princesse chez la fillette qu’elle avait croisée dans la matinée. Il faisait sombre et c’était la première fois qu’elles se rencontraient, mais ses cheveux et son nez auraient dû lui suffire à l’identifier. C’était une erreur indigne d’une garde royale. Il allait falloir qu’elle se renseigne pour ne pas la répéter. Indifférente à ses états d’âme, Sassianne poursuivie.

— Nous voulions être sûrs que tu sois réveillé pour accueillir Lyne. Comme tu nous as « interdit » d’envoyer des domestiques dans ta tour, nous avons opté pour un choix plus amusant.

Elle prononça ce dernier mot avec un sourire sur les lèvres et un semblable naquit chez son frère.

— C’était une bonne idée. Shari est turbulente, mais elle rayonne de joie. C’est agréable de la voir de temps en temps.

— Ah ! Reconnaîtrais-tu enfin que ta demeure froide porte sur le moral ? Je plains cette pauvre Lyne qui doit vivre là-bas juste pour ton plaisir.

— Je ne suis aucunement à pleurer, Votre Altesse, rétorqua la concernée sans y penser. La tour est un peu fraîche, mais elle est spacieuse et calme. Je comprends pourquoi le prince l’a choisi.

Sa réponse lui valut un bref sourire de Soreth et une mimique surprise de leur interlocutrice.

— Tu travailles avec lui depuis moins d’une journée et tu es déjà en train de le défendre ! Ma foi, j’aimerais pouvoir m’attacher aussi rapidement l’affection des serviteurs du château.

— Je ne te révélerai pas mes secrets, ma chère sœur, mais tu devrais voir avec ta fille. Elle a plus de fidèles qu’Erell dans ce château et elle va finir par détrôner sa grand-mère !

Lyne serra les dents pour s’empêcher de pouffer, la jovialité de Shari était connue de tous. Devant elle, l’intendante soupira avec exagération.

— Très bien, garde tes mystères et ta protectrice pour toi ! Tant que tu ne reviens pas dans le même état que la dernière f…

La princesse s’arrêta brusquement et porta la main à sa bouche. Puis, sous le regard perplexe de Lyne, elle tourna la tête vers son frère dont le visage s’était subitement fermé.

— Je suis désolé… Je ne pensais pas…

Hélas, Soreth ne l’écoutait déjà plus. Plongé dans un étrange mutisme et indifférent à la mine peinée de sa sœur, il fixait ses chausses sans les voir. Sassianne le détailla un instant, les prunelles pleines de regret, puis s’avoua vaincue et s’éloigna en direction de la cheminée. Lyne frissonna sans oser bouger. C’était la deuxième fois de la journée que le prince se renfermait ainsi. Elle espérait que cela n’arriverait pas pendant une mission. D’autant que le prétorien ne semblait pas renfrogné et que Sassianne n’avait rien dit de froissant. Au contraire, elle considérait son frère avec un mélange de pitié et d’amour qui serra le cœur de la garde royale. Si l’intendante ne pouvait rien faire pour lui, Lyne ne le pourrait pas non plus.

Après plusieurs interminables minutes de silence, Soreth releva finalement la tête. Il fit alors quelques pas vers la fenêtre, sans se préoccuper de sa sœur ou de sa protectrice muette, en souleva le panneau pour contempler Lonvois, et inspira profondément. Il se retourna ensuite vers Sassianne et laissa un bref sourire passer sur son visage. Il était plus raide et moins franc qu’auparavant, mais il avait le mérite d’exister. Lyne n’en demandait pas plus. Aussi rassurée de ce retour à la normale qu’intriguée, elle tendit l’oreille en entendant le jeune homme se racler la gorge, puis retint un juron lorsqu’il fut interrompu par l’ouverture de la porte derrière elle.

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Zlaw
Posté le 16/04/2023
Bonjour Vincent !


Ce chapitre est vraiment très agréable, entre les descriptions de lieux puis celles des personnages.

Entre les chemins qui traversent les jardins, dont l'occupation varie avec les saisons, puis le chêne quasi-magique avec les plaques d'argent pour la famille royale (j'adore le rituel de les placer pour les naissances et les mariages, puis les décrocher pour les inhumer avec leur propriétaire), puis les grands couloirs labyrinthiques et la grande salle du château, parés de dalles, carrelages, statues, vitraux, chandeliers, cheminées, tables rondes... On ne s'ennuie pas, c'est hyper immersif. Et ça vaut le coup. Parfois, dans certaines fictions, les décors sont somme toute ordinaires (on ne peut pas toujours faire dans le grandiose ou le marquant), mais là, c'est vraiment très distinctif. Ça me donne une impression de fraîcheur folle. J'avais déjà beaucoup aimé la vue depuis le haut de la tour et la tour en elle-même, après tout. ^^

Ensuite, la famille royale confirme la première impression qui avait été donnée d'elle. Encore une fois, on varie juste assez des images populaires pour que ce soit surprenant sans être d'une originalité forcée. J'apprécie ce bel équilibre entre noblesse et disponibilité. Soreth est sympathique avec tout le monde, pas du tout dédaigneux, mais il n'en est pas non plus à renier ses responsabilités ou son statut. Sassianne m'a fait la même impression. Elle a un travail très important, elle le sait, et le fait bien, et elle s'efforce d'être ferme mais juste. Elle ne prend rien pour acquis. Quant à sa fille, encore petite et espiègle, elle semble marcher dans ses pas. Elle paraît plus amusante que sauvageonne ou rebelle. J'avoue ne pas me souvenir de tout l'arbre généalogique (il me semble qu'il y a un ou plusieurs autres frères, aussi) mais j'espère qu'ils seront du même bois que la partie de la fratrie qu'on a déjà rencontrée. =)

Je vais faire un effort pour me souvenir des prénoms, parce que même si c'est très bien présenté (ce qui n'est pas toujours le cas, donc je le note, c'est juste suffisamment espacé et répété pour être bien dosé, je pense), c'est une lacune de ma part de manière générale. En conséquence, je me fais des antisèches dans mes commentaires. ^^
- Sassianne, la sœur de Soreth et régisseuse du royaume, sévère mais juste
- Shari, sa fille, tourbillon de joie, adulée par le peuple
- Éloïse et Iriam, les gardes royaux (on ne les voit pas longtemps, mais ça compte peut-être)

Et enfin, sur la fin du chapitre, on revient sur la théorie d'un souvenir douloureux dont est visiblement victime Soreth. Peut-être associé à ses maux de têtes qu'on a déjà vus. Je présume qu'il a perdu un prétorien dans d'atroces circonstances, et a peut-être même été lui-même blessé dans l'histoire. J'ai adoré la réaction de sa sœur. En fait, j'ai adoré toute leur interaction, joueuse d'abord, vraiment comme un frère et une sœur, sans protocoles ni rien, puis tendre, toujours dans un esprit familiale touchant. Très bonne représentation. =)


À bientôt !
Zlaw

P.S.:
- "mâtiné" -> "matinée"
- "disparu dans les escaliers" -> "disparut"
- "Devant donjon principal" -> "Devant le donjon principal" (ou alors c'est une tournure désuète que je ne reconnais pas, c'est possible aussi)
- "plus vigilant qu’il ne le laissa paraître" -> "laissait" (c'est une généralité, non ?)
Vincent Meriel
Posté le 25/04/2023
Bonjour !
Merci pour ton retour, je suis content que l'univers face un peu d'effet même si ce n'est pas le plus original.
J'ai essayé de donner une personnalité à tout le monde et de sortir un peu des clichés aussi, c'est chouette si cela fonctionne.
Je vais sinon corriger mes coquilles de ce pas ^^
Très bonne journée et à bientôt
MichaelLambert
Posté le 16/11/2022
Bonsoir Vincent,
Voilà un chapitre très fluide et bien agréable. Cette interaction avec la soeur du prince est très bien menée et très vivante. Je reste un peu surpris de l'ampleur des réactions que suscitent les accès de rembrunissement de Soreth : ça parait évident qu'il n'aime pas qu'on parle de ses missions et sans doute de ses échecs. Et je me demande pourquoi Lyne s'inquiète à ce point de ces silences. Mais vivement la suite que je comprenne un peu plus le poids du passé qui pèse sur ce prince renfrogné !
Vincent Meriel
Posté le 17/11/2022
Bonjour Michael,
Merci pour ce retour, je suis content que la chapitre soit fluide et que la première apparition de Sassianne fonctionne.
Il faudra peut-être que j'explique un peu plus ce qui inquiète Lyne dans l'attitude de Soreth. je vais y réfléchir ^^
Bonne journée et bonne continuation !
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