Chapitre 6

Par Nana

Tout était fini pour Vik. Il avait été démasqué, arrêté, emmené. Les gardes du bloc 40 ne l’avaient même pas laissé s’expliquer, ils ne lui avaient d’ailleurs même pas parlé. Il était à présent enfermé au sous-sol, dans une petite pièce sans fenêtres, sans lumière et sans ventilation. Il avait l’impression d’être là depuis des jours et il se disait qu’il allait finir par étouffer dans cette moiteur irrespirable. En lui, la colère le disputait à la peur ; il en tremblait.

Ce qui lui arrivait était la faute de Pov, c’était lui qui avait dénoncé Vik aux gardes dans le réfectoire. Ce crétin mal intentionné avait dû le suivre lors de son départ du Dixième quartier, et le voir enfiler la chemise bleue. A partir de là, il n’avait pas dû être difficile de deviner qu’il se rendait au Premier quartier pour voir Zad. Ou alors, il avait peut-être même tiré les vers du nez de Tob… Avec sa violence et sa méchanceté, Pov pouvait se montrer convainquant. Après cela, il avait sûrement prévenu le maître de son bloc, maître Tonyar, qui avait pris des mesures pour prévenir les gardes du bloc 40. Pour un chef de bloc, se retrouver avec un servant désobéissant, même un enfant, était un motif de déshonneur. Et Pov avait dû généreusement se proposer pour venir reconnaître et désigner le traitre. Vik n’oublierait jamais le sourire mauvais qu’il arborait en le montrant du doigt dans le réfectoire.

Vik ne savait pas ce qui allait advenir de lui. Serait-il exécuté ? Il sentait les larmes couler sur ses joues. Transgresser la première loi des servants, l’obéissance, était passible de la peine capitale. Les transgressions étaient très rares ; Vik ne se souvenait même pas d’avoir entendu parler d’un crime commis par un servant. Chez les maîtres, cela arrivait de temps en temps, il y avait des conflits liés à la chasse, aux territoires, ou aux échanges. Mais cela se réglait, pour eux, devant la Cour de Justice. Les sentences n’étaient pas punitives, simplement compensatoires. Pour les servants, c’est le maître qui décidait de la sanction. Après un tel déshonneur, maître Tonyar n’allait sûrement pas être enclin à la clémence.

Après encore des heures de rumination, Vik entendit le verrou de sa cellule grincer ; puis la porte s’ouvrit, laissant entrer une lumière éblouissante. Les yeux larmoyants, Vik sentit qu’on l’attrapait par les bras et qu’on le mettait debout avant de le pousser vers le couloir. Il perçut l’air plus respirable venant de l’escalier, puis il déboucha à l’extérieur, où il prit avec reconnaissance une grande bouffée d’air frais.

Il réussit enfin à ouvrir les yeux sans souffrir et se trouva nez à nez avec maître Tonyar, blanc de colère. Les gardes lui tenaient toujours les bras, l’empêchant de bouger ou d’essuyer son visage ruisselant de larmes. Devant cette colère froide et menaçante, Vik se liquéfia et sentit sa vessie se relâcher spontanément, sans pouvoir la contrôler. Il tremblait de manière compulsive, des pieds à la tête, comme saisi par un froid intense. Son esprit semblait bloqué dans le néant, suspendu dans le vide. Il sentait que la sentence serait exemplaire et irrévocable.

Maître Tonyar prit enfin la parole, les dents serrées :

— Petit idiot ! J’ai perdu un très bon travailleur manuel à cause de toi et de tes agissements…

Vik sentit un voile noir s’abattre sur lui, mais il ne voulut pas croire qu’il avait compris correctement cette phrase.

— Si je ne te bannis pas, avec le reste de ta famille, c’est bien parce que ta mère m’est très utile et a une grande valeur dans ma maison. Maintenant, écoute-moi bien.

Maître Tonyar saisit rudement dans sa main droite le menton de Vik, lui écrasant les joues.

— Dis que tu m’écoutes ! rugit-il, son visage passant du blanc au rouge.

Vik essaya de hocher la tête, mais n’y parvint pas.

— Je vous écoute, gémit-il à travers ses larmes.

— Je sais que tu as de bons résultats, et que je pourrai tirer de toi un bon prix dans trois ans. Tu as intérêt à continuer sur cette voie et à mériter la faveur que je te fais en te gardant en vie. Si tu faiblis dans ton travail, je te bannis. Si tu fais encore un pas de travers, je te bannis. Si tu ne fais ne serait-ce que parler trop fort à l’école, je te bannis. Ta soeur aura treize ans l’année prochaine, et elle ne restera pas dans mon bloc. Je garde ta mère par utilité, mais ta famille n’a plus aucun privilège. Je ne veux plus entendre parler de toi avant le Choix, c’est clair ?

Encore une fois, Vik essaya de hocher la tête sans y parvenir.

— Oui, coassa-t-il donc.

Maître Tonyar donna une grande poussée sur son bras qui immobilisait Vik, et il tomba en arrière sur les pavés de la cour, manquant de peu de s’assommer. En se redressant, il remarqua enfin que beaucoup de monde se pressait autour de lui. Il repéra Zad qui le regardait, les yeux emplis de larmes, les poings serrés, au milieu d’un groupe de maîtres plus âgés. Il reconnut sa maîtresse d’arme non loin de lui, l’air tendu et prête à bondir si Zad esquissait le moindre geste dans sa direction.

Puis il vit une forme sur le sol à sa droite, non loin de lui. Un homme allongé sur le côté, un servant. À quatre pattes, il s’approcha, refusant de croire ce que lui hurlait sa conscience. Personne ne tenta de l’empêcher d’approcher de cet homme sereinement couché au milieu de la cour. Il saisit son épaule, le faisant basculer sur le dos. Il sentit son estomac remonter dans sa gorge, s’étouffa, puis bascula sur le côté avec l’impression qu’on était en train de lui défoncer le crâne à coups de marteau. Il accueillit avec soulagement le noir qui s’abattit sur ses yeux et son esprit.

Vik revint à lui avec l’impression de tomber dans le vide. Cela s’avéra être plus qu’une impression : on venait de le jeter d’un chariot dans une mare d’eau boueuse où il atterrit la tête la première. Bien réveillé par ce contact avec l’eau glaciale, il se releva en titubant, écarta les mèches de cheveux qui lui bouchaient la vue et se rendit compte qu’il se trouvait devant l’entrée de service de son bloc. Le bloquier de garde l’observait, la bouche sévère, les sourcils froncés.

— Tu ferais mieux de monter vite fait, gamin. C’est pas la joie chez toi.

Sans un mot, Vik s’engagea d’un pas tremblant dans le couloir menant à l’escalier. À pas lourds, il grimpa lentement les marches jusqu’à son appartement, le coeur battant de plus en plus vite. Qu’allait-il raconter à sa mère ?

Il s’arrêta devant la porte, l’estomac noué, la bouche sèche et la gorge serrée, et se rendit compte qu’il portait toujours la chemise bleue trop grande et que son sac à dos avait disparu. Saisi d’une honte profonde, il commença à déboutonner sa chemise, ses doigts gourds luttant pour faire passer chaque bouton hors de son trou. Le vêtement bleu à la main, Vik ne savait qu’en faire et n’avait pas la force de réfléchir. En tournant la tête, il vit sur sa gauche le placard à balais sous l’escalier ; soulagé, il en ouvrit la petite porte et jeta la chemise dans le fond du local. Il était temps de pousser la porte de l’appartement et d’affronter sa mère.

Mar se leva en sursaut lorsque Vik entra dans l’appartement. La main sur le dossier de sa chaise, elle regarda son fils avec un espoir mêlé de terreur.

— Vik !... Où est…?

Le visage ruisselant de larmes, Vik ouvrit la bouche pour parler, mais pas un son ne voulut en sortir. Sa mère fit un pas hésitant dans sa direction, puis se précipita vers lui et le prit dans ses bras. Elle le serrait si fort qu’il crut étouffer, mais il put ainsi laisser éclater sa peine sans honte, à l’abris des regards. Il sentait que Mar pleurait également, sans bruit, le corps parcourut de lents frissons.

Au bout d’un long moment, elle le repoussa. Vik s’essuya les yeux avec la manche de son pull et leva la tête vers sa mère. Son ventre se tordit en voyant le gouffre de douleur présent dans ses yeux. Il savait que tout ce qui arrivait était sa faute et qu’il allait devoir lui expliquer les événements de la journée en détail. Mais revivre tout cela semblait être au dessus de ses forces. Il voulait seulement se recroqueviller dans son lit, sous ses couvertures, et se réveiller de ce mauvais rêve.

— Vik, que c’est-il passé ? murmura Mar en retenant ses larmes. Maître Tonyar est arrivé ici comme une furie pendant le repas de midi et a fait arrêter Pen par les gardes, en clamant que tu avais passé les bornes…

— Je… Tout est ma faute, Mar ! s’exclama Vik en éclatant de nouveau en sanglots. Je suis si désolé ! Je… je voulais seulement revoir Zad, et… Pov m’a vu et m’a dénoncé à maître Tonyar. J’ai désobéi, mais je ne voulais pas causer de problèmes, je ne pensais pas que c’était si grave…!

Vik dû s’arrêter de parler pour laisser couler ses larmes et contrôler les spasmes qui le secouaient. Il se sentait si triste pour sa mère, et bizarrement coupable de ne pas ressentir une vraie tristesse pour la perte de son père. Pen n’avait jamais été très présent dans sa vie ; il n’avait jamais joué avec lui petit, ne s’était jamais impliqué dans sa relation avec son fils alors qu’il grandissait. Contrairement à sa soeur, qui était vraiment sa petite fille chérie, Vik n’avait jamais ressenti d’amour de la part de son géniteur. En sa présence, il avait plus souvent l’impression d’être une charge pour la famille, un élément rapporté ou en trop. Le choc de sa mort était bien présent, mais il sentait que la tristesse ne viendrait pas y ajouter sa profondeur.

— Pen…

Vik prit une grande inspiration pour se donner du courage.

— Pen est mort, maître Tonyar l’a exécuté à cause de moi !

Tremblant, il n’osa pas regarder sa mère. Il la sentit s’éloigner en reculant, doucement, pas à pas. Quand il releva la tête, elle était à nouveau assise à la table, les yeux dans le vague, les larmes coulant sur ses joues. Puis son visage se crispa, elle serra les dents, les poings, fronça les sourcils. Un grondement plus qu’un murmure franchit ses lèvres :

— Va dans ta chambre, Vik, tout de suite.

— Mais…?

— Tout de suite, je te dis. Et n’en ressors pas tant que je ne t’y ai pas autorisé.

Vik tournait en rond dans sa chambre, pleurant souvent, se tordant les mains, guettant les bruits en provenance du reste de l’appartement. Peu après le début de son isolement, il entendit sa soeur rentrer de chez ses amies, suivi d’une longue conversation à mi-voix qui se termina par des sanglots bruyants. Puis des mots criés par Deb : “je le déteste !”. Vik n’eut pas à se demander de qui elle parlait - déjà que leurs relations avaient toujours été compliquées, la tragédie qui venait de les frapper n’allait pas arranger les choses.

La soirée passa sans que Vik entende quiconque se déplacer dans l’appartement. De toute façon, il avait l’estomac bien trop serré pour avoir faim. Peu après la tombée de la nuit, il s'allongea sur son lit et s’endormit comme une masse. Il se réveilla plusieurs fois pendant la nuit, en sueur, effrayé par des cauchemars emplis de cadavres ensanglantés. Il revoyait surtout le visage de son père, mort, les yeux grands ouverts, du sang coulant encore de sa blessure au cou. Mais plusieurs fois, il rêva aussi de sa mère, du sang coulant d’une blessure au ventre, pleurant et l’appelant à l’aide sans qu’il parvienne à se rapprocher d’elle.

Enfin, il finit par ouvrir les yeux sur le début d’un nouveau jour. Un rayon de soleil se faufilait par sa fenêtre jusque sur son lit. Il se leva, plus fatigué encore que la veille, et ouvrit doucement la porte de sa chambre pour atteindre les toilettes. Sa mère était toujours assise à la table de la cuisine, la tête posée sur ses bras repliés, les paupières fermées. Elle avait dû s’endormir là, sans avoir le courage de se déplacer. Vik sentit son coeur se serrer à cette vue et eut brièvement envie d’aller se pelotonner contre elle. Mais il se rappela sa colère froide, après ses larmes, et entra simplement dans la salle de bain sur la pointe des pieds. Tant que sa mère et sa soeur dormaient encore, il décida de passer sous la douche.

En laissant couler l’eau chaude sur sa tête et ses épaules, Vik repassa encore une fois dans son esprit les événements de la veille. Il sentait que sa vie allait changer du tout au tout, entre sa mère, sa soeur et lui, à l’école, dans le bloc et même dans le quartier. Il n’arrivait pas à croire que tout cela soit réel.

Tout le monde serait au courant, dès le matin, de la mort de Pen et de sa propre désobéissance, qui l’avait provoquée. Il allait être mis à l’écart de tout, car désobéir était la pire faute qu’un servant pouvait commettre. S’il était irréprochable et qu’il travaillait bien jusqu’au Choix, dans trois ans, il pouvait encore espérer être recruté par un maître du Premier quartier. Mais il allait lui falloir tout donner durant les années d’arts et d’éloquence pour vraiment se faire remarquer. Puis, durant l’année du Choix, il aurait également à se montrer sous son meilleur jour. Comme tous les élèves ambitieux, il considérait l’année de travaux manuels, juste avant l’année du Choix, comme une année de perfectionnement et de révisions. Être bon en travaux manuels signifiait souvent rester dans son bloc d’origine et hériter des tâches les plus ingrates, comme réparer le mur ouest, tailler les pierres à la carrière ou passer son temps sur les toits pour boucher les fuites d’eau - comme son père, pensa-t-il avec un pincement au coeur.

Vik sortit de la douche, se sécha, puis essuya la buée sur le reflet au dessus du lavabo. Il se regarda longuement et se trouva différent de la dernière fois qu’il s’était vraiment regardé, après sa longue maladie. Il avait des yeux plus sérieux, des sourcils plus froncés. Il essaya de sourire, pour voir, mais cela sonnait faux. Puisant sa résolution dans tout ce qui bouillonnait au fond de lui, il se jura d’être le meilleur de sa cohorte jusqu’au Choix. Il serait recruté par le meilleur maître, pour le meilleur poste de Catrème. Et il leur montrerait à tous, à son père, à sa mère, à tous, qu’il valait bien plus qu’eux.

 

  
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