Plusieurs heures ont passé comme ça, Walter et moi assis devant la grange et la fille toute seule dans le grenier, aussi loin de nous que possible. De temps à autre, on regardait l’échelle par le battant ouvert, mais elle aurait pas été plus discrète si elle s’était changée en air. On n’entendait même pas le foin crisser. Je l’imaginais toujours recroquevillée dans la position dans laquelle on l’avait laissée, les yeux fixés sur le vide. Faut dire que ça devait s’agiter ferme dans sa tête ; elle devait décider si elle retournait à Pierce Rock ou si elle enterrait la vie qu’elle avait vécu jusque-là. Dans le dernier cas, elle devait accepter l’aide de deux pouilleux, comme elle disait, qu’elle ne connaissait ni d’Eve ni d’Adam et qu’elle croyait sans doute plus ou moins responsables de ce qui lui arrivait. Parce que si elle était pas complètement idiote, elle savait qu’elle pouvait pas s’en sortir seule, une fille de son âge, noire, sans papier… D’après les quelques phrases qu’elle avait prononcées, elle avait peut-être même jamais fait un pas hors du domaine de sa maîtresse.
La vérité, c’est qu’elle avait pas vraiment le choix. Walt avait compris ça dès qu’on l’avait découverte au milieu des cadavres. Moi aussi, pour être honnête, mais dans mon ventre la boue de la colère s’agitait à l’idée de tout ce que j’allais perdre : les embauches faciles partout où on allait, les quelques pièces qui tintaient toujours dans nos poches, les vêtements chauds… Et aussi la satisfaction d’être un peu moins ballotté par le sort, de prendre les décisions. Ce que Big boy ne me disputait jamais. Quelque chose s’était inversé, la nuit dernière, ç’avait été très net. Et quand Walt avait pris le mors aux dents, j’avais pas pu faire grand-chose d’autre que le suivre. Avec ce fardeau, la vie allait être beaucoup moins simple, on pouvait dire adieu à notre petit confort : une bouche de plus à nourrir et bien moins d’endroits où se présenter sans être reluqués de travers.
Bref, je voyais seulement la fin d’une période où la chance m’avait enfin un peu souri. Et je devais sacrifier tout ça pour cette fille, après l’accueil qu’elle nous avait fait ? Pour ce prix-là, on aurait pu rester sagement de l’autre côté de la barrière, à Pierce Rock, et faire semblant de pas avoir compris ce que ces trois hommes lui voulaient. Mes pieds ne ressembleraient pas à de la viande hachée et on aurait probablement trouvé une place bien payée sur le chantier du pasteur pentecôtiste de Trinity. Chacun sa merde, après tout.
Walt n’était pas de cet avis, bien sûr. La paix qui s’affichait sur son visage tandis qu’il charbonnait le feu avec une branche me prouvait que, de son côté, aucun débat n’était en cours sous ses boucles blondes et argent. Tout juste une vague inquiétude brouillait la transparence de ses yeux par intermittence. J’ai fini par comprendre pourquoi quand il a montré l’ouest du menton et qu’il a lâché :
— Pas d’chiens, pas d’hommes. Qu’est-ce tu dis, Sam Carson ?
— Faut croire que la petite mademoiselle s’est vue plus importante qu’elle est en réalité pour sa Miss Helen, j’ai répondu avec un rire mesquin. Apparemment, tout le monde s’en fout qu’elle soit partie.
Le fait que Walt guette encore les signes de danger, ça m’a quand même fait réfléchir. Ça m’étonnait pas tellement que les proprios de Pierce Rock ne lèvent pas le petit doigt pour récupérer une jeune noire, quelle que soit sa position là-bas ; en revanche, pour la mort de trois hommes blancs, on aurait pu s’attendre à ce qu’ils retournent le pays. C’étaient pas des inconnus ou des moins que rien de journaliers comme nous, en plus, mais bien des employés du domaine puisque la fille avait cité au moins un de leurs noms. L’état des corps avait pu soulever des questions, mais en général, dans ces cas-là, on commençait par lâcher les chiens et on réfléchissait plus tard. Ou pas du tout.
Du coup, j’avais des doutes à présent. J’ai quand même cherché à rassurer Walt.
— On a fait une sacrée trotte, cette nuit. On a dû brouiller les pistes. S’ils avaient dû nous rattraper, ce serait déjà fait.
En prononçant les derniers mots, ça m’a semblé évident. S’ils avaient lancé une poursuite, ils n’étaient sûrement pas partis à pieds. Or, à cheval, ils auraient parcouru la distance beaucoup plus vite que nous, malgré le train d’enfer que Big boy nous avait imposé. Restait la possibilité que les corps aient été découverts plusieurs heures après notre départ, mais vu le raffut d’aboiements qu’avait déclenché notre passage, ça paraissait très improbable. Pour moi, on n’était pas poursuivis.
— Toute façon, faut attend’ que tes pieds guérissent pour reprendre la route, a fait Walt en haussant les épaules.
Et il a recommencé à triturer le feu avec son bâton.
Le crépuscule est tombé petit à petit, une couche d’ombre après l’autre. Comme un magicien, Big boy a sorti de son paquetage un petit sac de haricots qu’il avait dégoté Dieu sait où. Il les touillait dans la gamelle quand on a entendu grincer l’échelle. On a vu des bottines à talons se poser sur les barreaux supérieurs, suivis de volants de dentelle. Je sais pas si ses questions avaient fini par trouver des réponses ou si le fumet du souper avait vaincu sa bouderie, en tout cas la demoiselle avait décidé de nous faire l’honneur de sa présence. Elle a chassé les brins de paille accrochés à sa robe et puis elle a marché vers nous, la bouche pincée et le menton haut. Très dignement, elle s’est assise sur le rondin que Walt lui a installé. Enfin, sans regarder aucun de nous, elle a annoncé :
— Je m’appelle Mercy.
Ensuite, elle a plus dit un mot.
Walt lui a tendu une tasse de café, son putain de sourire collé sur la figure comme un croissant de lune.
***
Il a fallu trois jours pour que je sois en état de marcher. Pendant tout ce temps, on a survécu en se rationnant. Walt a de nouveau disparu quelques heures avec les dernières pièces qu’on a trouvées en raclant le fond de nos poches, puis il est revenu avec des galettes de maïs un peu rances, une espèce de poudre noire qui n’avait de café que le nom et encore des fayots. Il a aussi déniché aux alentours de notre refuge quelques plantes rabougries soi-disant comestibles. C’était un bien grand mot, mais au moins elles étaient pas toxiques et au final, elles nous ont à peu près rempli le ventre.
Je m’attendais à ce que Mercy nous en dise plus maintenant qu’elle semblait décidée à nous suivre. Pourtant, mises à part les quelques syllabes qu’elle était bien obligée de prononcer pour pas paraître franchement hostile, rien. D’accord sur la route, c’était monnaie courante, personne n’étalait jamais sa vie ; mais elle, elle était pas de ce monde-là, justement. Et Walt et moi, on l’avait sauvée, on aurait bien mérité d’en savoir plus, non ? Big boy et moi, on s’est bien gardé de lui poser la moindre question, cependant. Lui parce qu’il voulait probablement pas la brusquer, et moi parce que si elle tenait à son air de sainte nitouche et à ses mystères, j’allais pas lui faire le plaisir de la supplier.
Je dois bien lui reconnaître de pas s’être fait prier pour mettre la main à la pâte. Elle a fait de son mieux en tout cas, mais elle était pas très douée. À l’évidence, elle avait jamais bivouaqué. Elle s’est brûlée en touillant la soupe, s’est écrasée les orteils avec une bûche et chaque fois qu’elle grimpait à l’échelle, je m’attendais à ce qu’elle se prenne les pieds dans ses fanfreluches et qu’elle dégringole. Cela dit, elle se contentait de pincer les lèvres et puis elle relevait le menton encore un peu plus haut — surtout si on la regardait — avant de continuer ce qu’elle était en train de faire. Comme une fichue tête de mule. Faut dire qu’elle supportait pas de se tenir à moins de trois ou quatre pas de nous, alors d’ici à accepter de l’aide…
Le quatrième jour, j’ai enfin pu remettre mes chaussures, les pieds badigeonnés de la pommade de Walt et emmaillotés de bandages. On a rassemblé nos paquetages, puis j’ai dispersé les restes du foyer pendant que Walt s’agenouillait sous un pin. Mercy l’a pas lâché du regard tandis qu’il disait sa prière matinale, mais à part une vague curiosité, j’ai pas su lire ce qu’elle en pensait. Enfin, on s’est mis en route vers l’est.
Il faisait un froid de canard. Peu après le dégel, il arrivait souvent que l’hiver reprenne du poil de la bête. On avait nettement senti la température chuter au milieu de la nuit. Dans la lumière jaune du matin, les flaques gelées brillaient si violemment qu’elles semblaient vouloir nous peler les yeux. La terre du chemin crissait sous les semelles, tandis que l’air glacé piquait le nez et la gorge. Mercy avait refusé l’immense veste de Walt, mais elle avait accepté sa couverture et la mienne pour s’en envelopper. Personne ne m’avait consulté et j’avais failli râler, mais la vapeur opaque qui sortait de nos bouches m’en avait dissuadé. Quels que soient les sentiments que cette fille faisait naître en moi, j’allais pas me comporter comme un crevard. N’empêche que j’avais un goût amer dans la gorge en écoutant le claquement de ses bottines couvrir le son feutré de nos godillots.
On a dépassé quelques maisons groupées autour d’une épicerie. C’était probablement là que Big boy avait acheté nos maigres provisions. En tirant au maximum, il devait nous rester trois repas, à condition de remettre la main sur une saloperie de plante ou de racine pour compléter les haricots. Il allait falloir trouver rapidement une embauche. Or, c’était pas ce pauvre hameau qui pouvait nous procurer ça. En fuyant de Pierce Rock, Walt nous avait amené dans un coin éloigné de tout. C’était parfait à ce moment-là, mais à présent on devait rejoindre vite fait la civilisation.
On a marché des heures sur une piste en sous-bois sans croiser une ferme ni même un cavalier ou une charrette. On était entré en pays montagneux, le chemin arrêtait pas de grimper puis de redescendre entre des arbres aux branches nues et des sapins. Malgré le froid, ça sentait la résine et l’humus à plein nez.
Au début de l’après-midi, Mercy a commencé à faiblir. Elle marchait de moins en moins vite, si bien qu’on devait stopper souvent pour lui permettre de nous rattraper. Walt lui faisait alors face en souriant, immobile comme un grand con de chêne qui a rien d’autre à faire de son temps que pousser et prendre racine. Plus ça allait, plus l’air hautain de la fille disparaissait. Elle ne relevait plus autant le menton. La vingtième fois, j’ai même cru lire sur ses lèvres un murmure ténu de remerciement adressé à Big boy. Ben voyons, c’est facile de montrer de la reconnaissance quand on est dans les emmerdes jusqu’au cou !
À partir de ce moment, je me suis plus arrêté, je marchais en tête sans me retourner. Walt avait beau l’attendre régulièrement, l’amplitude de ses pas faisait qu’il était souvent plus proche de moi que d’elle. Du coup, il était presque sur mes talons quand on a entendu un cri. Cinquante pas derrière nous, Mercy gisait sur le chemin, le cul dans la boue et les jupons retroussés aux genoux. Les épaules tombantes, elle semblait hésiter à se relever. Quand elle a vu qu’on l’observait, pourtant, elle s’est remise lentement sur ses pieds sans pouvoir masquer complètement une grimace de douleur. Elle a repris sa marche d’une allure un peu saccadée, puis nous a dépassés sans nous jeter un regard. J’ai lâché un soupir agacé, Walt m’a adressé un coup d’œil. Juste de quoi me faire sentir bien merdeux.
Elle est encore tombée deux fois ce jour-là. À chaque chute, il lui fallait plus de temps pour se relever. La troisième fois, les dents serrées, j’ai suggéré à Walt :
— Tu devrais la prendre sur ton dos, Big boy, sinon on touchera aucun patelin avant des lustres.
Il m’a dévisagé sans me répondre, comme pour me laisser comprendre tout seul que ce que je disais tenait pas la route. Ça a marché, d’ailleurs : j’ai réalisé que cette bourrique ne permettrait à personne de la porter tant qu’elle était consciente.
On a fini par s’arrêter pour la nuit dans une espèce d’abri rocheux qui protégeait du vent, mais semblait conserver le froid de cent hivers dans ses parois. C’était rude, même pour Walt et pour moi qui avions connu chacun des tas de bivouacs de ce genre, avant de nous rencontrer. Quant à Mercy, elle avait beau ne plus tenir debout, il y avait des chances pour qu’elle ferme pas l’œil. Elle paraissait à bout quand elle est entrée dans l’abri, tremblante, cernée, avec une mine d’enterrement. Elle s’est recroquevillée dans un coin et elle a pas desserré les dents pendant un long moment. Quand elle a commencé à se lever pour aider à la préparation du souper, Walt l’en a empêché et il a ajouté sa veste aux deux couvertures qui l’enveloppaient déjà.
— Pas b’soin d’vous fatiguer davantage, Miss Mercy.
Elle a baissé les yeux, honteuse, mais elle a pas insisté.
Au moment de dormir, Walt et moi on s’est allongé du mieux qu’on pouvait, l’un contre l’autre, et puis on s’est tous les deux tournés vers Mercy sans réfléchir. Ses sourcils se sont arqués quand elle a compris qu’on attendait qu’elle nous rejoigne.
— Pas la peine de jouer les pimbêches, je lui ai jeté. Par des froids pareils, ça évite de geler. Et puis tu devrais enlever tes chaussures, puisque tu as des bas. Ça reposerait tes pieds.
Elle a paru lutter intérieurement pendant quelques instants, puis elle a secoué très vite la tête en détournant les yeux. Malgré mon « pffff » sonore, elle est restée pelotonnée contre la roche glaciale, toute seule, ses bottines à talons aux pieds.
Heureusement pour elle, la nuit a été moins froide que celle d’avant. Au matin, Mercy grelottait quand même dans son sommeil. Elle a ouvert les paupières dès que j’ai bougé et nos regards se sont croisés. J’ai été tenté de lui balancer que je l’avais prévenue, mais ce que j’ai lu sur sa figure m’a arrêté. C’était pas la peine d’en rajouter.
Le soleil était à peine levé quand on a repris la route. Tout le matin on a avancé comme des tortues. Les gargouillis de mon estomac me rendaient de moins en moins indulgent. Je trépignais à l’idée du temps perdu sans travail, sans salaire, sans repas décent. Inutile de penser à accélérer, ceci dit ; la démarche de Mercy se faisait de plus en plus heurtée et la douleur se lisait sur ses traits. Vers le milieu de l’après-midi, on est enfin sortis de la forêt et on a vu les premières fermes. Trop petites pour embaucher, mais je suis quand même allé frapper aux portes. J’ai appris qu’il y avait un assez gros village trois miles plus loin.
Cependant, quand j’ai rejoint les autres pour leur annoncer la nouvelle, j’ai compris qu’on n’atteindrait pas la bourgade ce jour-là. Les yeux mi-clos comme si elle cherchait à se rappeler comment on marchait, Mercy s’efforçait d’enchaîner des pas titubants. À ses côtés, mais veillant à ne pas la toucher, Walt écartait les bras, prêt à la rattraper au vol si elle tombait. Quand elle tomberait, plutôt. Mon regard s’est planté dans celui de Big boy pour bien lui faire comprendre ce que je pensais de tout ça, puis je suis parti en éclaireur pour trouver un endroit où camper. Je suis tombé sur une bâtisse basse en assez bon état qui avait dû abriter du petit bétail ou des poules si j’en croyais le relent âcre qui flottait dedans. Les planches des murs étaient jointives, il y avait de la paille sèche à défaut d’être propre. On n’était plus à ça près.
Walt y a installé Mercy pendant que j’allais chercher du bois. En chemin, j’ai reconnu la plante qu’on avait mangée à la grange. J’en ai cueilli une brassée. Après tout, cette perte de temps serait peut-être moins pénible que ce que je craignais. En rentrant à la cabane, j’ai entendu un gémissement étouffé. Je me suis approché de la porte entrouverte sans me montrer. Sous le regard attentif de Walt, Mercy enlevait une de ses bottines centimètre après centimètre. Quand son pied est enfin apparu, le bas était maculé de sang. Tandis qu’elle le contemplait d’un air effaré, sa respiration s’est accélérée jusqu’au hoquet. Comme moi, Walt a reconnu le début d’une crise de panique.
— Ça va aller, Miss Mercy. C’est rien qu’un mauvais moment. Ça guérit vite.
Sa voix basse et profonde a capté l’attention de Mercy. Elle s’est tournée vers lui. Sa poitrine se soulevait toujours en soubresauts irréguliers, mais au moins ça s’aggravait pas. Je me suis demandé si Walt allait utiliser sa magie, même si je sentais pas les picotements familiers. Au lieu de ça, il a délacé tranquillement la seconde bottine.
— Dans les mauvais moments, Miss Mercy, il a continué encore plus bas, moi je prie not’Seigneur. P’têt que vous voudrez bien vous joindre à moi ?
Il a retiré la chaussure sans même que la fille le quitte des yeux. Elle a hoché la tête en souriant.
— Oui, je veux prier avec vous.
Il a attrapé les deux fines mains dans les siennes et a fermé les paupières.
— Seigneur, veillez sur ceux qui souffrent et qu’ont faim, sur ceux qu’ont b’soin d’aide et sur ceux qui leur en apportent. Et sur tous vos enfants.
Cette litanie-là je la connaissais ; il commençait toujours comme ça. J’étais curieux d’entendre la partie suivante, celle qui variait à chaque fois.
— Veillez sur ceux qui font la route et qui marchent beaucoup. Accordez-leur d’la force et d’bonnes chaussures. Veillez bien sur Miss Mercy qu’a bien mal aux pieds et qu’a quitté sa maison. Donnez-lui un nouveau départ, du manger, de la paix, des amis.
Les larmes se sont mises à couler sans bruit sur les joues de Mercy. Sa respiration s’était apaisée.
— Veillez aussi sur Sam Carson qu’est un bon garçon. Aidez-le à soigner sa tristesse. Amen.
— Amen, a répondu Mercy, à présent tout à fait calme.
Ils se sont regardés en souriant sans se lâcher les mains. Leurs yeux brillaient comme s’ils débordaient de bonheur. Alors, ils avaient oublié qu’ils étaient assis dans les chiures de poules, les pieds gelés et le ventre vide, ou quoi ?
— Vous priez pour Sam, a fait remarquer Mercy au bout d’un moment. Pourtant je crois que c’est pas un très bon chrétien. Il prie pas, lui. Je crois même qu’il se moque quand vous priez.
Le regard de Walt s’est perdu dans le vague.
— C’est quand même un enfant du bon Dieu. Sam, il prie pas, mais il a d’aut’façons de faire partie du monde.
Mercy a pas semblé comprendre. Et moi non plus d’ailleurs, mais toute cette mièvrerie m’avait écœuré. Je suis reparti faire un tour avec mon bois et mes plantes. Ils pouvaient bien se les geler un peu plus longtemps.
***
On a beaucoup mieux dormi que la nuit d’avant. Il faisait presque bon dans la cabane, si bien que c’était inutile de se serrer les uns contre les autres. À l’aube, on finissait notre espèce de bouillon de café quand un gars a déboulé. Il a été surpris de nous trouver là ; son regard s’est attardé sur Mercy, et puis il a fait comme s’il l’avait pas remarquée. Il a vérifié qu’on avait rien salopé, et puis il nous a dit qu’il vaudrait mieux partir. C’était sans hostilité, mais j’ai senti qu’il fallait pas chercher à négocier. On avait espéré pouvoir laisser Mercy sur place, le temps de voir les possibilités de boulot dans le coin. Walt avait proposé ça pour qu’elle récupère. De mon côté, je savais que ce serait plus facile sans elle et je me demandais si Walt en était conscient. J’aurais parié que oui. De toute façon, la donne avait changé.
Mercy s’est mise en marche en serrant les dents. Au bout de deux heures, on a vu un panneau portant le nom d’une ferme et une flèche vers la droite. On a décidé de tenter notre chance. C’était une jolie petite propriété, une grange et une maison bien entretenues entourées de champs de bonne terre noire qui attendaient le printemps. Quand on a franchi la clôture, j’ai dit à Walt :
— Elle reste là.
Big boy a consulté Mercy du regard. Elle a fait mine de répondre, sauf que je l’ai coupée.
— Si on veut une chance de gagner de quoi manger autre chose que des racines, tu nous attends là.
Elle m’a dévisagé une seconde, puis elle a reculé vers le tronc d’un cèdre géant, à l’écart du sentier d’accès.
— Allez Big boy, on fait comme d’habitude, j’ai dit en tapotant le bras de Walter.
À la porte de la maison, c’est une femme qui nous a ouvert. Elle avait une cinquantaine d’années, un regard autoritaire sans être méchant. J’aurais parié que c’était la maîtresse des lieux, même si je voyais des vêtements d’homme pendus derrière elle dans le vestibule. Peut-être ceux de son fils.
— Bonjour, Ma’am, j’ai dit avec un sourire poli en ôtant ma casquette. Nous cherchons du travail pour un jour ou plusieurs. Vous auriez quelque chose à nous confier ?
Je me suis écarté pour qu’elle puisse contempler Walt.
— Mon ami est très fort, et moi je m’y connais en construction, des fois que vous auriez des réparations à faire, pour votre toiture ou autre. On prend pas très cher pour le boulot qu’on abat.
Elle a laissé échapper un sourire. Sans doute que les journaliers qu’elle rencontrait d’habitude lui faisaient pas l’article de cette façon-là.
— Ma foi, elle a dit après réflexion, j’aurais peut-être bien besoin d’un peu d’aide pour le bardage de la porcherie. Il doit y en avoir pour deux jours, ou trois.
— C’est notre spécialité, Ma’am ! Vous verrez qu’on vous fera du bon travail ! Est-ce que vous auriez un endroit où on pourrait dormir ? Une cabane à l’écart, peut-être, où on dérangerait pas ? Ce sera plus prat…
— Qui est-ce, là-bas ?
Son sourire avait disparu et elle fixait Mercy, immobile sous le cèdre à cinquante pas de nous.
— C’est notre amie, j’ai dit très vite. Elle voyage avec nous.
— Vous voyagez avec une femme ? Mais… cette fille est… noire ?
Elle avait prononcé le dernier mot à mi-voix comme si c’était un juron.
— Elle travaille très bien, j’ai encore tenté tout en sachant que c’était foutu. Elle peut vous rendre des services dans la mais…
— Merci, j’ai besoin de personne, finalement.
Et elle nous a claqué la porte au nez.
On a rejoint Mercy.
— Ils veulent pas de toi, j’ai craché. Trois jours d’ouvrage perdus !
Mercy m’a transpercé de ses prunelles noires. Elle a même pas fait semblant d’être désolée. J’ai pensé qu’elle portait bien mal son nom ; la pitié n’avait pas l’air de l’effleurer souvent, en tout cas pas envers nous depuis qu’on l’avait rencontrée. Pourtant c’était nous qui en bavions depuis des années. On n’avait jamais eu nos trois repas par jour servis sur un plateau dans une grande baraque à colonnade, nous.
Un peu plus tard, j’ai profité d’un moment où elle était loin derrière pour glisser :
— Faut qu’on trouve un endroit où la laisser, Walt. On peut pas faire la route avec elle, elle va nous attirer que des emmerdes. On arrivera jamais à trouver des embauches si elle est dans nos pattes. Tu penses pas qu’on en bave assez sans se rajouter ce poids ?
Walt a souri sans même me regarder.
— Quand j’étais p’tit, Mère me disait qu’le plus important c’est la bonté. Si on est bon, tout ira bien. Miss Mercy, c’est une bonne fille, et nous on est gentils, Sam Carson. Le Seigneur, y veillera sur nous.
— Tu me fatigues avec tes bondieuseries, Big boy.
Walt s’est arrêté, puis s’est tourné vers l’arrière pour attendre Mercy.
— Tout c’que tu dis d’elle, Sam, il a repris, est-ce que c’est pas tout pareil que c’que tu pensais d’moi y a pas si longtemps ?
Un chapitre plus calme où il ne se passe pas grand chose mais où l'histoire avance à grands pas. La dynamique du nouveau trio s'installe, je trouve le ressentiment de Sam Carson à l'égard de Mercy assez juste. Ce que je veux dire par là, c'est qu'à sa place, n'importe qui aurait sans doute réagi de la même façon et tu nous transmets bien son hostilité sans aller dans l'exagération.
Les voilà en fâcheuse posture par contre, si on leur refuse du travail ils ne passeront pas l'hiver.
Niveau style, il y a peut-être quelques retouches à faire mais je n'ai pas senti particulièrement de différence de ton avec le chapitre précédent.
Au plaisir,
Ori'
En effet, la dynamique de trio s'installe et les craintes de Sam se confirment. Le rythme n'est effectivement pas très soutenu, mais c'est le cas du roman en entier (ça devrait accélérer à la fin, quand même). Ce n'est pas vraiment un roman d'action. Ce qui m'intéresse essentiellement, ce sont les relations entre les personnages et leurs évolutions respectives. Ce n'est pas facile !
Pour ce qui est du style, je sais qu'il faudra retoucher certains passages, mais ça ne me fait pas trop peur. Le gros boulot de correction portera surtout sur l'évolution des persos, justement et la façon de transmettre aux lecteurices. D'ailleurs, si tu continues, n'hésite pas à me dire comment tu comprends ou devines l'état d'esprit des persos, ça m'aidera bien.
Merci beaucoup pour ta lecture et tes commentaires !
A bientôt pour la suite !
Tant mieux si tu as retrouvé l'ambiance. Le style sera à revoir en correction, mais vu les retours que j'ai, il n'y a rien de rédhibitoire, contrairement à ce que je craignais.
Je viens de publier le chapitre 10, donc tu as encore un peu de marge pour la suite si tu ne lis pas trop vite. Et puis, je ne sais pas toi, mais de mon côté, je crois que je ne vais pas beaucoup avancer sur mes lectures PA en cours pendant les HO !
Merci pour ta lecture et ton commentaire !
Il est dur pour tes personnages, ce chapitre. On sent bien que c’est la fin d’une période plus douce. En même temps, Sam nous l’avait clairement annoncé et il nous le dit clairement. Toutefois, je ne pense pas qu’il déteste Mercy, et Walt l’a compris, c’est avant tout de la tristesse. Si ce n’était pas le cas, Sam n’aurait pas hésité à enfoncer le clou après la nuit de Mercy contre la roche.
C’est quand même étrange qu’on ne les recherche pas, ou du moins la fille, car eux, on sait même pas qu’ils étaient là. (Enfin, il y a les empruntes…) Il y a trois morts quand même, on devrait chercher les coupable… Mais rien, et je ne peux mettre ça que sur les bizarreries qui entourent Walt.
Les chiens ont bien été lâché en tout cas, on dirait juste qu’ils se sont perdus en chemins, et ça m’étonnerai que ce soit volontaire ou réfléchi de la part de Sam et de Walt : rien n’indique le moindre effort pour brouiller leur piste.
J’adore Walt, il a vraiment un cœur et une bienveillance énorme. Il n’oublie pas la tristesse de Sam dans sa prière et le fait ensuite réfléchir de la meilleure des façons en lui disant qu’il l’avait juger trop vite, que c’est pareil pour Mercy.
Bon, ils sont malheureusement tombés sur une raciste… En même temps si ça avait marché du premier coups, les craintes de Sam n’auraient pas été justifiés. Mais ils sont dans la mouise.
Ah, et sinon… « Je suis née ce matiiiin je m’appelle, Mercyyy !!! Au milieu de la mer, entre deux payyyyys !!! De rien, je vais l’avoir dans la tête toute la nuit et du coup je me venge très lâchement. ^^^
À bientôt ! ^^ (pas taper^^)
Les motivations de Sam, sa colère, sa tristesse, tout ça, c'est assez clair dans ma tête et on en saura plus, bien sûr. Mais je sais déjà qu'il faudra que je retravaille cet aspect-là pour qu'on ait des petites touches plus subtiles tout au long de l'histoire plutôt qu'une grosse révélation d'un coup. C'est aussi valable pour Walt. Là, mon objectif est surtout de poser l'intrigue dans un premier jet. Ensuite je reviendrai pour la subtilité :) Mais je suis déjà très contente que l'émotion soit là !
En effet, ça peut paraître bizarre qu'on ne les cherche pas, mais après tout, Sam et Walt ne savent pas grand chose sur les hommes qui sont morts. Et manifestement, Mercy n'a pas envie de s'étendre là-dessus. Pour l'instant, du moins ;)
Ils sont effectivement tombés sur une raciste, mais à cette époque-là et dans le sud des états-unis, ça risque d'être la norme, malheureusement.
Je n'ai pas la référence de ta chanson : ça vient d'où ? (C'est peut-être un gros trou dans ma culture, il faut que je répare ça !)
Alerte moi fatigué : ça joue sur ma sensation globale de ce chapitre : j'ai trouvé ce chapitre relativement long au vu de ce qui s'y passe. Surtout le passage de voyage, je me suis un chouilla ennuyé. Je me dis que peut-être ce serait pertinent de condenser ?
Cela étant j'ai quand même aimé le chapitre ! Y a des passages avec un peu d'humour, et la subite preuve de perspicacité de Walter à la fin a un effet savoureux.
Mercy est intriguée par les pratiques religieuses de Walter ? Je sais pas pourquoi, dans mon imaginaire agrémenté de très maigres connaissances sur cette période historique, le sud m'apparaît comme plus croyant, et j'aurais cru que Mercy a l'habitude des prières à tout bout de champ, limite j'aurais pas été si étonné qu'elle se joigne à Walter au bout d'un moment (faut que j'arrête ma tendance à réécrire ton histoire...).
ça me fait drôle comme les persos marchent sans carte, au pif, sans se soucier de rien. Aujourd'hui on peut pas faire trois pas sans google maps :') je dis pas ça en mode remarque de vieux c'était mieux avant, mais juste parce que le décalage me fait rire, les persos même en sachant qu'ils doivent trouver un taf ultra rapidement sans quoi ils vont mourir de faim, restent plutôt insouciant quant à leur voyage dans l'inconnu. J'apprécie beaucoup.
Je suis partagé sur Mercy. D'un côté j'aime bien cette dynamique à trois, mais je suis tellement loyal au narrateur que j'ai un peu envie qu'elle s'en aille pour qu'enfin il puisse vivre sa vie tranquillou :')
Plein de bisous !
Non, Mercy n'est pas intriguée par les pratiques religieuses de Walter, elle les regarde plutôt avec envie. D'ailleurs, c'est ce qui finit par les réunir (ce qui ne marche évidemment pas pour Sam). Qu'est-ce qui t'a donné l'impression que Mercy trouvait les prières de Walt bizarres ?
Je confirme : ils n'ont pas Google Maps XD On peut imaginer quand même qu'en tant que journaliers, ils se déplacent selon les saisons pour aller vers les endroits où ils peuvent trouver du boulot et peuvent changer leurs plans s'ils entendent parler d'opportunités. Là, la fuite de Pierce Rock a chamboulé leurs habitudes, donc ils marchent un peu au hasard.
Tu es loyal au narrateur ? Ah c'est cool ! Pourtant ce chapitre ne le montre pas vraiment sous son meilleur jour ! Mais ça me fait plaisir ♥
En effet, Mercy n'a pas vraiment le choix, ce serait vraiment très risqué de revenir en arrière. Mais ce qui m'intéresse, c'est de voir ce qu'elle va faire de cette obligation :) (j'arrête là pour ne pas trop en dire).
"car à vrai dire, on ne peut pas nier que ça va leur rendre la vie biiiien plus compliquée." : tu n'imagines même pas ! XD
Tant mieux si le trio te plaît et ça me fait plaisir de voir que tu as bien aimé.
Merci pour ta lecture et ton retour ! ♥
ça faisait longtemps depuis le dernier chap, mais je me suis retrouvée dans le bain direct (ton petit résumé à aidé)
J'aime trop Mercy, et son caractère difficile, tellement compréhensible avec tout ce qu'elle a vécu !
J'aime aussi beaucoup comme Sam est hostile avec elle, c'est réaliste ! mais bien sur j'espère qu'il va changer d'avis. Ces trois là me touchent trop, cette petite équipe cabossée qui ne s'entends même pas mais qui reste soudée malgré tout !
Le moment de la prière était trop touchant T______T
La pauvre Mercy, on a mal pour elle avec ses chaussures. Mais qu'elle est forte et digne, vraiment, j'adore ce perso !
Et la conasse de la fin, j'espère qu'elle se fera dévorer par ses cochons qui se sont évadés de la porcherie non bardée è.é (bon c'est un peu violent quand même x.x)
J'ai hate de lire la suite ! comme ce chapitre datait de mai, peut-être que ce sera pour bientôt ? :p
Contente que ce chapitre t'ait plu. J'avais un peu peur qu'il soit trop lent, mais comme ce sont les rapports entre les persos qui m'intéressent, c'est difficile d'accélérer le rythme. Il faut qu'on sente ce qui se passe et comment ça évolue entre eux. Du coup, il va y avoir 2-3 chapitres un peu lents, j'espère que je ne vous lasserai pas quand même.
Sam est hostile envers Mercy, en effet : il n'a pas du tout les motivations altruistes de Walt, et la situation est plus craignos avec elle qu'avant leur rencontre. Il va falloir un peu de temps ou un évènement particulier pour que tout ça se dégèle :)
En ce qui concerne la suite, le chapitre suivant est écrit aux 2 tiers. J'ai été pas mal occupée ces derniers temps, mais je dois dire que ton commentaire me donne envie de m'y remettre. Donc si tout va bien, je devrais le publier bientôt.
Bises ! Merci pour ta lecture et ton comm ! ♥
UN NOUVEAU CHAPITRE DE WALTER COBB ! yes!
1 année depuis le dernier chapitre, sérieux? Le temps passe trop vite ! Dans tous les cas, je n'ai eu aucune peine à me reglisser dans le récit; j'ai repris comme si je m'étais arrêtée hier :)
C'est décidé, Walter Cobb, c'est mon histoire-confort. Après ma lecture, je suis toujours apaisée et satisfaite, va savoir pourquoi xD
Je n'ai pas trouvé ce chapitre trop introspectif; il a d'ailleurs un bon équilibre.
J'ai bien aimé suivre les relations entre les personnages, avec Mercy qui s'ouvre gentiment à Walter, tout en restant sur ses gardes. Le moment de la prière était émouvant ! C'est assurément quelque chose qui lui tenait à coeur ou qui lui avait manqué. J'apprécie également comment les "bondieuseries" de Walt et la dure réalité se contrebalancent (les nuits froides, la perte de travail, etc.). Le côté réaliste du récit est particulièrement prenant et réussi, surtout avec ce Sam, qui finalement, se débarasserait volontiers de tout ce qu'il considère être un fardeau.
J'approuve la dernière phrase de Walt; il a tout a fait raison. Quelle bonne manière de conclure ce chapitre!
REMARQUES:
Sans papier -> sans papiers dans ce contexte, non?
«ils avaient oublié qu’ils étaient assis dans les chiures de poules, les pieds gelés et le ventre vide, ou quoi ?” -> cette phrase, balancée juste après un moment émouvant, m’a fait vraiment trop rire! xD
à tout bientôt Isa, j'espère que tu vas bien avec ton occupation en tant qu'indépendante!! Et merci encore pour ton gentil mail de l'autre fois :D
Mercy s'ouvre un peu à Walter, mais pas trop quand même ! On ne peut pas dire que ce soit une grande bavarde, hein. Quant à Sam, c'est vrai qu'il est presque hostile à son égard. Bref, tu sens bien qu'ils vont devoir s'apprivoiser...
Le moment de la prière, en effet, je voulais le rendre un peu émouvant et que ce soit un sujet qui rapproche Walt et Mercy... et qui exclut Sam. Histoire que ça ne l'aide pas à apprécier Mercy, ce serait trop facile ;)
J'ai commencé le chapitre suivant, et j'ai peur que ce soit encore un chapitre très limité en termes d'action, mais il faut que le trio se mette en place.
Merci beaucoup pour ta lecture et ton adorable commentaire ! Quant à ton mail, je vais y répondre. C'est bien de se donner des nouvelles de temps en temps :)
A bientôt !