Chapitre 6

Par Feydra

Le lendemain, le navigateur entra en communion avec le cristal, lui racontant et lui décrivant leur destination finale et le vaisseau abandonna les étoiles pour entrer en espace cristallin. Cet espace avait une géométrie insupportable pour les êtres humains, aussi allaient-ils voyager pendant trois semaines avec les volets protecteurs métalliques baissés sur toutes les baies ouvertes sur l’extérieur.  La routine s’installa. Sierg et Neal ne se retrouvaient bien souvent que le soir dans leur cabine, le jeune homme passant son temps dans la soute avec l’artefact qu’ils avaient découvert. Neal avait plusieurs fois essayé de l’aider dans ses recherches mais son amant avait fini par lui faire comprendre que c’était son projet personnel.

D’Lesser passait donc beaucoup de temps avec Shayn , essayant de comprendre la raison de cette angoisse qui lui étreignait le cœur et grandissait en puissance. Il n’était pas allé jusqu’à lui dévoiler ces craintes et son aventure sur la planète des cendres mais il appréciait la compagnie de cet être solitaire, mystérieux et attirant. Il croisait de temps en temps les prophètes hautains de l’Eglise, accompagnés de leurs gardes du corps mais aucun incident ne se produisit.

Le lendemain de sa confrontation avec eux, Neal  et Shayn avaient été convoqués dans le bureau du capitaine qui les avait écoutés attentivement. Puis ils avaient entendu dire qu’elle était allée expliquer à ses « invités » ce qu’elle pensait de leur comportement. Donc pour l’instant, les seuls échanges qu’il y avait entre les membres de l’Eglise et le reste des personnes présentes sur le vaisseau étaient des regards haineux.

           L’archéologue, au hasard de ses pérégrinations dans le vaisseau, avait appris l’existence d’un autre groupe. En traversant une zone éloignée, sur l’un des ponts intermédiaires, il était arrivé dans une grande salle aux lumières et à la décoration différente du reste du vaisseau. Des chants sourds, des mélodies douces l’avaient accueilli et avec fascination, il avait pénétré dans le domaine d’un groupe de Frères du Cristal. Ceux-ci l’avaient accueilli avec joie et il allait régulièrement s’entretenir avec eux. Il s’était notamment attaché à un prêtre aux cheveux longs, aux yeux gris et sereins, à l’humour ravageur ainsi qu’à sa fille, une charmante jeune femme, vive, aux yeux malicieux et qui dansait avec grâce. Ils passaient des heures à discuter des planètes qu’ils avaient visitées ou des cultures qu’ils avaient rencontrées. Quand il était avec eux, Neal  se sentait moins oppressé. Il connaissait déjà certains des préceptes des moines guerriers mais il fut passionné par les récits et les leçons que lui faisaient les moines avec lesquels il discutait. Il apprit aussi quelques mouvements et il médita souvent avec eux.

Sierg avait écouté le récit de sa rencontre avec eux d’une oreille distraite avant de fermer la bouche de son amant d’un baiser. Ces temps-ci, ils ne parlaient plus : leur relation se résumait à faire l’amour et le jeune homme ne semblait même plus faire attention au plaisir de son partenaire. Sierg avait changé : il était devenu plus violent, plus obsédé, son comportement était parfois brutal, en mots ou en gestes et Neal avait dû plus d’une fois limiter ses emportements. L’archéologue ne pouvait s’empêcher de remarquer les altérations subtiles sur l’apparence du jeune homme : il semblait plus fort, ses yeux semblaient plus sombres et ses traits légèrement différents, comme s’il subissait une métamorphose.

Les jours passaient et les deux amants s’éloignaient l’un de l’autre. L’archéologue avait fini par se confier à Shayn qui était devenu proche de lui au fil des jours. Lui aussi changeait, du moins physiquement : il était plus détendu, il avait laissé pousser ses cheveux d’un blond doré et cela adoucissait son visage. L’ancien assassin avait décidé de surveiller Sierg dès qu’il le pouvait. Loin de lui l’idée que Neal  ne puisse pas se défendre seul, mais il sentait monter en lui le désir de protéger cet homme fascinant et attirant qui était devenu son ami. Autant utiliser mes talents pour le bien !

Il voyait le jeune homme s’enfermer des heures durant dans la soute pour travailler, il le voyait aussi parfois s’éloigner avec un membre d’équipage, un ingénieur de la salle des machines, et revenir une heure ou deux plus tard, repu avant de retourner s’enfermer avec l’artefact. Alors une routine de surveillance s’établit sans que ni Neal , ni Sierg ne s’en aperçoivent, du moins l’espérait-il. Shayn savait que son ami rejoignait régulièrement les frères-guerriers qui s’isolaient dans leur partie du vaisseau. Neal  lui avait plusieurs fois demandé de se joindre à lui mais il avait toujours décliné l’offre : il était terrorisé à l’idée de retrouver ceux qu’il s’était efforcé d’oublier pendant une grande partie de sa vie et qu’il n’osait pas rejoindre maintenant. Il s’était approché de leurs quartiers à plusieurs reprises, attiré par les chants, les odeurs et les lumières mais jamais il n’avait osé pénétrer chez eux, de peur d’être rejeté. Il croyait ne pas encore mériter leur pardon. Parfois il sentait la présence de son père, mais à chaque fois il mettait cela sur le compte de son imagination et de son désir de le revoir. Alors quand son ami les rejoignait, il s’occupait en jouant avec les hommes d’équipage, en lisant ou en discutant avec les officiers du vaisseau. Après tout, il les appréciait aussi : c’était des gens compétents, intéressants, passionnés, animés par le même désir de protéger l’équipage et le vaisseau, qui étaient leur famille et leur foyer.

           L’occasion finit par se présenter, de manière brutale et imprévisible. Neal  et lui se rendaient dans la salle commune pour grignoter un morceau, ils se parlaient à voix basse, en riant de temps en temps, si près l’un de l’autre qu’ils s’effleuraient sans cesse, jouant à un jeu de séduction inconscient. Cela faisait une bonne semaine qu’ils étaient entrés en espace cristallin et leur relation s’était transformée en une solide amitié. Mais depuis quelques jours, Neal  paraissait plus tourmenté : Shayn n’avait aucune idée de ce qu’il voyait quand il s’interrompait soudain et fixait des regards écarquillés sur une paroi, sur le sol ou dans le coin d’une pièce. Il ne voyait pas les ombres se mouvoir, murmurer et grésiller, il ne voyait pas les éclats de lumière scintiller et danser près de lui, devant lui, derrière lui. Neal  lui-même ne comprenait pas mais ce qu’il avait d’abord pris pour des cauchemars, des souvenirs pervertis par le choc qu’il avait subi sur cette planète maudite se transformait en des visions, des rêves éveillés. Il ne pouvait plus s’approcher de Sierg sans voir les entrelacs d’ombres mouvantes et vivantes qui formaient une aura autour de lui, sans percevoir sa faim surnaturelle dès que ses yeux se posaient sur lui. Et, alors qu’il cheminait avec Shayn , aussi détendu que possible, il sentit une migraine atroce envahir son cerveau. Il s’arrêta net, fermant les yeux et s’appuya à la paroi. Stupéfait, Shayn lui posa une main sur l'épaule. Mais il ne pouvait entendre les hurlements, le fracas du métal tordu, les gémissements de douleur, sentir l’odeur de la fumée, les étincelles et les flammes : il ne pouvait accéder à la vision horrible qui se déroulait dans l'esprit de Neal. Les lèvres de Neal  bougèrent et un murmure paniqué jeta le trouble dans l'esprit de Shayn.

          Shayn , éperdu, ne sachant que faire, lui parlait à l’oreille et essayait de le réconforter. Il ne vit donc pas, à l’autre bout de la coursive, Sierg qui les observait, le visage froid, neutre. Puis un sourire mauvais écarta ses lèvres et il recula dans les ombres de la coursive. Mais l’archéologue l’avait senti. Aussi soudainement que cela avait commencé, la crise s’arrêta. Il ouvrit les yeux, écarta doucement Shayn en fixant le lieu où son amant s’était trouvé quelques secondes auparavant. Il secoua la tête puis se retourna vers son ami, une main sur son bras. Essoufflé, il lui fallut un moment pour se reprendre.

- Eh ! Tu viens de me faire une sacrée peur ! Que s’est-il… ?

- Je n’en sais rien. Mais il faut se presser, nous devons rejoindre les moines guerriers.

Shayn n’y comprenait rien mais il savait qu’il n’avait surtout pas envie d’aller là-bas. Il hésita, scrutant le visage de Neal  pour essayer de trouver la vérité. Avec force et détermination, celui-ci le bouscula dans la bonne direction : « Je n’ai pas le temps de t’expliquer mais j’ai besoin de ton aide, fit-il. Si tu me fais confiance, tu me la donneras… ». L’autre fronça les sourcils, estomaqué, mais l’archéologue avait trouvé le meilleur argument, aussi le suivit-il vers l’endroit où Shayn voulait le moins et désirait le plus aller : au bout d’une dizaine de minutes ils atteignirent la chambre des Frères du Cristal.

Shayn sentait l’angoisse former une boule oppressante au creux de son ventre et grossir au fur et à mesure qu’ils s’approchaient de la grande salle. À la vue des tatouages, des vêtements diaphanes et colorées et du crâne rasé des prêtres, il se sentit envahi par une bouffée de regret et de souvenirs qui menaça de le faire s’effondrer sur le sol. Une intense chaleur s’épanouit en lui apportant sérénité et douceur : il sentait encore la présence de son père. Mais c’était impossible !

Alors que Neal  s’éloignait vers le centre de la salle, l’assassin fut tenté de repartir discrètement en sens inverse mais il jeta tout de même un regard aux alentours et aperçut un prêtre légèrement différent des autres qui accueillait son ami. Il s’immobilisa, éberlué alors qu’il fixait soigneusement dans son esprit l’image de la silhouette haute et souple, des cheveux grisonnants qui tombaient sur ses épaules, de ses mains fines et vieilles qui restaient immobiles, réunies devant lui, de son visage aux traits fins. Il avait vieilli, certes, mais il restait le même. Sans le vouloir, inconsciemment, Shayn commença à avancer vers le groupe au centre de la pièce, attiré par la lumière qui émanait de ce père qu’il n’avait pas vu depuis trente ans et que sa mère et l’Eglise s’étaient efforcées de lui faire oublier.

Il stoppa à quelques mètres du groupe de moines guerriers qui écoutaient calmement un Neal  de plus en plus agité. Il vit les autres membres de la congrégation se regrouper autour d’eux alors que l’archéologue, dans son désir de leur expliquer le danger qui allait survenir, se perdait dans les mots. Shayn sentait aussi que la souffrance revenait dans le cœur de son ami : ses yeux s’étaient assombris, sa posture était plus affaissée, sa diction moins compréhensible. Il vacilla un peu et l’ancien assassin se précipita vers lui pour le soutenir. C’est à ce moment-là qu’Ipsos le vit.

Son expression changea brutalement : de sereine, elle devint stupéfaite et il tendit la main, ne cessant de fixer le visage de ce fils si longtemps cherché.

- Père ! murmura Shayn

- Mon fils ! répondit alors Ipsos.

Ils ne firent pas un mouvement, se contentant de se fixer pendant une longue seconde. Puis Shayn ferma les yeux, pencha la tête de côté comme pour accueillir une caresse et soupira, une expression sereine et un sourire enfantin adoucissant ses traits tirés. Ipsos avança vers lui mais il n’eut pas le temps de l’atteindre: le vaisseau fut soudain pris de violentes convulsions alors qu’il ralentissait brutalement. Sa structure supporta mal la pression et des conduits électriques explosèrent autour d’eux dans des gerbes d’étincelles. Neal  tomba, entrainant Shayn avec lui. Les autres se jetèrent à terre alors que des morceaux du plafond métallique et des parois se tordaient et s’arrachaient. Shayn s’efforçait de protéger Neal  des débris, tout en gardant un œil sur son père retrouvé qui serrait une jeune fille entre ses bras. Le sol se contorsionnait sous leur pied et les plaques métalliques commencèrent à se déchirer alors que les lampions électriques qui voletaient dans la salle explosaient, s’éteignaient ou s’écrasaient sur le sol. Les prêtres s’efforçaient d’éviter les débris mais certains étaient déjà inconscients au sol ou se tordaient de douleur. Ils se trouvaient pratiquement tous au centre de la pièce ce qui sauva sans doute la vie à bon nombre d’entre eux.

Puis aussi brusquement que cela avait commencé, le calme revint.

 

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Cynwale
Posté le 31/05/2023
Et bien, ces deux derniers chapitres sont... intriguant? J'ai l'impression, erronée peut-être, que Sierg est affecté comme par un genre d'endoctrinement ou de quelque chose comme les effets qu'applique le Tortureur sur Walter dans Fable 3.

Je fait la supposition qu'il est devenu paranoïaque, mais honnêtement après cette fin de chapitre je lui donnerai raison de l'être.

J'espère que l'histoire continuera.
Feydra
Posté le 18/08/2023
Merci pour ton commentaire. :) Malheureusement ce projet est en hiatus et ne va pas continuer toute de suite. Un jour peut-être... ;)
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