Chapitre 6

Par Mira_

Erminie

— Erminie, réveille-toi.
J’ouvre les yeux d’un seul coup et me redresse précipitamment, prenant une grande bouffée d’air dans mon mouvement. J’ai l’impression d’avoir retenu mon souffle pendant de longues minutes. Ma tête tourne. Je sens sous ma main la froideur de la pierre. Je regarde le sol, observe les pavés sur lesquels j’étais allongée. Qu’est-ce que je fais là ? 

Je cherche Lou du regard et découvre autour de moi de nombreux êtres inanimés. Lou m’a parlé, j’en suis sûre, mais je ne le vois pas. Je me redresse et observe cette foule évanouie qui me fait me sentir immense tout d’un coup. Mon souffle se coupe face à ce spectacle incompréhensible. Je fais un tour sur moi-même, parcourant tous ces corps du regard. Je reconnais la chevelure brune de Lou à quelques pas de moi. Il gît face contre terre, la main tendue dans ma direction. Je me précipite vers lui en évitant un bras et une jambe. J’aperçois une marre de sang s’étaler sous un crâne. Les larmes me montent aux yeux, mais je leur interdis de s’échapper.

— Lou, tu m’entends ? Hey, tu m’entends ? Réponds-moi !

Il ne bouge pas. Je le retourne doucement, l’installe sur mes cuisses. Il est mou comme la poupée de chiffon avec laquelle je jouais étant petite. La première chose qui me frappe en le découvrant, ce n’est pas son teint encore plus pâle que d’habitude, ce sont ses mèches blanches qui encadrent son visage. Elles semblent s’élargir à vue d’œil. Je vérifie sa respiration, elle est faible, mais elle est bien là. 

— Lou, réveille-toi, s’il te plaît, réveille-toi. 

Il ne réagit pas. Que s’est-il passé pour qu’il se retrouve dans cet état, pour qu’ils se retrouvent tous ainsi ? Je passe ma main sur son front, il est si froid. Je serre sa main dans la mienne, elle est glacée. Je la serre encore plus fort pour essayer de la réchauffer, mais c’est finalement la mienne qui perd de sa chaleur. 
J’implore Lou de ne pas m’abandonner, de ne pas me laisser seule. Je sanglote en silence. Quelle égoïste ! Je ne peux pas lui demander ça, pas cette fois. Cette fois, c’est lui qui a besoin de moi. C’est à moi de veiller sur lui, de m’assurer que rien de mal ne lui arrivera. 

— Je vais prendre soin de toi Frangin, je te le promets.  

L’espace d’un instant, j’ai oublié tous ces gens autour de nous. Désormais, leur présence se rappelle à moi. Je sens la panique monter le long de ma nuque, les muscles de mon dos se contractent, des larmes roulent sur mes joues. Je suis la dernière encore debout. J’ai envie de m’effondrer, de m’allonger parmi eux et de me laisser sombrer. Pourtant, je reste là, seule consciente parmi la foule, tétanisée.

Des bruits de pas au loin attirent mon attention. À l’angle de la rue, deux hommes surgissent. Ils jettent des regards dans leur dos avant de bifurquer vers moi. Leur allure est vive et ne faiblit pas une seconde. Je me redresse pour les interpeller. Ils tressautent à ma vue et ralentissent leur cadence, méfiants. Leur visage est rouge vif, des gouttes de sueur perlent sur leur front. Ils me dévisagent un instant avant de reprendre leur course. Ils ont dû comprendre que j’étais inoffensive. Bras tendus, je tente de les agripper lorsqu’ils me dépassent, sans succès.

— Fuis ! Me dit l’un d’eux sans même reprendre son souffle.

Je ne comprends pas vraiment sa mise en garde. Ils semblent fuir un danger que je n’arrive pas à saisir, mais en les observant, je sens que je dois les écouter.
— Attendez ! Les rappelé-je. Aidez-moi s’il vous plaît, mon frère est inconscient.

Ils s’arrêtent, me jettent un coup d’œil avant de se concerter en m’ignorant. L’un d’eux me jette des coups d’œil en coin, tandis que l’autre a le visage totalement fermé.

— S’il vous plaît, les imploré-je. 

Celui qui m’a adressé la parole revient vers moi en soufflant.

— Fais chier, l’entends-je marmonner. C’est lui ton frère ?
— Oui, il s’appelle Lou. Et moi, c’est Erminie. 
— Ouais, ouais, on fera les présentations plus tard, dit-il en soulevant Lou de terre. 

Il le glisse derrière sa nuque — par chance, Lou n’est pas un grand gabarit, comparé à moi — et se met à trotter. Le second homme, qui n’a pas bougé de sa place, assiste à la scène, les bras croisés. 

— On y va maintenant.
— Merci, ai-je à peine le temps de glisser avant de me hâter.

Nous courrons de longues minutes sans nous arrêter. Je les vois inquiets, tournant la tête dans tous les sens à chaque intersection. Ils dépassent tous les corps entassés sans en regarder un seul. Moi, je ne peux m’empêcher de chercher dans cette foule inanimée un visage familier. Nous étions isolés quand nous vivions encore ici, mais nous tenions tout de même à quelques personnes : notre nourrice que nous considérions comme notre propre grand-mère, des camarades de classe, une amie d’enfance. Nous les avons quittés sans un adieu, mais cela ne veut pas dire qu’ils n’avaient pas une place importante dans notre vie.

Je ne reconnais personne parmi les corps. Je suis partagée entre le soulagement et l’inquiétude. Peut-être sont-ils eux aussi éveillés, peut-être sont-ils eux aussi en danger ?

— Où allons-nous ? Me décidé-je à demander.
— N’importe où, quelque part où nous serons à l’abri.

Cette réponse ne me rassure pas. Je ne sais pas qui ils sont, je ne sais pas ce qu’ils fuient et ils ne savent pas où l’on va. Peut-être aurais-je dû me méfier plutôt que de leur faire confiance. Mais je n’ai pas le choix que de continuer pour l’instant, je dois protéger Lou. Je m’occuperai du reste plus tard.

Des coups de feu retentissent au loin. Je pousse un léger cri avant de le contenir. Les deux hommes accélèrent encore le pas. Ils ne peuvent s’empêcher de parcourir les alentours du regard par vifs à-coups. Leur musclent sont tendus, leur visage est blême.

— Là-bas, pointe du doigt le second, désignant un bâtiment désaffecté à la frontière de la ville. 

Arrivés au pied du bâtiment, nous nous heurtons à une porte verrouillée. 

— Planquez-vous, je fais le tour, annonce le plus distant des deux hommes.

Tandis que nous nous abritons derrière un arbuste à peine assez large pour nous dissimuler, il disparaît dans l’angle du bâtiment au mur de briques. J’ai l’impression que mon cœur va exploser, je n’avais pas entrepris une telle course depuis bien longtemps. Lou gît, inerte, au sol. Le silence régnerait si l’homme ne respirait pas aussi fortement. Je l’observe du coin de l’œil. De grosses gouttes dégoulinent le long de ses cheveux bruns. Accroupi, il semble prêt à déguerpir au moindre danger. Il sent mon regard sur lui et sans bouger, me confie :

— Elijah, je m’appelle Elijah. Et celui qui est avec moi, c’est Rhysand, mon frère. Désolé d’avoir hésité à t’aider…, sa voix se brise. Mais…
— Pssst, nous interrompt Rhysand, j’ai trouvé une entrée à l’arrière, venez. 

De sa main, il nous fait un signe discret nous invitant à le suivre. Nous lui emboitons le pas sans tarder. Lou dans les bras, Elijah se dirige vers là où son frère était il y a quelque seconde. 

À l’arrière, celui-ci nous montre une fenêtre au ras du sol, le battant ouvert vers l’intérieur.

— Le passage est exigu, mais on devrait s’en sortir, annonce-t-il. Enfin, ça va être un peu plus difficile pour toi Elijah, mais ça devrait le faire, ajoute-t-il. J’y vais en premier ! 

Il se faufile sans attendre à l’intérieur avec une facilité déconcertante, utilisant ses mains pour se donner une impulsion bienvenue. Un léger grincement émane de l’ouverture. Alors que son frère se penche pour essayer de voir ce qu’il fait, sa tête réapparaît. 

— Fais-moi passer le gamin, dit-il à son Elijah, après ce sera à toi, me lance-t-il. 

Elijah rapproche Lou de l’ouverture et l’allonge sur le ventre. Il se place à genou face à lui et l’attrape par les aisselles. Je saisis la tête de Lou pour ne pas qu’elle frotte contre la terre. Son corps est lourd, mou, difficile à déplacer. Sans aucune intervention de sa part, la tâche s’avère lente et difficile. Rhysand attrape ses pieds et les tire pour accélérer le mouvement. 

— Il va falloir accélérer un peu, lance-t-il.

Elijah souffle :

— Facile à dire !

 Une fois les jambes passées, la descente s’accélère. Le passage de la tête s’avère compliqué. Il faut qu’elle ait le bon angle afin que ni le crâne ni la face ne racle contre la surface. Je cale ma main sous le menton de Lou. À l’intérieur Rhysand pousse un grognement alors que le corps de Lou disparaît dans l’obscurité.

— Je le tiens, à ton tour maintenant, dépêche-toi, me lance-t-il.

Je me glisse avec souplesse dans l’ouverture et atterrit sur une table. Rhysand m’y attend avec Lou dans ses bras.

— Aide-moi à le descendre d’ici qu’Elijah puisse nous rejoindre.

Je saute de la table saisie Lou et le traîne avec difficulté dans un coin de la pièce. Derrière nous, j’entends Elijah atterrir lourdement sur la table. Son tee-shirt est totalement déchiré. Visiblement, l’ouverture n’était pas assez grande pour son gabarit. 

Il passe la tête par l’ouverture, remue la terre pour effacer nos traces, attrape un bout de tissu laissé sur son passage et referme bien vite la fenêtre. 

— Je crois qu’ils ne sont pas loin.

Nous nous tassons dans un coin sombre de la pièce. Des voix arrivent jusqu’à nous. Tétanisé, je me mure dans le silence, la main de Lou dans la mienne. Je supplie l’univers de nous épargner.

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