Chapitre 6

Par Gaspard

Je suis étendu de tout mon long sur la terre meuble qui tapisse le plateau supérieur du Mont Zéphyr, la plus haute des 3 collines à percer le réseau d’habitations de Tremble-la-blanche, chacun de mes membres étiré le plus loin possible dans la direction qui lui convient. Je regarde droit devant moi et ne vois rien d’autre que le bleu profond d’un ciel de fin d’après-midi ; le soleil est trop bas, derrière mon os pariétal, pour gêner mon champ de vision. Je porte encore ma combinaison d’entrave, pour la huitième heure d’affilée ; j’ai effectué l’ascension avec ses 40 kilos supplémentaires avant de m’écrouler d’épuisement et de bonheur à l’instant où j’atteignais la dernière des 5 molaires – des blocs de roches larges et plats – qui ponctuent l’arrivée au sommet. J’ai eu le temps de calmer les battements furieux de mon cœur et me suis noyé dans l’océan d’engourdissement qui s’est abattu sur moi. Une symphonie douloureuse d’hébétude musculaire me transporte à l’intérieur de mon propre corps, de mes cuisses à mes épaules, vers mes mollets et sur mes hanches, dans ma vessie et mes poumons ; une vague fluide d’énergie lasse me traverse et me berce jusqu’à me plonger au centre d’une transe méditative profonde. Je me sens fort.

Je fais passer ma combinaison à 60 kilos. Puis à 80. À 100.
150.
200.
300 … Un glapissement m’échappe avant que j’aie le temps de blinder mon diaphragme. Je ne peux plus bouger un doigt : chaque partie de mon corps supporte un poids qu’elle est incapable de soulever. Écartelé, plaqué contre le sol par une force invisible, je défie du regard, derrière sa chrysalide azuréenne, l’inconcevable immensité de l’univers tandis que je m’enfonce sans que j’y puisse rien faire dedans les tendres entrailles de la planète. Bientôt, un moule moelleux d’argile épouse les formes de mon dos et mordille déjà en conquérant le côté de mes bras et de mes jambes paralysés. Mes tendons gémissent, mes os grincent, mon cartilage s’effrite, mes intestins se terrent en frémissant contre ma colonne vertébrale, mes dents vibrent, mes côtes craquent, mon sang ne circule plus mais je résiste. Telle est ma voie, telle mon existence : un enracinement d’une robustesse à toute épreuve dans la trame intangible du réel et du présent.
J’ai l’impression d’être une pierre.

— Artyom ?

C’est Luciole, qui me contacte via l’Arbre à l’heure précise dont nous avions convenu après avoir obtenu l’accord de nos concitoyens pour être chargés de l’enquête sur la transmission de Iori. Sa voix flutée me parvient étouffée, linéaire, comme dépouillée de sa mélodie par les multiples couches de conscience qu’elle a dû traverser pour me parvenir. Péniblement, je m’efforce de suivre le chemin inverse, de remonter une à une les strates isolantes que j’ai laissées s’installer entre le monde et moi ; de minéral, je retourne pas après pas à mon état naturel d’homme. J’essaye de bailler mais mon visage est trop lourd.
J’ordonne à ma Graine d’alléger progressivement ma combinaison d’entrave, jusqu’à ce qu’elle ne pèse plus rien. Quelques centaines de grammes s’envolent de ma poitrine ; je me sens aussitôt mieux.

— Je suis là.
— Génial ! Comment ça va à Tremble ? Il fait beau ?
— Pas un nuage ! Et à Tulp ?
— Pareil, c’est la belle vie. Dis-moi, ça t’embête si je te pose quelques questions tout de suite ? Je suis curieuse.
— Je t’en prie.

Un blanc.
Par l’entremise de l’Arbre, j’ai l’impression de sentir réellement le courant rapide de ses pensées couler tout près de moi, à la portée de mes doigts, comme si je n’avais qu’à tendre la main, qu’à la plonger dans ce flux éthéré pour en saisir l’intime signification, toutes ses amorces, toutes ses hésitations, toutes ses alternatives, toutes ses subtilités. Hélas, je ne peux pas bouger, je ne sais pas comment faire. Mais déjà, de ma position, je devine le murmure ronronnant des méninges de Luciole à l’ouvrage ; tantôt symphonie, cours d’eau ou machinerie, leurs rythmes, leurs formes me renseignent sur l’intelligence de la jeune femme : vivace, arborescente, graphique, colorée ; j’ai devant moi, à la lisière de mon entendement, la représentation flamboyante de son monde intérieur.
Quelle splendeur !

Personne ne m’a parlé de la possibilité d’un tel phénomène … Est-ce moi qui possède cette aptitude ? Je n’ai pourtant rien ressenti de semblable quand j’ai discuté avec Senga hier pendant la transmission de Iori. Mais peut-être ne puis-je pas infiltrer ainsi le cœur ou le cerveau des autres lorsque je suis déjà Immergé ailleurs ? Ou bien est-ce elle qui aurait le pouvoir de se livrer à ce point ? D’offrir à ses interlocuteurs non pas seulement la retranscription orale, incomplète, de ses réflexions, mais aussi cet aperçu spectaculaire du processus qui y a mené ?
Je vois, ébahi, une veine dorée s’illuminer au creux d’une des branches liquides de ce réseau spirituel.

— Tu as hésité à m’aider ?
— Pas une seconde.
— Pourquoi ?

Pourquoi ? Sacrée question ... Est-ce que je sais, moi ?

— J’ai toujours cru être le plus grand fan de Iori. Son influence sur moi est considérable, depuis toujours, sans que je sache exactement pourquoi et, avant de lutter contre cette formidable addiction dont je suis la victime consentante, j’aimerais d’abord comprendre ce qui la provoque. Mettre le doigt sur ce qui m’attire tant chez Iori. Je me suis persuadé, au fil des ans, que lorsque j’aurai résolu cette énigme, j’aurai fait un grand pas dans la projection mentale de l’homme que je veux devenir. En attendant, je prends mon rôle d’admirateur très au sérieux : je suis chacune de ses aventures, je connais chacune de ses transmissions disponibles sur l’Arbre par cœur. Je rêve de lui, ou d’être lui, je peux imiter ses gestes, sa voix, ses réactions mieux que personne tant j’ai passé d’heures à m’imprégner de son personnage. Parfois, je me surprends à réfléchir comme lui, à entendre dans ma tête le rythme de ses phrases et à calquer ma diction dessus, à copier sans m’en rendre compte une attitude ou une position que je l’ai vu prendre des centaines de fois …

Luciole rit et les affluents de son fleuve neuronal scintillent de joie enfantine.

— Ça m’arrive tout le temps aussi ! La dernière fois que j’ai été invitée à dîner chez des amis, au moment de nous installer autour de la table basse, j’ai soudain réalisé que tout le monde me regardait bizarrement. Je dis : « Quoi ? », et l’un d’eux me demande : « Tu avais quelque chose dans la main ? ». Moi : « Non, pourquoi ? », et lui : « Tu as fait un geste comme si tu posais un objet sur le sol à ta droite alors que tu n’avais rien dans la main … C’était étrange. Mais peu importe ! ». Ils sont passés à autre chose mais moi, j’ai bien été obligée de m’avouer que je commençais à devenir folle. J’étais tellement dans mon monde, avec Iori, qu’en m’asseyant en tailleur, j’ai déposé à côté de moi un katana virtuel ! Tu vois à quel point je suis atteinte …

Je m’esclaffe à mon tour.

— Wah ! Ah oui ! Nan, celle-ci, je ne l’avais jamais faite ! Eh bien, c’est justement là où je voulais en venir. Tu sais, ma Graine a éclos il y a seulement dix mois. Trois semaines après la précédente transmission de Iori et pourtant je ne m’en suis pas servi une seule fois jusqu’à hier. Je voulais absolument que ma première expérience d’Immersion complète soit avec lui. J’ai attendu tout ce temps, à tenir en me disant que j’étais le fan le plus assidu à avoir existé sur Terre … Et puis je me suis endormi, et toi non.
— Tu te rends compte que tu es en train de placer le fait de rester éveillée quelques heures au-dessus de celui de réussir à résister à l’attrait démentiel que représente l’utilisation de nos Graines pendant presque un an ? Quand je le dis, tu dois bien te rendre compte que c’est absurde, non ? C’est dingue ce que tu as fait ! C’est la première fois que j’entends parler de quelqu’un qui ait été capable de se retenir aussi longtemps !

Je rougis.

— Tu crois ? Je ne sais pas, je ne me rendais pas compte. Enfin … Toujours est-il qu’hier, tu as brillé plus fort que n’importe qui d’autre, littéralement, aux yeux de Iori … Et, par mimétisme, aux miens. J’ai pensé à toi toute la journée. Qui peut-elle bien être ? Pourquoi aime-t-elle tant Iori ? Comment a-t-elle fait pour ne pas s’endormir pendant sa méditation ? Que pense-t-elle de toute cette histoire ? Et alors que je pataugeais dans ces questionnements insolubles, tu es apparue et tu m’as demandé de te rejoindre. J’ai pris ça comme un signe du destin. Ça m’a fait l’effet d’être sur un pont, un jour de grande chaleur, à contempler sous moi les remous veloutés d’une rivière fraîche. J’ai sauté. Et me voilà.
— Attends …

Une onde vacillante traverse le flot intérieur de Luciole. De la surprise ? De la gêne ? De la perplexité ?

— … Donc ton intégration au groupe de recherche n’a rien à voir avec la mission qui lui est assignée ? Avec l’envie de résoudre l’énigme que nous a personnellement adressée Iori ?

J’observe la psyché de la jeune femme se perturber, des pulsations troubles l’envahissent par à-coups. Elle doute. Je ne crois pourtant pas avoir mal agi.

— L’énigme m’intéresse, évidemment. Je valorise par-dessus tout l’opinion de Iori. S’il estime que le sort des hommes est en jeu, je suis persuadé que c’est le cas. Mais, sans toi, je n’aurais sans doute pas décidé de résoudre ce mystère moi-même, j’aurais partagé ce que j’ai vu devant le forum, je m’apprêtais à le faire lorsque tu es intervenue. J’aurais laissé l’affaire entre les mains de nos semblables, en qui j’ai une parfaite confiance. Non, tu as raison, si j’ai rejoint ce projet ambitieux, c’est uniquement parce que tu me l’as demandé.

Quelque part au fond de moi, là où se cachent les vestiges secrets de mon égo d’adolescent, un chevalier en armure, une tête de dragon à la main, salue au son des busines une foule en délire tandis qu’aux balcons titubent de désir une flopée criarde de dames en pamoison. Mais mon interlocutrice ne se pâme pas du tout.

— Ma foi, c’est une raison comme une autre. Chacun vit comme il l’entend.

Les vivats s’évanouissent. Parfois, mon ingénuité m’étonne moi-même.
Luciole pousse un soupir.

— Au moins, tu es là.
— Tu n’as trouvé ni Shen, ni Teka ?
— J’ai trouvé Shen. Il habite à Hornpoint. Il était au stade, leur Dôme, quand j’ai fait mon appel mais il ne s’est pas manifesté à ce moment-là. Il m’a contacté plus tard pour me dire qu’il était navré de ne pas pouvoir nous rejoindre. Il participe au projet monumental de la Digue Atlantique et vient d’avoir un enfant. Son intérêt pour les aventures de Iori est purement ludique. Teka, lui, reste introuvable. Lui, ou elle.
— Tu as essayé de contacter directement les femmes et les hommes répondant au nom de Teka ? Il ne doit pas y en avoir tant que ça …
— Non. Je ne veux forcer personne. Même si Teka n’a pas directement entendu mon invitation, la nouvelle va circuler un moment. Si nous rejoindre l’intéresse, il ou elle nous fera signe tôt ou tard. Et en attendant, le mieux que l’on puisse faire, c’est d’avancer dans nos recherches.
— D’accord.

Je me redresse, constatant au passage que ma combinaison d’entrave est revenue à ses 40 kilos usuels pendant la discussion. Pieds et paumes au sol, je recule en araignée jusqu’à pouvoir m’adosser à la molaire la plus proche. Devant moi, en contrebas, s’étend Tremble-la-blanche ; le cube titanesque du Dôme, cathédrale des temps modernes, projette une ombre aux angles obtus sur les habitations alentour, si petites, par contraste, qu’on dirait une pelletée de dés balancés là par une main de géant à travers la forêt. Les peupliers sont omniprésents, ils se balancent avec souplesse au rythme des rafales et chantent l’arrivée des grands vents. Au loin, je vois les éoliennes battre l’air au ralenti de leurs ailes surnuméraires d’albatros. Quelque chose de menaçant dans la ronde inexorable que tracent leurs hélices me fait penser à Don Quichotte. Et si Iori chassait des ennemis imaginaires ?

Luciole m’extirpe de mes songeries.

— Alors, dis-moi, tu en penses quoi de tout ça, toi ?
— Franchement, pas grand-chose. J’ai trouvé ça beau, plus encore que d’habitude, à un point presque irréel. Quand il marchait parmi les arbres-lianes recouverts d’inscriptions, striés par les éclairages de ses caméras de bandes d’un noir si profond qu’il semblait couper le monde en deux, j’avais l’impression d’être sur une autre planète, dans un autre espace-temps où le froid glacial de l’éther viendrait se blottir dans chaque recoin de ténèbres ; une terre où l’Univers serait à portée de main, ses splendeurs et ses dangers mortels devenus le paysage routinier d’un peuple schizophrène … Peut-être est-ce la raison pour laquelle je n’arrive pas à digérer l’idée que la découverte de ce cimetière sylvestre pourrait avoir une influence considérable sur nous : je n’arrive pas à créer de lien entre ce lieu et notre réalité.

Je me tais, pour réfléchir.
Luciole ne dit rien mais ce que je perçois de ses pensées, de doux reflets chatoyants, m’engage à continuer.

— Hier, toi et moi avons visité un monument aux morts. Je crois que c’est là le point de départ que nous suggère Iori. Sans doute peut-on même supposer que ce mausolée est celui de la civilisation qui a précédé la nôtre, un cénotaphe érigé par ce mystérieux automate pour rendre hommage aux victimes de la Décennie Chaotique.

Une fluctuation étrange dans l’état d’esprit de mon interlocutrice m’arrête dans mon raisonnement. Ai-je fait une erreur d’interprétation ?

— Tu n’es pas d’accord ?

Luciole sursaute, apparemment prise de court par mon hyper-perceptivité.
Je me demande brusquement si je ne suis pas malgré moi en train de violer son intimité, de fouler aux pieds les limites de tout temps infranchissables qui constituent la base même de notre humanité : le cloisonnement impénétrable de nos esprits, le secret unique que chacun d’entre nous abrite soigneusement au creux de son âme et appelle son « Moi ». Je me demande s’il n’y a pas quelque chose de fondamentalement injuste, de dangereux, voire de contre-nature, dans l’ascendant que cela me donne ou pourrait me donner sur elle.
Si. Indubitablement.
Je vais pour la prévenir mais elle me coupe dans mon élan.

— Si, je suis tout à fait d’accord ! J’ai honte de l’avouer, je n’y avais même pas songé. Ça semble pourtant évident, maintenant que tu l’as dit : ces noms, ce sont ceux des frères et sœurs morts de nos ancêtres. Ou d’une partie d’entre eux, en tout cas. 5 milliards de noms pour 12,4 milliards de morts … Alors, faut-il supposer que l’automate n’a encore accompli qu’une petite moitié du travail – et il faudra aussi s’interroger sur le commanditaire de cette entreprise, ou bien est-ce précisément ce découpage de l’humanité en deux clans, ceux dont les noms sont gravés contre ceux dont ils ne le sont pas, qui intéresse Iori ?
— Luciole, ce qui intéresse Iori, cela ne nous regarde pas. Notre mission, celle que nous avons obtenue après l’avoir réclamée devant le monde entier, consiste à émettre une théorie argumentée sur l’existence de ce lieu. La question, je crois, qu’il faut constamment garder à l’esprit, ce n’est pas « Qu’en penserait Iori ? » mais plutôt : « En quoi cela concerne-t-il notre civilisation ? ». C’est en réfléchissant ainsi qu’on servira au mieux les nôtres et peut-être est-ce aussi avec cette ligne de conduite qu’on se rapprochera le plus de ce que Iori attend de nous. Malheureusement, là, je bloque complètement. Admettons que les hommes se soient séparés en deux camps et se soient exterminés entre eux, alors quoi ? D’un point de vue historique, c’est intéressant, pourquoi pas utile, mais comment cela pourrait-il menacer notre paix actuelle ? Et si cette forêt porte l’inventaire tragique de tous nos disparus, de tous les pauvres hères qui n’ont pas vécu pour transmettre leurs gênes lors du Grand Mélange et n’ont plus un seul descendant direct sur Terre pour les pleurer comme il serait juste qu’ils le soient, pourquoi faudrait-il s’en inquiéter ? Il est légitime qu’on leur dédie un sanctuaire, quel mal cela fait-il à qui que ce soit ?

Luciole m’interrompt. Au seul son de sa voix, je constate qu’elle s’est ressaisie de son trouble antérieur.

— Tu ne vois vraiment pas comment l’Histoire peut avoir un impact sur nos vies actuelles ?
— Non …
— Et si tu apprenais que les grands-parents de ton meilleur ami avaient torturé les tiens à mort ?

Une chape de plomb me tombe sur les épaules, comme si ma combinaison d’entrave pesait à nouveau 100 kilos. Ce n’est ni de la colère, ni de la tristesse, ni du dégoût ; aucune émotion ne vient s’attacher à cette sensation physique de pesanteur. Je ne réponds pas, je ne saurais pas quoi dire ; je me sens trop plein de mots trop vides de sens.
J’ai le désir de dire que c’est une hypothèse outrancière, que Senga est orphelin, que personne sur cette planète n’a de grands-parents ayant torturés qui que ce soit, mais je sais que là n’est pas la question. J’ai envie d’affirmer que cela ne me ferait rien, que je ne rendrais jamais mon ami responsable des fautes de ses aïeuls, mais j’ai une conscience trop aigüe de ce que ce ne sont que des mots, bien faciles, bien légers, face à un sujet existentiel. Je comprends où veut en venir Luciole, pourtant cela ne me plaît pas. Mon être entier se révolte contre la situation qu’elle me présente. Cela ne changerait rien. Je me le répète plusieurs fois. Cela ne changerait rien. Même si ce n’était pas les grands-parents de Senga, même si c’était ceux d’un inconnu, cela ne changerait rien.
Je sens la peau de mes joues se tendre et se durcir sous la force de ma détermination, mes yeux perdent toute chaleur et du sang neuf, vigoureux, vient nourrir les muscles de mes bras. Les hommes sont faits pour s’entendre entre eux. Notre empathie, notre capacité exceptionnelle à communiquer, à comprendre même ce qui nous est tout à fait étranger, font de nous les êtres terrestres les plus aptes à la construction d’une vie harmonieuse en communauté. Rien ne peut justifier que l’on échoue à la créer. Rien sinon la faiblesse et la lâcheté, la fainéantise, l’imbécillité. Si les grands-parents de Senga, ou de n’importe qui, avaient torturé les miens, alors j’aurais demandé à mes ancêtres d’oublier leur peine et leur colère, de les vaincre et, s’ils s’en étaient révélés incapables, je leur aurais demandé d’au moins trouver la force de me pardonner, moi, car je me serais refusé à faire subir à la progéniture de leurs bourreaux une injuste vengeance, quelle qu’elle soit. J’aurais fait taire toute rancœur déplacée que j’aurais pu ressentir et j’aurais aimé mes prochains comme je les aime aujourd’hui, joyeusement, sans frein, pour le bien individuel et collectif de tous, moi compris.
Mais de tout ça, je ne prononce pas un mot. Parler est futile. Mes phrases s’évanouiraient dans l’inconsistance et le néant à peine franchie la barrière de mes lèvres. Il n’y a rien à répondre. Il n’y a qu’à être et faire, alors je résiste contre le vent mauvais, tandis qu’au fond de mes entrailles s’organisent avec détermination les prémices d’une révolution silencieuse.

— Artyom ?
— Je ne sais pas quoi dire, Luciole … C’est compliqué. Ce que je ressens dépasse mes capacités d’éloquence. Je me sens bloqué.

Face aux rafales déferlantes, je pose un pied devant moi.

— Je comprends le dilemme que tu m’exposes mais je suis farouchement contre cette influence que pourrait avoir l’Histoire. C’est malsain, destructeur, stupide, absurde. Néfaste. Je ne sais pas si ce que Iori a découvert pourrait avoir ce genre de pouvoir sur nous, ou sur certains d’entre nous, mais si c’était le cas, je sais sans la moindre ambiguïté, en revanche, que je me battrais de toutes mes forces contre ce fléau. Je ne veux pas d’un monde dirigé par la fatalité, ni par le ressentiment, et moins encore par la souffrance.

Le cœur de Luciole, flammèche en manque d’oxygène, vacille.

— Artyom, ne t’énerve pas. Je partage largement ton point de vue. Mais la réaction que tu as prouve bien que l’Histoire peut nous toucher.

Je serre les dents.

— Est-ce donc ça, notre mission ? Rendre nos congénères misérables ? Et pour quoi ?
— Non. Écoute-moi. Nous ne savons pas ce que nous allons découvrir. Nous devons chercher la vérité, tout simplement. N’est-ce pas précisément ce en quoi nous croyons tous ? Et quelle que soit la nature de nos trouvailles, nous y ferons face avec courage et bienveillance. Tel est le serment qui lie les membres de notre espèce.

En elle, un petit soleil s’est levé et irradie tout son être de chaleur et de lumière. En exprimant ses convictions les plus fortes, les plus profondes, Luciole a repris confiance en elle et, petit à petit, sa douce assurance déteint sur moi. Mes mâchoires se détendent. Soudain, je ne comprends plus ce qui a pu me mettre dans un tel état de tension. Je ne me savais pas si hargneux. Jamais je n’avais pensé au poids que peut avoir le passé, aux dettes dont certains, dans un autre monde, à une autre époque, ont pu hériter dès leur naissance, par la faute de leurs pères ou d’un système de pensée calquée sur la Loi du Talion. Je n’y avais jamais réellement réfléchi et voilà que je me découvre un avis définitif sous la forme de cette indignation ulcérée contre l’idée qu’on puisse toucher au principe sacré qu’est l’innocence irrévocable, indiscutable, absolue, des nourrissons.

Toute vie nouvelle doit être vierge de toute culpabilité.

— Toute vie nouvelle est vierge de culpabilité.
— Oui.
— Il fallait que je le dise. Excuse-moi de m’être emporté, Luciole.
— Ne t’en fais pas. Ta colère était justifiée. Crois-moi, je préférerais moi aussi de très loin que cette forêt renferme une autre de ces bizarreries dont Iori a le secret, comme le fait qu’il sait parler aux gorilles … Mais j’ai peur que ça ne soit pas le cas cette fois-ci.
— Tu as raison. Je ne saisis pas bien encore de quoi il s’agit, mais il se prépare des évènements sinon graves, au moins inhabituels. Tout le monde a l’air de le sentir depuis hier soir, confusément. Peut-être est-ce notre instinct qui parle ? Ou peut-être est-ce l’Arbre qui prévoit une catastrophe et nous met en garde ?
— L’Arbre n’est pas une entité consciente, Artyom …
— Pas telle que nous concevons la conscience, non, mais est-ce un organisme tout à fait inerte pour autant ? Comment savoir ? Sa complexité nous dépasse tous largement. L’Arbre est à notre esprit ce que la Terre est à notre corps ; son gigantisme, par rapport à nous, nous donne l’illusion qu’il est immobile, qu’il est uniquement récepteur, et non émetteur, qu’il absorbe, qu’il obéit, qu’il permet mais qu’il n’agit jamais de sa propre volonté. C’est l’opinion commune et elle est pleine de bon sens, elle est logique. Moi, je m’interroge : s’il vivait, s’il bougeait, s’il respirait, nous en rendrions-nous seulement compte ? Crois-tu que les hommes possèdent les instruments adéquats à la détection de la vie ou de l’intelligence d’un dieu ?

Luciole s’étonne.

— Tu considères l’Arbre comme un dieu ?
— Est-ce qu’il n’est pas immortel et omniscient ?
— Oui, parce qu’il est la somme de tous les êtres humains.
— Eh bien ? En quoi cela met-il à mal l’hypothèse de sa divinité ?

La jeune femme se renfrogne, ennuyée par mon insistance.

— Je ne sais pas. Et quelle importance ? Il est difficile de débattre avec pertinence sur l’hypothétique nature divine d’une créature inconcevable. Et vain, tu ne crois pas ?

Je fais marche arrière immédiatement. Elle n’a pas tort. Nous nous sommes éloignés du sujet de nos préoccupations. Trop habitué aux discussions interminables avec Senga, je me suis laissé prendre par notre joute rhétorique.

— Bien sûr. Désolé. Là où je voulais en venir, c’est qu’il n’est pas impossible que notre lien avec l’Arbre ait fait de nous une espèce plus homogène qu’auparavant, comme un organisme unique dont les cellules seraient largement indépendantes mais connectées entre elles malgré tout. Tu n’as pas perçu autour de toi cette inclinaison nouvelle ? L’impression que notre conscience globale penche vers l’idée qu’une catastrophe se profile à l’horizon ? Ce matin, un ami m’a affirmé comme si c’était la chose la plus évidente du monde que des temps difficiles nous attendaient. Il n’avait pourtant pas eu vent des avertissements sibyllins de Iori. Tu ne trouves pas ça étrange, toi ? Tout va au mieux partout dans le monde, pourtant on dirait que la sensation de danger se propage insidieusement d’une personne à une autre, sans que quiconque puisse expliquer d’où vient concrètement son angoisse.
— Et tu crois que ce pressentiment épidémique se transmet par l’Arbre ?
— Je dis juste que c’est une possibilité, une piste qui vaut la peine d’être explorée.
— Oui, c’est une idée originale, donc intéressante, mais quel rapport avec la découverte de Iori ? Et avec notre mission ?
— Il n’y a aucun rapport direct, si ce n’est cette atmosphère de veille d’apocalypse par ailleurs inexplicable … Mais peut-être n’est-ce que moi qui, excité par les avertissements de Iori, interprète la réalité pour qu’elle se conforme à mes suppositions. À bien y réfléchir, j’ai surtout été frappé ce matin par la paix qui régnait en ville et par la civilité extraordinaire de mes concitoyens.

Je vois le paysage mental de Luciole se tendre souplement, comme une tige de bambou pliant sous le poids d’un homme. Mes paroles ont déclenché une réaction en elle, créé un palier de compréhension qu’elle tente d’atteindre. À la façon d’un aigle curieux tournoyant dans son dos, je l’observe escalader adroitement la falaise qui la sépare de ce plateau.

— Ce qui, en soi, est une remarque inhabituelle, non ? Nous sommes paisibles et civils tous les jours … Alors pourquoi y songer spécifiquement aujourd’hui ? À part si tu as toi aussi perçu les signes avant-coureurs de la tempête à venir et que tu es, par contraste, frappé par le calme particulier qui la précède ? Cette stase, l’impression que le temps a cessé de s’écouler, qu’il emmagasine des forces, à la manière d’un gigantesque ressort, en prévision du moment où le monde entrera en éruption, je la ressens aussi. Je n’y avais pas prêté attention, je ne l’avais pas considérée sous cet angle mais nous en subissons les effets, indubitablement, mon entourage, ma famille, mes amis, la cité et moi. J’ai cet incident en tête, qui pourrait sembler bête, ou innocent, ou anodin, mais peut-être un peu moins à la lumière de ta théorie : ce matin, au moment de partir de chez moi, mon compagnon m’a interpellée : « Luciole, n’oublie pas de te couvrir ! », alors je me suis arrêtée sur le pas de la porte et j’ai eu un moment de flottement, ou d’absence, parce que cette phrase n’avait aucun sens : il n’y avait pas un nuage dans le ciel, la journée s’annonçait, sans la moindre équivoque, absolument radieuse. Je me suis tournée vers l’intérieur, pour demander à Chayan pourquoi diable il voudrait que je me couvre et il était là, à regarder ma silhouette noircie par le contrejour éclatant, avec sur le visage une expression incertaine, comme s’il ne comprenait pas lui-même ce qui lui avait pris de dire ça. Je me suis moquée de son air ahuri et on a rigolé ensemble de cette étrange mise en garde mais maintenant … Le ton de sa voix, Artyom ! Il était vraiment inquiet.

Je déglutis, un pincement imbécile au cœur. Je ne la connais pas, je n’ai aucune raison d’être peiné … Et pourtant. « Elle aime ». La phrase, aussi perfide que déplacée, commence à me grignoter un bout de cervelle. Voilà bien l’arrogance des jeunes mâles, à vouloir être, seul, l’objet d’adoration de tous !

Tant bien que mal, je me défais de mon égocentrisme enfantin et me réjouis de son bonheur, adoptant l’attitude qui aurait dû me venir naturellement.

— C’est exactement ça ! Peut-être que Chayan tient tellement à toi qu’il en est devenu à moitié gâteux, au point d’en oublier la couleur du ciel qui le surplombe, mais peut-être aussi qu’il est influencé par autre chose : un climat particulier, une ambiance générale moins légère que d’habitude … Ou une humeur de l’Arbre, qui nous contaminerait tous.
— Mais de quoi l’Arbre pourrait avoir peur ?
— De la même chose dont Iori nous a mis en garde hier soir, du seul phénomène qui puisse amoindrir sa Toute-puissance : la discorde. Je n’arrive pas à me retirer cette intuition de la tête, que ce que nous avons vu hier est voué à nous diviser, voire même à nous liguer les uns contre les autres. Jusqu’à tout à l’heure, je ne parvenais pas à imaginer ce qui pourrait nous mettre dans une telle situation tant l’idée qu’on puisse détruire de l’intérieur notre harmonie actuelle me semblait impensable. Mais si on apprend que nos ancêtres se sont massacrés entre eux, si on en trouve la preuve irréfutable, que se passera-t-il ? J’aimerais croire que nous aurions la force d’en discuter calmement, le sang-froid de garder à l’esprit que le Grand Mélange a entremêlé nos racines respectives à un point si inextricable qu’il devrait être impossible pour quiconque de se sentir attaché à une des races ou nationalités d’avant ; que nous aurions le courage de colmater les brèches créées pacifiquement … Mais comment savoir ? Les sentiments d’appartenance, de devoir, de justice, font appel à des cordes émotionnelles si profondes, cachées au point qu’on en ignore nous-mêmes la nature jusqu’au jour où on trébuche dessus par surprise et si vives à vibrer alors, si enclines à entrer en résonance avec les roulements de tambours auxquels on n’avait encore jamais prêté la moindre attention.

Luciole intervient, comme frappée par une révélation.

— Et si l’Arbre et Iori travaillaient ensemble pour atteindre leur objectif ? Est-ce que cela ne pourrait pas expliquer plein de choses ? Le taux ahurissant de connexion d’hier, par exemple ! Crois-tu que l’Arbre possède un tel pouvoir sur nous qu’il peut nous inciter à regarder telle ou telle transmission ? Si c’est le cas, qu’a-t-il voulu montrer au monde, par l’intermédiaire de Iori ? Si ces deux-là craignent la discorde, n’auraient-ils pas mieux fait de ne rien nous montrer ? De ne rien nous dire ?
— La paix et la vérité sont les deux valeurs sacrées de notre société, Luciole. Peut-être qu’aucun des deux ne voulait prendre la responsabilité de privilégier l’une par rapport à l’autre.
— Alors ils ont décidé de nous la confier ? À nous ?

Son incrédulité me fait rire.

— Pourquoi pas ? Nous valons autant que n’importe qui.
— Tu te sens prêt à porter le sort de l’humanité sur tes épaules, toi ? Tu te sens capable de prendre une telle décision, au nom de tous ?

Je pense à ma combinaison d’entrave, à ses 300 kilos écrasant ma cage thoracique et me coupant le souffle. Combien peut bien peser le destin des hommes ? Combien de milliers de fois cette monstrueuse pression ?

— Je me sens prêt à étudier la question.

Quitte à me briser la colonne vertébrale en essayant de supporter un poids impossible ; « Être, en dépit de. », tel est le noyau de l’enseignement que me prodigue Askeladd, conserver sa volonté et son identité face même à la pire des adversités et toujours, toujours, maintenir vivant le désir d’avancer, de rester en mouvement, de « danser avec les flammes ». À l’abri derrière les murs inviolables de sa conscience, au creux douillet de son chez-soi intérieur, chaque individu est invincible : alors même que, dehors, le monde brûle, lui peut toucher les parois internes de son crâne, effleurer du doigt les étagères, alourdies de grimoires poussiéreux, qui s’y suspendent, agiter un bras dans le liquide céphalo-rachidien qui le tapisse et observer le ballet lumineux, familier, de son plancton cérébral lui confirmer avec la plus définitive des certitudes que tout ceci lui appartient et le définit, par la grâce du Hasard, par magie, en tant que chose absolument unique, bestiole virtuose, géniale, force d’action, d’absorption et de création, comme être humain, lui. Moi. Elle.
Elle ?
Non, pas elle … Aujourd’hui, un dieu capricieux a voulu la priver de cette forteresse essentielle, et il a fait de moi son exécutant.

— Luciole, il faut que je te le dise. Comme je suis un novice dans l’utilisation de ma Graine, je ne sais pas à quel point c’est inhabituel mais je n’ai jamais entendu parler de ce phénomène, alors je préfère te prévenir pour les prochaines fois où on se parlera : j’ai accès à tes émotions.

Elle me renvoie une onde de méfiance.

— Qu’est-ce que tu entends par là ?
— C’est dur à expliquer. Je les perçois par vagues, sous la forme de couleurs ou de visions. De la chaleur quand tu es joyeuse, une sorte de ballon qui se dégonfle lorsque tu es hésitante …
— Qu’est-ce que tu vois en ce moment ?
— De la colère, je crois ? Une roche dure, aux arêtes tranchantes … Luciole, je suis navré, je ne cherche pas à savoir ça, je le reçois malgré moi, au point que j’ai cru d’abord que c’était toi qui m’envoyais ces informations supplémentaires sur ton état d’esprit, délibérément, pour faciliter la communication. C’est la première fois que j’entre directement en contact avec quelqu’un via l’Arbre, je ne savais pas si c’était normal, je ne savais pas comment l’arrêter, je ne pensais pas à mal, je te le promets.
— Tu aurais dû me prévenir plus tôt.

Des intonations métalliques viennent tailler ses mots en pointes acérées. Contre mon gré, je la sens essayer de contenir ses sentiments, affronter par amitié pour moi la juste indignation qui l’a saisie aux tripes.

— Oui. Je n’ai pas d’excuse. J’aurais dû t’en informer immédiatement. Mais c’était tellement beau, tellement fascinant, tellement nouveau … Je n’ai pas su réagir convenablement. Je suis mortifié, Luciole, vraiment.
— Laisse tomber, Artyom. Je comprends. Au moins, tu me l’as avoué, c’est déjà ça. Dis … Est-ce que tu vois que je suis en train de te pardonner ?
— Oui. Ton aura s’arrondit. Les pics qui t’habitaient deviennent des collines. La houle se calme. Je vois le dos d’une baleine remonter à la surface.
— Merde alors ! C’est de la triche, ce truc ! Comment tu fais ça ?
— Je n’en sais rien.
— Attends … Tu as bien dit « une baleine » ? Là, tu te moques de moi !

Je souris malicieusement.

— Absolument pas. Au milieu de ton océan matriciel, il y a une gigantesque baleine blanche qui ne se montre que lorsque tu es véritablement heureuse. Quand elle flotte béatement à la surface de tes eaux cardiaques, elle projette par son évent des geysers de joyaux qui se transforment au contact de l’air en exocets miroitants dont les écailles sont pourvues de propriétés médicinales miraculeuses. C’est pourquoi la baleine est poursuivie sans relâche par un vieux capitaine revanchard à qui elle a arraché la jambe par inadvertance il y a bien longtemps, l’amenant ainsi à jurer devant tous les dieux qu’il tuerait la pauvre bête, mais pas avant de l’avoir forcée à expectorer tous les poissons-volants du monde, à la cruelle fin de les réduire en une pommade dont il se badigeonnera le moignon pour voir si, des fois, son tibia ne se déciderait pas, pour la peine, à repousser. Cet homme fou et méchant, qui navigue clandestinement sur tes parties inondées, on l’appelle …
— Laisse-moi deviner : Achab !
— … Du tout. On l’appelle Fistule. Le terrible Capitaine Fistule.

Luciole pouffe.

— N’importe quoi. Je n’ai jamais de toute ma vie entendu un tel ramassis de sornettes.

Je fais une révérence dans le vide.

— À ton service.
— Merci, je penserai à toi quand j’aurai un petit coup de mou. Ça fait toujours du bien de rigoler un coup ... Mais il va falloir que j’y aille, c’est bientôt l’heure du dîner et c’est à mon tour de cuisiner. Ça m’a fait plaisir de te parler, Artyom. On réfléchit à tout ce dont on a parlé chacun de notre côté et on s’appelle bientôt ?
— On fait ça.
— Et je vais me renseigner pour savoir si quelqu’un a déjà entendu parler d’une capacité comme la tienne, de lire dans le cœur des gens. Voir s’il n’y a pas un moyen pour toi de t’en empêcher ou pour moi de m’en protéger.
— Oui, je vais chercher aussi. Excuse-moi encore.
— Ne t’en fais pas. Bisous, Artyom. Bonne soirée.
— Bonne soirée, Luciole. Bon appétit.

Et d’un coup, elle disparaît. Sa présence s’évanouit en volutes de fumée impalpables, me laissant interloqué de ne plus baigner que dans mes seules pensées. Interdit.

Lentement, avec la minutie et la préciosité d’une chenille quittant son cocon, je me débarrasse de ma combinaison d’entrave et la laisse retomber en plis informes à mes pieds. Puis, d’un bond leste, je saute au sommet de la molaire granitique contre laquelle je m’étais appuyé. Là, face au soleil, le torse nu et trempé de sueur, je délie mes muscles les uns après les autres en savourant les douces lacérations des rafales qui viennent rebondir sur ma peau humide. Un linceul frais m’enveloppe avec sauvagerie et délicatesse, me soulève sur la pointe des pieds et me maintient un temps en état d’apesanteur.
L’extase de la légèreté !
Je respire et mon champ de vision s’élargit à m’en donner le vertige. Je trébuche et manque de peu de perdre ma position planante tant je suis surpris par l’ampleur du phénomène. Je n’avais pas remarqué à quel point le poids écrasant mes trapèzes avait aussi influencé le reste de mon organisme : mon souffle, ma vue, mon humeur. Je comprends mieux ces tendances à l’introspection, à l’emportement ou au solennel qui m’ont pris moi-même toute la journée par surprise. La pesanteur entraine la gravité. J’hésite à recontacter Luciole juste pour lui demander : « Et sinon, la vie est belle ? » mais décide que ce n’est pas la peine. Laissons-la diner en paix avec son homme. Nous allons passer beaucoup de temps à discuter dans un avenir proche, il sera bien temps alors de lui montrer le joyeux drille que je peux être.
J’ai faim !

Je m’étire une dernière fois, jouissant pleinement de ma verdeur retrouvée, puis saute au bas de la molaire, récupère ma combinaison et dévale à toute vitesse la pente douce du Mont Zéphyr.

Mes parents doivent m’attendre pour manger.

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