Chapitre 6

Par Lucie.G

  Je m’apprête à attraper ma valise sur le tapis roulant quand je sens sa présence derrière moi et le vois la soulever et la déposer à côté de moi.

– T’as braqué des lingots d’or ? Elle est sacrément lourde.

  Un peu vexée de sa fuite à la sortie de l’avion, de la manière dont il s’est arrangé pour se retrouver à l’autre bout du bus dos à moi et de ses regards fuyants dans le hall d’arrivée en attendant les bagages, je me contente de répondre sèchement :

– Merci et bon concert demain.

  Je saisis ensuite ma valise et commence à rejoindre la sortie de l’aéroport où doivent déjà m’attendre les voisins de la maison de mes parents qui ont gentiment proposé de venir me chercher lorsque je les ai appelés avant de partir.

– Attends…

   J’hésite puis me retourne dans l’espoir de pouvoir comprendre. Même si nos routes se sépareront de toute façon dans quelques minutes, je n’aime pas l’idée d’avoir à regretter ce beau moment partagé à 40 000 pieds.

– Je suis un peu nul pour les au revoir. Je suis désolé.

– La boucle est bouclée alors. Je m’excuse à notre rencontre et c’est toi qui t’excuses au moment de se quitter. Tes amis t’attendent, dis-je en apercevant les trois Dalton qui s’impatientent derrière. Profite bien des dernières dates de la tournée et bonne chance pour la fin de ton internat.

  Je vois tout à coup Nico s’avancer vers nous et me tendre un billet.

– Il osera sans doute pas le faire lui-même ce grand nigaud mais tiens. N’hésite pas à passer si t’es dans le coin. Faut vraiment qu’on y aille mec, ajoute-il en direction de Thomas avant de s’éclipser.

 – Je sais pas si je pourrai, dis-je en regardant le ticket d’entrée pour le concert du lendemain.

– Je comprends, me répond-il un peu déçu. C’est peut-être mieux comme ça.

– Sans doute…

  Je reprends le chemin de la sortie et il m’interpelle encore une fois :

« Alors infidèle, on s'en va sans dire aurevoir ? » 3

« Monsieur, il n’est de bonne société qui ne se quitte » 4, dis-je sans me retourner le sourire aux lèvres. « Never say goodbye. » 5

  Je l’entends rire doucement et franchis enfin les portes du Terminal 1.

  Je cherche du regard mes chauffeurs du jour sans vraiment savoir comment je pourrai bien les reconnaître. Mme Plantier, que j’ai eu au téléphone, m’a indiqué qu’elle porterait une robe bleue. Mais un rapide coup d’œil circulaire me permet de me rendre compte que ce n’était sans doute pas un indice suffisant. Il y a bien au moins cinq femmes septuagénaires qui ont choisi cette tenue aujourd’hui. Je commence à penser que cela risque de prendre du temps pour les retrouver quand j’aperçois un bout de carton sur lequel est inscrit mon prénom. L’homme qui le tient parcourt également le hall du regard. J’aperçois à côté de lui une petite femme ronde aux cheveux gris vêtue d’une robe que l’on pourrait effectivement jugée bleue, si la couleur n’était pas jaunie par des centaines de passage en machine sans doute. Je m’approche vers eux lentement et soudain je la vois porter la main à sa bouche lorsqu’elle m’aperçoit.

– Oh mon Dieu, Pierre. Regarde c’est elle. Elle lui ressemble tellement au même âge.

  Je ne sais pas trop comment encaisser cette remarque. Je suppose qu’elle parle de ma mère et je me rends compte que je n’avais pas vraiment réalisé avant de partir que j’allais forcément rencontrer des gens qui ont connu mes parents. Je prends conscience aussi que je suis à peine plus jeune que ma mère au moment de leur accident. Je sens mon cœur se serrer mais tente de ne pas laisser transparaître mon malaise. Je les rejoins et les salue :

– Bonjour, je suis Victoire. Merci encore d’avoir pu vous libérer pour venir me chercher. Je sais que c’est sans doute inattendu mais j’ai pris la décision de venir un peu sur un coup de tête et…

– Ne t’inquiète pas ma grande. Nous sommes très heureux que tu nous aies appelés. Nous espérions depuis longtemps que tu aies le courage de revenir.

  La voix de Mr Plantier est posée et rassurante. Je suis heureuse finalement de savoir qu’ils seront à côté si jamais j’ai besoin de quoique ce soit. J’appréhende un peu de me retrouver seule dans la maison familiale. Et même si je n’ai aucun souvenir d’eux, je n’ai pas le sentiment d’avoir affaire à des inconnus et cela me réconforte.

  Nous rejoignons le parking et Mme Plantier ne cesse de m’expliquer pendant tout le trajet comment elle a mis au propre une chambre, le salon, la cuisine et une salle-de-bains et s’excuse presque de ne pas avoir pu en faire plus aujourd’hui. Je la remercie mais ne parviens pas à entretenir la conversation. J’ai une boule au ventre et la gorge serrée. Son mari me jette un regard par le rétroviseur intérieur et comprend sans doute à quel point je suis anxieuse.

– Margot, laisse donc la petite respirer. Nous aurons bien le temps de reparler de ces détails plus tard.

– Mais oui bien sûr. Je suis désolée Victoire si je suis trop bavarde, me dit-elle en se retournant vers moi. Je suis tellement heureuse de te revoir enfin mais effectivement cette journée est sans doute riche en émotions. Nous allons te laisser t’installer tranquillement et tu nous rejoindras pour dîner si tu veux.

– C’est très gentil, parviens-je à répondre.

   Les derniers kilomètres se font dans le silence et le panneau d’entrée dans la ville de Caluire-et-Cuire augmente mon stress. Dans quelques minutes, je vais pour la première fois depuis vingt ans repasser le portail de la maison qui appartenait à mes grands-parents paternels. Ma grand-mère, devenue veuve, l’a léguée à mon père peu après le mariage pour aller s’installer dans un appartement au centre-ville de Lyon. J’essaie en vain de me souvenir de son allure, de la forme du jardin ou encore de la couleur des murs de ma chambre d’enfant mais cela fait bien longtemps que je n’ai plus d’image en tête.

  Soudain, Mr Plantier prend une petite rue sur la gauche : Allée des Verchères lis-je sur le panneau apposé à la façade d’un immeuble. Celle-ci est très étroite et je me sens soudainement oppressée. J’essaie de contrôler ma respiration et ferme les yeux quelques instants. Quand je les rouvre, la voiture est à l’arrêt et Mme Plantier est descendue pour ouvrir un portail en bois vieilli. J’aperçois le numéro 12 inscrit sur une plaque rouillée à côté de la boîte aux lettres qui me confirme que nous sommes bien arrivés.

– Je te laisse descendre Victoire. Je vais rentrer la voiture chez nous, me dit Mr Plantier qui actionne l’ouverture électrique d’un portail beaucoup plus moderne à quelques mètres. Ne t’en fais pas pour ta valise, je te l’apporterai.

– Merci Monsieur, je remercie, en ouvrant la portière tremblante.

– Tu peux m’appeler Pierre tu sais et Margot se vexera si tu l’appelles Madame, conclut-il en me souriant avant que je ne referme la porte.


  J’avance alors pour rejoindre Margot et pénètre dans un jardin clos de mur, ombragé par un grand sapin. A droite de l’allée, le potager est magnifique. Il regorge de tomates, courgettes, poivrons et salades. Puis la maison apparaît enfin et je me paralyse tout à coup. J’ai l’impression de rêver : devant moi, une bâtisse d’un étage qui, à quelques détails près, pourrait avoir été construite d’après mes plans si l’architecte avait emprunté mon cahier de croquis. Les trois marches, le porche, la balancelle et les bow-windows sont bien réels. La terrasse n’est présente que sur la pièce centrale de l’étage mais pas de doute, mes dessins sont la trace de mes souvenirs de petite fille. Je ne peux m’empêcher de sourire et d’admirer l’esthétique atypique de la maison. Je monte ensuite les marches et pénètre à l’intérieur. Le charme authentique se poursuit dans le hall. Des carreaux de ciment ornent le sol de l’entrée, encadré un peu plus loin par deux portes qui se font face et filant jusqu’à un escalier en pierre brut. Margot me rejoint par la porte de gauche.

– Bienvenue chez toi Victoire. Veux-tu que nous fassions le tour de la maison ?

  J’acquiesce en silence et pose mon sac à dos sur le banc d’un meuble d’entrée rétro. Je la suis par la porte de droite et découvre une cuisine lumineuse.

– En principe, tout fonctionne. Les derniers locataires sont partis début mai. Ta grand-mère a toujours précisé à l’agence qu’elle ne souhaitait que des locations de courte durée pour des familles en visite dans la région pour des vacances. Je m’occupe du ménage et de l’accueil quand c’est le cas. Mais il y a eu un petit dégât des eaux à l’étage et le temps d’assurer les réparations, nous avons demandé à l’agence de ne pas relouer avant septembre. Il faudra d’ailleurs que je pense à les appeler pour les prévenir que tu es là.

  Je l’écoute d’une oreille en admirant la vue du jardin depuis la grande fenêtre devant laquelle une belle table familiale en bois est installée. J’essaie de me revoir petite, en train de boire un chocolat chaud tout en scrutant le sapin à la recherche d’un écureuil ou de préparer un gâteau avec ma mère, le visage blanchi de farine. Mais aucun souvenir ne refait surface.

  Nous retraversons le hall d’entrée jusqu’au salon. Celui-ci est divisé en deux parties, avec un espace salle-à-manger près de la fenêtre et un coin séjour plus cosy au fond après la cheminée. Des guitares de tous genres et de toutes tailles sont accrochées au mur derrière le canapé et je ne peux m’empêcher de m’en approcher, intriguée.

– Ton père adorait les collectionner et tu passais des heures à le regarder les accorder et jouer des morceaux.

  J’essaie de visualiser la scène mais aucune image ne me revient encore une fois. Comment ai-je pu oublier que mon père était musicien à ses heures perdues ? Je ne l’ai connu sans doute qu’ainsi dans cette maison, bien trop jeune pour m’intéresser à ses travaux de recherche. Et pourtant, lorsque à quelques reprises j’ai parlé de sa carrière à ceux qui m’interrogeaient, je n’ai évoqué que son poste de chercheur à Interpol mais jamais cette passion. Je m’en veux tout d’un coup de n’avoir jamais interrogé ma grand-mère sur mes parents : leurs parcours, leur rencontre, leur mariage…Peut-être que si elle avait vécu un peu plus longtemps, j’aurais pu, en entrant dans l’âge adulte, avoir le courage de vouloir connaître leur vie.

  J’ai soudain conscience que je risque de ne jamais avoir de réponse à beaucoup de mes questions et mes yeux deviennent humides. Je fais alors rapidement demi-tour pour essayer de ne pas me laisser submerger.

– Oh je suis désolée ma grande si je t’ai fait de la peine. Je suis maladroite. C’est juste que tu étais tellement heureuse de passer du temps avec ton père. J’espère qu’un jour, tu parviendras à t’en souvenir sans être triste.

– Ne vous excusez pas Margot. Je suis émue de découvrir des facettes de sa personnalité que j’ai complètement oubliées mais je suis contente d’en apprendre plus sur lui. C’est pour ça aussi que j’ai décidé de revenir. J’ai besoin de savoir d’où je viens…

– Et je serai très heureuse de partager avec toi ce que je sais de tes parents.


  Margot me prend par l’épaule et m’invite à continuer la visite. Une petite chambre complète le rez-de-chaussée à droite de l’escalier que nous empruntons jusqu’à un couloir qui dessert cinq portes. Sans trop savoir pourquoi, je me dirige vers la porte la plus au fond sur la droite et l’ouvre. Je pénètre dans une petite chambre et cette fois, le motif naïf sur le papier peint déclenche en moi des flashs, un peu flous certes, mais je sais sans aucun doute que je viens de rentrer dans ma chambre de petite fille. Les meubles ne sont à priori plus les mêmes mais quelques tableaux accrochés au mur me semblent familiers et surtout j’aperçois un gros ours en peluche posé sur le lit. Je m’en approche et m’en saisis. Il semble avoir traversé des tempêtes ou des guerres tant son pelage est usé et qu’il en a perdu un œil, mais le son de la petite cloche accrochée à un ruban bleu autour de son cou me replonge vingt ans en arrière. Je le secoue doucement pour entendre encore une fois son tintement et me met à rire en même temps que des larmes coulent sur mes joues.

– C’est Caramel n’est-ce pas ? j’interroge Margot qui se contente de me sourire. Oui c’est bien lui. Je l’avais toujours avec moi et je me souviens que le son de sa cloche était le seul moyen pour me rassurer la nuit.

– Te rappelles-tu pourquoi tu l’avais appelé ainsi ? Tu avais collé un carambar près de son œil un jour et, ne parvenant pas à le décoller, tu avais fini par découper autour le rendant donc borgne tel qu’il est encore aujourd’hui. Tu as toujours refusé qu’il soit réparé. Tu disais qu’ainsi il était unique et que personne ne pourrait te le voler.


  Je sers fort la peluche contre moi, rassurée que ma mémoire revienne enfin un peu. Je chuchote à son oreille :

–Tu vas m’aider Caramel, tu vas m’aider à me souvenir hein ?

 

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3 et 4 :  OSS 117 Le Caire Nid d'Espion, réalisé par Michel Hazanavicius, 2006

5: Bob Dylan, Never say goodbye, album Planetwaves, 1974

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