Chapitre 6

Je m’éveillai le lendemain matin sans savoir tout d’abord où j’étais. La chambre était plongée dans le noir presque absolu, le silence était ouaté, un imperceptible rai de jour filtrait au sol sous ce qui devait être les fenêtres. Je m’étirai dans le lit large comme celui d’une princesse, Ma main tata l’espace autour de moi et trouva une lampe, j’appuyai sur l’interrupteur et la pièce fut inondée de lumière. Aussitôt la mémoire me revint et je m’assis dans le lit, contemplant la chambre luxueuse toute en rondeur et raffinement, où j’avais si bien dormi malgré les horreurs révélées par Bozon.  

 

Je me levai et allai écarter les épais doubles rideaux qui obstruaient les baies vitrées, l’éclat vertigineux du soleil envahit aussitôt l’espace. Les fenêtres donnaient sur une terrasse qui surplombait l’océan. Une légère brise marine gonfla aussitôt les voilages qui s’envolèrent. Je m’approchai du bastingage et regardai l’étendue merveilleuse devant mes yeux. Le paquebot avançait majestueusement sur l’immensité fluide, ses flancs couverts d’écume scintillante. Le spectacle était saisissant, même si je détestais être sur ce monstre flottant, incongru au milieu de la pureté du paysage.

 

Il me fallait commencer à réfléchir à ma situation. Qu’allais-je faire maintenant que j’étais démasquée ? Tout abandonner ? retourner chez moi au risque de me faire éliminer un jour par les tueurs de FinanDev ? Car ils ne me pardonneraient jamais l’humiliation que je leur avais faite subir. Bozon avait-il un plan pour moi ? Et avait-il un plan pour lui-même ? Cette histoire semblait hasardeuse. Pouvais-je lui faire confiance ? Qui était-il vraiment ? La présence d’Alma, si fraîche et si spontanée me rassurait sur les intentions de son frère. Mais je n’en étais pas tout à fait sûre, elle savait si bien mentir. Je retournai à pas lents vers la chambre et entendis frapper à la porte.

 

-- Entrez, dis-je.

 

La porte s’ouvrit et un garçon d’étage apporta un plateau pour le petit déjeuner. Il y avait de tout : thé, café, petits pains, confitures délicates, jus de mangue, céréales, tranche de gâteau à la cannelle, petits croissants et que sais-je encore … La tasse en porcelaine fine, les petits pots, la théière et la cafetière furent déposés artistiquement sur une table couverte d’une nappe blanche immaculée, les couverts étaient en argent, les verres en cristal. Même l’appartement où j’avais séjourné incognito n’était pas aussi fastueux.   

 

Le garçon se retira et au moment où il sortit de la chambre, Alma arriva en bondissant.

 

-- Aveline ! Hazel ! Je suis trop contente que tu sois là ! s’écria-t-elle.

-- Tu m’as bien menti hier soir Alma, répondis-je, tu ne m’as raconté que des histoires abracadabrantes ! 

-- J’avais une mission, dit-elle avec un sourire malicieux. Tu as fait la connaissance de mon frère ? 

-- Oui ! C’est grâce à lui que tu me vois ici ce matin. Sinon j’aurais dormi sur le pont supérieur et je ne serais pas très propre à cette heure, répliquai-je sur le même ton léger.

-- C’est ce qui nous ennuyait tous les deux, te laisser comme ça sans protection, ajouta-t-elle avec une grimace moqueuse. Enfin tout est bien qui finit bien, j’ai rempli ma mission, tu as bien dormi et moi aussi. Vincent ne devrait pas tarder. 

 

A cet instant, on frappa à la porte, Alma se précipita pour ouvrir à son frère. Il se tenait au chambranle, légèrement penché sur le côté. 

 

-- Bonjour, dit-il en pénétrant dans la cabine. Je ne vous dérange pas ? 

-- Pas du tout, on vient de m’apporter mon petit déjeuner. Avez-vous pris le vôtre ? demandai-je.

-- Oui, je suis debout depuis des heures, répondit-il en s’avançant doucement. Son corps se déséquilibrait à chaque pas sous l’effort fourni mais il continuait à marcher avec détermination en y mettant toute la force de sa volonté.

-- La plupart du temps je me déplace en fauteuil roulant, expliqua-t-il, mais je l’ai laissé dans ma chambre car c’est compliqué de se déplacer avec sur le bateau. Nous n’allons pas tarder à repartir, l’hélicoptère nous attend. Va te préparer Alma, j’ai quelque chose à dire à Hazel.

-- Ma valise est prête, car c’est simple nous n’avons rien emporté, rétorqua vivement Alma, vexée d’être mise à l’écart, je vais aller regarder la mer sur la terrasse puisque je dérange.

 

Elle courut vers la porte fenêtre et alla s’accouder au bastingage. Cette gamine de dix ans était d’une maturité étonnante mais gardait le langage corporel d’une enfant de son âge. Bozon s’était approché de la table et s’assit en face de moi. 

 

-- Voici ma proposition, dit-il. Vous voyez combien j’ai du mal à me déplacer et mon unique talent est ma connaissance de l’informatique. Je crois que sur ce point nous nous rejoignons. Impossible pour moi d’aller à l’université avec ce corps grotesque et malade, j’ai étudié seul les technologies, l’électronique, les langages, les réseaux, les systèmes. 

-- Vous êtes plus savant que moi, l’interrompis-je, je suis une simple développeuse.

-- Vous vous sous estimez, vous êtes bien plus que cela, vous avez craqué les codes de la clé USB  de FinanDev. Ils n’ont pas encore réussi.  

-- Vous plaisantez ? fis-je avec étonnement

-- Pas du tout, ils se sont séparés de leurs développeurs et ils n’ont plus le potentiel pour décoder. Ils ont à nouveau fait appel à votre amie Tessa, celle qui vous a trahie deux fois.

-- Tessa ..., dis-je d’une voix rêveuse, elle voulait une prime pour la dédommager du licenciement. Je ne sais vraiment pas de quel bord elle est.

-- Disons qu’elle est du bord de Tessa, répondit Bozon. FinanDev lui a donné les moyens qu’elle demandait. Mais elle travaille toujours sur le contenu de la clé, et elle n’a pas trouvé la solution.

-- Je dois vous avouer que j’ai falsifié le code secret de FinanDev, c’est peut-être pour ça, dis-je. Je suis désolée, j’ai été un élément pertubateur dans votre plan, bien malgré moi.

-- Aucune importance. Ce soit-disant jeu, reprit-il, n’était qu’un leurre destiné à faire bouger ces start up et les obliger à se dévoiler. Ce sont les sociétés les plus convoitées pour les subventions occultes des laboratoires pharmaceutiques. Elles oeuvrent dans le dark web. Je veux les voir sortir de leur anonymat et faire éclater au grand jour le rôle qu’elles jouent dans le financement d’un scandale qui va avoir lieu.

--  Le marché du siècle dont vous parliez dans les contrats ? 

-- Pas tout à fait, ce que j’appelais le marché du siècle n’existait pas. C’était un simulacre pour rendre mon offre plus attractive que la demande de financement actuellement en cours. Je vous l’ai dit, mon objectif était de bousculer un processus en cours de montage.  

-- De quoi s’agit-il ? Et qu’ai-je à voir avec cela ? demandai-je avec intérêt.

-- Un laboratoire clandestin recherche des capitaux issus du blanchiment d’argent. Il a soi-disant mis au point une formule chimique qui assurera un prolongement significatif de la vie, expliqua Bozon. Ce qui semble certain c’est que ce médicament allongera effectivement la durée d’existence, la première version de cette molécule est testée depuis plus d’une décennie et des cobayes volontaires ont largement dépassé leur espérance de vie. La nouvelle version de la molécule est révolutionnaire, elle permettra d’améliorer encore les effets du rajeunissement. Dans un premier temps, des cliniques ultra secrètes proposeront des séjours pendant lesquels le traitement sera administré à titre d’essai à des individus consentants. Bien évidemment, ce qui ne sera pas dit aux patients crédules qui signeront un contrat leur imposant le silence, ce seront les effets secondaires. 

-- Que leur arrivera-t-il ? demandai-je

-- Arrêt cardiaque, épilepsie, AVC, cancer, toute la panoplie des pires maux. Au mieux ils décéderont, au pire ils auront des séquelles irréparables. Mais il sera trop tard alors pour réagir, le mal sera fait et dans cette course folle, même les avocats se laisseront tenter. Et ça, ce n’est qu’un début. Ensuite, quand il aura été un peu amélioré, ou qu’on aura pu diminuer les effets secondaires, le produit sera démocratisé et inondera le marché. C’est là qu’est le vrai challenge. Je vous ai parlé de mon père, il est en train de tester la nouvelle formule sur la mère d’Alma. Il ne voulait pas que ma mère grossisse, il ne veut pas que la mère d’Alma vieillisse. La mienne est morte, celle d’Alma risque de mourir. Inutile de préciser que mon père est dans la course à la production du traitement avec son laboratoire ABMonde. Il a même formé un consortium secret qui finance le laboratoire clandestin. Très peu de sociétés y participent, car la recette miracle doit rester secrète le plus longtemps possible. Dès qu’elle sera stabilisée, un brevet sera déposé. Cette course au brevet est l’étape préliminaire à une entrée en bourse et une explosion des revenus.

-- Comment avez-vous découvert tout cela ? demandai-je, abasourdie par ces révélations.

-- Au début par hasard, en surprenant une conversation entre mon père et la mère d’Alma, expliqua-t-il. Je sais désormais qu’elle a commencé à prendre le traitement. Autrement dit, il est urgent de la sauver. Et ensuite en faisant mes propres recherches sur internet. Et parce que je ne savais pas comment m’y prendre pour arrêter toutes ces atrocités, j’ai pensé faire éclater l’infamie au grand jour par ce jeu insoluble, en provoquant une sorte de chaos, dénonçant et faisant tomber les start up frauduleuses. Mon idée était qu’il serait alors plus difficile pour le consortium de trouver discrètement de l’argent blanchi. J’ai beaucoup réfléchi avant de me lancer, mais comment pouvais-je agir, moi qui suis seul et handicapé ? Je ne suis doué qu’en informatique. Alors j’ai imaginé ce challenge en me disant que l’appât de l’argent et le risque du scandale pouvaient faire bouger les choses, et puis j’étais capable d’attaquer à distance.    

-- En faisant plus ou moins chanter FinanDev, InvestMed et autres Telmond qui sont des intermédiaires dans ce vaste marché souterrain des médicaments ? Ce sont elles les membres du consortium, n’est-ce pas ? demandai-je. Ils trafiquent dans le dark web. Et dire que j’ai travaillé pour eux ! Je comprends maintenant pourquoi tout était si compartimenté et secret chez FinanDev.

-- Oui, je voudrais les voir sortir de leur discrétion et que leurs malversations soient connues sur la place publique, afin que ceux qui prennent ces médicaments le fassent en toute connaissance de cause, répondit-il. Et c’est là que j’ai besoin de vous.

-- Mais que puis-je faire contre des consortiums et des sociétés secrètes ? Ils sont bien plus puissants que moi, ils ont des moyens, je ne suis qu’une seule personne. 

-- Et ils sont même capables d’obtenir les autorisations de mise sur le marché de traitements dont les tests ne sont pas totalement concluants, en argumentant que le fameux principe de précaution ne s’applique pas compte tenu de la fiabilité de leurs expérimentations, poursuivit Vincent qui se mettait en colère. Vous voyez qu’ils peuvent aller très loin. 

-- En effet, dis-je, épouvantée par ce que j’entendais.

-- Je sais que ce ne sera pas facile, mais nous ne pouvons pas renoncer avant d’essayer. Je voudrais vous proposer un contrat, afin de nous associer pour lutter contre ce fléau. Comme je ne peux pas me déplacer vite, vous le ferez à ma place. Nous serions en communication permanente, vous seriez mes yeux et mes jambes en quelque sorte. Vous avez montré ces derniers jours combien vous êtes habile à échapper à des tueurs, décrypter des fichiers et devenir une autre personne.

-- Pour les deux premiers points, je veux bien, dis-je, mais pour le dernier, je ne suis pas d’accord. 

-- Détrompez-vous, vous vous métamorphosez sans cesse, vous changez de nom, vous êtes un véritable caméléon. Vous êtes capable d’improviser alors que vous êtes en grand danger, je suis impressionné, répliqua-t-il. Signons un contrat pour formaliser notre engagement, et je vous paierai pour m’aider, si vous le voulez bien. J’aime bien votre prénom, Avellana, mais aussi Nattsu, et surtout Zhenzi, dit-il avec humour. Vous pouvez être des milliers de personnes, je ne peux qu’être Bozon, ça se prononce pareil dans toutes les langues, contrairement à Hazel.

-- Vous vous moquez de moi, dis-je, vous pourriez être Bo Zong, ou simplement … Vincent.

-- Ah ! Alma m’a trahi … oui Vincent, ou Victor, le vainqueur … regardez-moi ! ai-je le physique d’un être victorieux ? s’exclama-t-il en se levant avec difficulté.

-- Vous devriez cesser de vous plaindre. Dans ce que vous me proposez, je serai perpétuellement en danger, ce sera beaucoup plus compliqué pour moi que pour vous, vous serez le cerveau et je serai la réalisatrice, répondis-je. 

-- Avez-vous bientôt terminé ? fit soudain la voix d’Alma qui passa la tête entre les voilages de la porte fenêtre, l’hélicoptère est prêt à partir.

-- Encore un instant, dit Bozon en s’appuyant sur la table pour garder son équilibre. Il se tourna vers moi et planta ses yeux dans les miens. Voulez-vous du temps pour réfléchir ? Ou bien savez-vous déjà que vous ne coopérerez pas avec moi ?

-- Ai-je le choix ? répondis-je en soutenant son regard, les enjeux sont si importants, comment pourrais-je refuser quand la vie et la santé de tant de personnes sont en jeu ? Mais je pourrais mourir. Et vous serez seul pour poursuivre la lutte, à distance.

-- Oui, c’est possible, mais qui ne tente rien … c’est trop grave, il faut faire quelque chose. Je vous remercie, vous êtes celle que je cherchais pour m’aider.

-- Je ne veux pas de contrat, pas d’argent, dis-je. Votre parole suffit.

-- Entendu, je savais que vous étiez une personne libre. 

-- Comment dois-je vous appeler ? demandai-je. Bozon ?

-- Oui, Bozon, tant que nous sommes ensemble dans ce combat. 

-- Que dois-je faire désormais ?

-- Poursuivez le voyage comme vous en aviez l’intention, et enquêtez sur InvestMed. Voici un téléphone ultra sophistiqué, dit-il en sortant un objet de sa poche. Il se recharge par vos mouvements ou par le soleil, donc pas besoin d’électricité. Tous les échanges seront cryptés, et vous ne pouvez communiquer qu’avec moi. Il fonctionne par radio ou satellite partout dans le monde. Votre nom de code sera Velã. Vous pouvez m’appeler 24h sur 24, 7 jours sur 7, je serai toujours disponible. Et je vous appellerai de la même manière, à toute heure du jour ou de la nuit, soyez prête. Si vous ne pouvez pas répondre, appuyez sur le bouton rouge, une fois signifie que vous êtes occupée, deux fois que vous êtes en grand danger. Je vous laisserai deux minutes pour me répondre, sinon je déclencherai un plan de secours. Ce téléphone dispose aussi d’un appareil photo, d’un thermomètre, d’un baromètre, d’une boussole et d’une torche, je peux vous géolocaliser et dernière chose, il est amphibie et résiste à de fortes pressions. 

 

Je pris l’appareil qui était plat et très léger. 

 

-- Votre création ? demandai-je 

-- Oui, c’est l’outil de l’aventurier que j’aurais aimé être et que je ne serai jamais. Je vous le confie, vous comprendrez combien il m’est précieux. 

-- En effet, répondis-je en ressentant l’amertume de sa remarque. 

-- J’en ai un deuxième identique que je garde pour moi, c’est ainsi que nous communiquerons. Et voici une carte de crédit illimité. Vous pourrez payer ou retirer de l’argent dans n’importe quelle banque du monde entier. Bonne chance Avellana, on se reparle ce soir au téléphone.

-- Au revoir Hazel, lança de sa petite voix fluette Alma qui nous rejoignait.

-- A ce soir, répondis-je tandis que Bozon et sa sœur s’éloignèrent vers la porte.

 

Alma avait passé son bras sous celui de son frère et lui parlait doucement à l’oreille. Bozon se penchait vers elle avec tendresse. Ils me firent un petit signe de la main sans se retourner et refermèrent doucement la porte derrière eux.   

 

Je sortis précipitamment sur la terrasse et regardais vers le pont supérieur. J’entendis le vrombissement des pales de l’hélicoptère. Quelques minutes plus tard, l’appareil décolla et montant rapidement dans l’atmosphère, s’éloigna dans le bleu étincelant du ciel. Il ne fut bientôt plus qu’un petit point noir dans l’azur, emportant Bozon et Alma vers une destination inconnue.

 

Je restai accoudée au bastingage, penchée un peu en avant pour sentir les embruns portés par le vent et les rayons du soleil, regardant l’océan infini autour du bateau, l’écume du sillage que nous tracions en avançant, la houle paisible et les moutons blancs qui couronnaient ici et là la crête d’une vague. Des mouettes volaient autour et venaient se poser nonchalamment sur les rambardes, restaient immobiles quelques instants, puis reprenaient leur essor à tire-d’ailes. Laissant dériver mes yeux au hasard, j’aperçus tout à coup au loin sur le sommet des flots, un point qui se déplaçait trop rapidement pour être un simple bateau. C’était peut-être un voilier multicoques qui volait au dessus de l’eau en profitant de la vitesse du vent. Par intermittences, un éclair jaillissait lorsqu’un rayon de soleil se reflétait sur la surface de ce navire étrange et solitaire. Puis, aussi soudainement qu’il était apparu, il disparut à l’horizon, laissant la surface de l’eau vide, à l’exception de quelques dauphins qui nageaient en bondissant à bonne distance du paquebot.  

 

Me retrouvant seule et désorientée après la rencontre inattendue avec Alma et Bozon et l’intensité de nos échanges, je me rendis compte que j’avais très faim. Je n’avais pas touché au petit déjeuner. Le thé était encore tiède dans la théière, et je grignotai une tranche de gâteau à la cannelle. Fouillant dans mon sac à dos, je trouvai un maillot de bain et je décidai d’aller nager dans l’eau transparente de l’une des piscines du bateau.   

 

Je réfléchirais après le bain, pour l’instant je n’avais qu’une envie, plonger dans l’onde fraîche réparatrice et faire un nombre incalculable de longueurs. Je trouvai un plan du paquebot dans le tiroir de la table de nuit, et quelques instants me suffirent à repérer la piscine extérieure la plus proche. Enveloppée dans un peignoir blanc, je sortis dans le couloir et gagnai le pont supérieur où se trouvait le bassin. A cette heure, peu de passagers se trouvaient dehors et il n’y avait personne aux abords de la piscine, je pus profiter d’un bain solitaire. 

 

Deux heures plus tard, de retour dans la chambre, la tête vidée de tous les parasites qui l’encombraient, je pris une rapide douche chaude et enfilai un jean et un tee-shirt sans prendre le temps de me sécher les cheveux. Je m’installai devant l’ordinateur de la chambre et commençai à surfer sur internet. A peine avais-je navigué sur deux ou trois sites que j’entendis quelqu’un frapper à la porte.

 

-- Service ! annonça une voix à l’extérieur.

-- On n’a jamais la paix ici, songeai-je en me levant pour aller ouvrir la porte.

 

Le garçon d’étage entra avec un plateau garni de sandwiches et de fruits frais, avec une bouteille d’eau pétillante qu’il déposa sur la table.

 

-- Bon appétit, dit-il avec un hochement de la tête en se retirant.

-- S’il vous plaît … demandai-je, pourriez-vous m’apporter du thé ?

-- Bien entendu, je reviens de suite, répondit-il avec un sourire. Je m’appelle Edd.

-- Merci beaucoup Edd.

 

Quelques minutes plus tard, munie d’une théière en argent et d’une tasse de thé en porcelaine, je poursuivis mes recherches en grignotant un sandwich. Je voulais d’abord me renseigner sur Vincent Bozon. J’en savais beaucoup sur lui maintenant, et je me demandais si ma frénésie de recherches sur l’archipel Sainte-Victoire n’avait pas été une absurdité. Vincent ne se cachait pas du tout, il faisait partie d’une société dont on exposait la vie sur le web. Qu’étais-je allée inventer ? 

 

Je démarrai mon exploration en saisissant sur le moteur de recherche la société ABMonde. Immédiatement une photo de son président, Pierre-Jacques Sauveur, s’afficha sur l’écran. La lecture de ce nom de famille me frappa aussitôt, PJ Sauveur était l’antithèse d’un protecteur alors que son fils Vincent portait ce nom à bon escient … si je pouvais lui faire confiance bien entendu. Je repoussai à plus tard l’analyse de ABMonde et m’intéressai à la famille Sauveur. Je découvris avec stupeur qu’Alma avait une soeur aînée, Astrid, dont ni Vincent ni Alma ne m’avaient parlé. Vincent était cité comme le fils d’un premier mariage, mais il n’y avait aucun focus sur lui, juste une ou deux photos floues d’un individu assis dans un fauteuil roulant sur la droite ou la gauche d’un groupe familial souriant, où PJ et Astrid étaient mis en avant. La mère, Simonetta Sauveur semblait une femme falote qui s’effaçait derrière son mari. PJ était un homme grand et très brun, à l’allure puissante avec des épaules carrées et un visage dur. Il occupait quasiment toute la place sur les photos tant sa présence physique était imposante, comme s’il absorbait l’énergie de tous les membres de sa famille, à l’exception d’Astrid. Il semblait d’une élégance rare, toujours tiré à quatre épingles et ses cheveux courts savamment coupés. Sa fille Astrid se tenait à ses côtés et lui ressemblait étrangement, aussi rousse qu’il était brun, grande et insensible comme lui, avec un sourire carnassier qui pouvait faire peur tant il semblait le reflet de la réalité.

 

Alma avait déjà cette petite lueur dans la yeux que je lui connaissais, et ce sourire mutin qui était si enchanteur. Elle détonnait sur les photos car elle semblait la seule personne gaie du  clan, la seule dont le charme était sincère. Moi qui n’avais pas de famille et étais seule au monde, je me réjouis en cet instant de ne pas avoir à vivre dans un environnement aussi glacial que celui de Vincent et d’Alma. 

 

Je continuai mes recherches. Les Sauveur avaient des quantités de résidences dans le monde, où ils voyageaient et séjournaient au gré de leur fantaisie. Les enfants avaient eu des précepteurs et ne connaissaient pas les problèmes de scolarité, ils pouvaient aller n’importe où n’importe quand. Astrid avait intégré après l’école une prestigieuse université où la pression et l’argent de son père avaient dû emporter la décision des recruteurs. Elle se destinait à reprendre la direction d’ABMonde quand son père souhaiterait se retirer, il aurait largement le temps de lui transférer ses connaissances avant son départ.

 

En apparence, tout semblait aller pour le mieux dans le meilleur des mondes pour la riche famille Sauveur. Les tabloïds dressaient des portraits féroces des frasques d’Astrid qui dépensait la fortune de son père sans compter, et inondaient les magazines de photos de la petite Alma si adorable sur les plages les plus glamours aux côtés de sa mère. Je trouvai des informations sur PJ sur les sites économiques, où ABMonde était toujours citée comme une société exemplaire, traitant ses employés et ses actionnaires avec tout le respect qui leur était dû. PJ était mis sur un piédestal pour la virtuosité de son management et son intuition géniale qui lui permettait de toujours faire les bons choix stratégiques aux bons moments.

 

Rien sur Vincent, sa maladie, la mort de sa mère. Ce pan de la vie de PJ était comme effacé sur la toile. Ni FinanDev, ni InvestMed ni les autres start up ne feraient jamais le lien entre le pauvre handicapé qu’on préférait cacher et Bozon. Les enfants Sauveur semblaient tous extrêmement doués, d’une intelligence supérieure à la moyenne, chacun dans son domaine.

 

Et pourtant, Vincent avait en lui une rage qui le sublimait, il voulait balayer toute cette hypocrisie avec violence et montrer les vrais visages d’ABMonde et de PJ Sauveur. Malgré son handicap physique qui ne lui permettait pas d’être actif comme il le voulait, il refusait l’image factice qu’affichaient son père et sa société et surtout ce qu’ils cachaient, compromission, argent sale, mort, malversations. Il n’acceptait pas la facilité et avait décidé de se battre à sa manière, avec ses propres moyens … et moi. J’avais fait le tour, nous étions deux contre des géants de la magouille. Je remerciai silencieusement Vincent de m’avoir entraînée dans ce bourbier, pire encore que tous ceux que j’avais traversés depuis que j’avais ramassé innocemment la clé USB chez FinanDev. Un hasard, une coïncidence ou le destin ?    

 

Je repris ma lecture. ABMonde, un regroupement de laboratoires, une vaste structure avec des ramifications dans le monde entier. Une pieuvre ? Je rejoignais l’hypothèse de Vincent, en dégommant la tête on pourrait peut-être mettre fin à tout le trafic, il n’y aurait plus d’injonctions glauques relayées aux basses couches, les filiales pourraient repartir sur des bases saines. Ou bien les sociétés étaient-elles gangrenées à tous les niveaux ? Me basant sur ma propre expérience chez FinanDev, j’imaginai que seul le haut management était au courant des malversations et que la théorie de Vincent était probablement la bonne. Un scandale mondial … qui déstabiliserait l’économie … Quelle responsabilité prenions-nous ? étions-nous capables d’aller jusqu’au bout de cette folie ou même de réussir ? J’en doutais mais j’avais choisi de faire confiance à Vincent … Bozon ... Une chose était certaine, Vincent voulait mettre fin aux agissements de son père d’une manière ou d’une autre, pour sauver sa sœur, sa belle-mère et tous les innocents des mauvaises intentions de PJ.

 

Je passai à InvestMed et cherchai des ponts avec ABMonde ou d’autres laboratoires. Rien. Bien sûr, tout ceci se passait dans le dark web. Je devais approfondir mes connaissances en passant de l’autre côté, dans le monde souterrain des initiés où il fallait naviguer avec circonspection, ce que je fis.

 

Pendant les heures qui suivirent, oublieuse du temps, je rassemblai des informations sur les laboratoires et les start up. J’accédai à des documents effacés logiquement mais pas physiquement, à des factures, à des comptes, à des échanges de mails, à des vidéos et des photos et des enregistrements audios. Dans ma mémoire car il n’était pas question que j’enregistre quoi que ce soit, je classai des visages, des voix, des noms, des sociétés, et toutes les informations qui me semblaient pertinentes. Je cryptai tout de même quelques documents importants que je stockai sur ma précieuse clé USB. Toutes ces données faisaient tourner ma tête vertigineusement quand j’entendis soudain vibrer à côté de moi le téléphone de Vincent.

 

-- Avellana ? c’est Bozon. Bonsoir.

-- Quelle heure est-il ? articulai-je

-- Sur le paquebot, je ne sais pas, peut-être 22 heures ? dit-il

 

Je regardai ma montre. En effet il était 22h30. Je n’avais pas bougé de ma chaise depuis midi. Je m’étirai comme un chat dans tous les sens et repris le téléphone.

 

-- Désolée Bozon, fis-je, j’ai navigué sur le web toute la journée.

-- Qu’avez-vous découvert ? demanda-t-il

-- Rien de très joli, répondis-je, vous devez vous en douter. 

-- Vous avez exploré la vie de la famille Sauveur ? demanda-t-il.

-- J’ai commencé par là !

-- Je m’en doutais, dit-il, j’aurais été déçu si vous ne l’aviez pas fait ! Vous savez tout de moi maintenant.

-- De vous, Bozon, je ne sais rien de plus que ce que vous m’avez dit. Vous n’êtes nulle part sur le web, juste quelques photos floues et rien sur votre vie. Le parfait anonymat.

-- C’est exactement cela. Un pauvre type qui n’intéresse personne.

-- Vous m’aviez caché l’existence d’Astrid, reprochai-je.

-- Je n’avais pas de temps à perdre à vous parler d’elle, vous avez tout découvert sur elle sur le web. Vous comprenez aussi, je pense, pourquoi je n’ai rien à faire avec elle, elle parle le langage de mon père, elle est son bon soldat. Enfin, ajouta-t-il après une respiration, malgré tout c’est ma soeur. 

-- Avez-vous fait bon voyage avec Alma ? questionnai-je, comment va-t-elle ?

-- Elle est à côté de moi, elle vous embrasse, dit-il. Mais elle va bientôt partir avec sa mère pour quelques jours, elles ont besoin d’aller au soleil pour soigner la santé fragile de Simonetta. Quant à moi, désormais, je n’ai plus qu’un objectif dans la vie, et vous savez lequel.

-- En effet. Le paquebot va accoster demain sur une île où se trouve un aéroport. Je prendrai un avion pour rejoindre le continent et d’ici là gagner la mégalopole où se trouve InvestMed.

-- Parfait. Dormez bien Avellana. On se recontacte demain.

-- Bonne nuit Bozon, à demain.

 

Je reposai le téléphone, désactivai l’ordinateur après avoir effacé les traces de ma navigation et pris une dernière douche avant d’aller me coucher.

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