Chapitre 6

J'aurais facilement pu me rendre en avance au rendez-vous. Après tout, je n'habitais qu'à quelques mètres de l'exposition. Mais j'allais volontairement m'y rendre avec une dizaine de minutes de retard.

Aux premiers abords, cette décision paraîtrait complètement stupide pour n'importe qui. En réalité, je voulais juste prendre le dessus sur la situation. Ceux qui avaient le contrôle n'étaient pas ceux qui arrivaient en avance, au contraire.

En arrivant en retard, on mettait l'autre dans une position assez délicate où il devait s'adapter. Certes, il s'agissait d'une méthode assez malhonnête pour le coup. Mais ça faisait déjà quelques fois que Rey avait pris le dessus et il fallait bien alterner les rôles.

— Désolé, j'ai eu un léger imprévu qui m'a retardé, lançai-je dès que je la croisai sur les lieux du rendez-vous.

Elle m'adressa un grand sourire, comme si ça ne la dérangeait pas du tout. Je n'avais même pas eu besoin de détailler la raison de mon retard, alors qu'il m'aurait été facile d'avancer une quelconque raison professionnelle. Après tout, j'avais bien pu démerder à la dernière minute pour convaincre mon patron que j'avais une mission.

— Je compte filmer une grande partie de notre visite, j'espère que ça ne te gêne pas, m'annonça-t-elle en prenant dans ses mains son appareil qui pendait autour de son cou.

— Tant que je ne suis pas filmé, ça me va.

— Parfait alors. Je te filmerai pas et personne ne saura que j'étais accompagnée.

Encore un sourire.

— Je pensais que tu aurais fait un effort côté garde-robe juste pour me contredire, ajouta-t-elle un brin moqueur. Mais je vois que c'est le même costard noir et la même chemise blanche. Ou presque.

— Tu aurais voulu que je m'habille comment sinon ?

— En vrai, je me moque... Mais j'approuve totalement cette tenue.

— Alors pourquoi cette remarque ? m'offusquai-je d'un air à moitié faux.

— Parce que ça te fait réagir facilement.

Elle aimait terriblement me provoquer et, au vu de son sourire en coin, ça avait l'air de beaucoup l'amuser. Peut-être un peu trop.

— En vrai, garde ce style vestimentaire, c'est très bien, affirma-t-elle en penchant sa tête.

Elle était vraiment sincère. Enfin, ça en avait l'air. Je préférais quand même me méfier d'elle. Après tout, elle semblait gérer les codes à la perfection. Il n'y avait qu'une fois où j'avais pu apercevoir une faille en elle. Cette unique fois qui avait été extrêmement révélatrice à mes yeux.

Elle emboîta le pas vers une première œuvre. Un cœur avec les couleurs de l'arc-en-ciel dans un fond entièrement noir. Elle filma longuement le tableau tandis que j'observai la technique.

Je me penchai vers le petit panneau explicatif à côté du tableau. L'artiste y exprimait l'oppression de la société par rapport au fait d'être LGBT.

— On parie combien que la plupart des œuvres évoqueront une certaine oppression de la société ? lançai-je assez amusée.

— Tu n'as vu qu'une œuvre... C'est un peu hâtif.

— Je peux t'assurer que je commence à en avoir l'habitude. On peut clairement faire un pari dessus.

— Ok, très bien. Si ça dénonce une oppression de la société, tu gagnes un point, sinon c'est moi.

— Je peux t'assurer d'avance que je gagne ce pari.

Alors qu'elle était concentrée sur le retour de son appareil photo, elle leva ses yeux vers moi. Il y avait un air joueur sur son visage. Clairement, je la provoquai et elle se laissait totalement faire. Peut-être un peu trop facilement.

— Ok, j'espère que tu sais déjà ce que tu veux si tu gagnes.

— Je t'inviterai chez moi pour prendre un verre et répondre à quelques questions, sauf si tu trouves ça trop angoissant.

Son visage se rapprocha du mien, toujours un grand sourire sur les lèvres. J'avais vraiment l'impression qu'elle me dévorait du regard. Vraiment, désormais, je sentais une étrange tension sexuelle entre nous. J'ignorais si c'était sincère de son côté ou si elle jouait juste avec mes nerfs. Et franchement, la deuxième proposition ne m'étonnerait même pas.

— Ok, j'accepte le défi. Si je gagne, tu finiras dans une de mes vidéos.

Sa proposition m'inquiéta quelque peu, mais j'étais prêt à prendre le risque.

— Ok. On fait ça. Je gagne et tu viens chez moi pour quelques questions. Tu gagnes et je finis dans une de tes vidéos. J'espère que tu es au courant que tu as l'avenir de la carrière de Kylo Ren entre tes mains.

— Pareil pour toi à propos de Rey Niima.

Encore une fois, son visage était extrêmement proche du mien. Peut-être un peu trop. Elle jouait clairement avec mes limites et elle le savait. Heureusement, elle se tourna vers une autre œuvre, comme si de rien n'était.

Que voulait-elle tirer de moi ? Un bon article à son sujet ? Était-elle intéressée par moi ? Ou quelque chose qui m'échappait totalement ? J'avais vraiment du mal à la comprendre et ce n'était pas seulement parce qu'on venait de milieux différents.

On enchaîna les diverses œuvres de cette exposition et mes points augmentèrent colossalement par rapport aux siens. J'étais en train de gagner mon pari et elle commença à argumenter pour certaines œuvres :

— L'artiste exprime juste son mal-être, aucune oppression. Donc on peut dire que j'ai gagné !

— Mais son mal-être n'existerait pas si la société n'était pas oppressive contre lui... Et même si elle ne l'est pas. Cette personne ne trouve pas sa place et peut probablement se dire que c'est à cause de la société oppressive.

Elle me regarda longuement puis son regard se posa de nouveau sur le tableau. Elle prit quelques instants de réflexion et finit par revenir vers moi.

— Bon d'accord, tu gagnes ce point. Encore. Mais tu commences à en avoir beaucoup d'avance.

— Devrais-je te rappeler que je suis un journaliste qui est habitué aux saloperies de notre société ? Bien évidemment que j'allais gagner.

Elle avait terriblement envie de croiser ses bras mais ele s'arrêta en plein mouvement en se rendant compte qu'elle tenait toujours son appareil entre ses mains.

— Ne pourrait-on pas considérer ça comme de la triche ? me défia-t-elle de plus belle.

— Et qu'est-ce que ça changerait que je connaisse le milieu. Tu vas modifier les conditions de nos lots respectifs ?

— Totalement. Si tu finis quand même par gagner, j'ai le droit à autant de jokers que je veux sur tes questions.

— Autant dire que tu ne répondras à aucune de mes questions, la provoquai-je à mon tour.

— Tu n'en sais rien.

Un sourire en coin. Elle maniait très bien ce jeu. Peut-être un peu trop. Mais je pouvais lui accorder le bénéfice du doute pour cette fois-ci. Après tout, si j'avais envie de poursuivre l'idée de sortir avec elle, ce n'était pas plus mal.

— J'espère bien gagner pour voir ça.

Son visage était encore si proche du mien. Elle mordit sa lèvre inférieure. Légèrement. C'était à peine perceptible, mais suffisamment pour que ça m'interpelle.

— On verra bien à la fin de l'exposition qui gagnera...

Elle ne me laissa même pas le temps de répliquer qu'elle poursuivit la suite de l'exposition.

On enchaîna les tableaux et les sculptures. De mon point de vue, elles se ressemblaient un peu toutes d'une certaine manière tandis que Rey s'extasiait sur chacune d'entre elles. Elle était capable de trouver de la beauté ou un message qui l'interpellait un peu partout.

Même si elle avait moyen de gratter quelques points sur notre pari, elle acceptait de mes les accorder après mon argumentation plus ou moins fallacieuse. Dans le fond, elle n'avait pas vraiment envie de gagner. Peut-être même qu'elle espérait désespérément de se retrouver dans mon appartement et de jouer de ses divers jokers.

À la fin de notre parcours, elle se tourna vers moi en haussant les épaules.

— Je crois bien que tu as gagné. Il me semble que tu avais une dizaine de points d'avance.

— A priori, j'ai dix-sept points dont certains que tu m'as accordés même si tu les considérais limites.

— Ça en fait toujours neuf de plus que moi, rétorqua-t-elle en riant. Je suppose que je dois accepter de me retrouver chez toi pour quelques questions.

— On peut faire ça ce soir. As-tu ta soirée de libre ou tu dois monter une vidéo en urgence ?

À en voir sa tête, elle considérait sérieusement ma proposition comme si quelque chose l'en empêchait.

— Très bien. Je te suis.