Chapitre 6

Par Perle
Notes de l’auteur : TW crise de déréalisation, TW mention de viol/inceste/pédophilie

Je me réveille triste sans savoir pourquoi. Ce n’est qu’à dix-sept heures, en plein milieu d’un cours, que je me rappelle du cauchemar que j’ai fait. J’en sursaute violemment. Ma voisine de paillasse me jette un regard étonné. Je m’excuse. J’ai rêvé de mon oncle, qui devant mes parents se comportait avec beaucoup de gentillesse, puis qui se retrouvait seul avec moi et changeait d’attitude. J’ai mal à en vomir, à m’en plier en deux. Je m’efforce de rester immobile. Je ne peux pas attirer les regards sur moi, pas encore, pas encore m’écrouler alors que j’ai deux jambes qui fonctionnent et une colonne vertébrale solide. (Bien sûr, en manque d’attention), je tombe quand même.

 

Des étudiants ont appelé les urgences mais j’ai dit tout ce qu’il fallait pour rentrer chez moi (plus jamais l’hôpital psychiatrique). Je m’affale dans la cuisine, la tête sur la table, les bras le long du corps. Je n’ai pas l’énergie de me redresser. Éléphant me rejoint et me réconforte à sa manière. Ça ne fonctionne pas et à minuit j’ai toujours autant envie de plonger du haut du balcon sans qu’une méduse me rattrape. Je pleure sans bruit des larmes épaisses. Je pense :

« Je suis malheureuse depuis mes dix ans et j’ai envie de me tuer depuis mes douze ans. J’ai essayé de le faire une dizaine de fois, j’ai été hospitalisée une dizaine de fois. J’ai tout fait subir à mon corps parce que je ne le supportais pas. Je me suis affamée et je m’affame encore. Je fais des crises d’angoisses, j’ai des douleurs anormales, depuis quatre ans. En fait je souffre depuis trop longtemps. C’est trop. Les images c’est trop. Je peux tout endurer sauf ça. Je ne m’en sortirai pas. »

Je bloque les images à l’arrière de ma tête, à en avoir une migraine, à en imploser. Il n’y en a que trois, trois dans la salle de bain de chez mes grands-parents. Je m’efforce de bloquer le reste. Plus je me concentre et plus c’est flou, c’est ce que je veux. Être aveugle aux images et à tout. Un instant l’idée m’effleure de prendre un couteau et de me crever les yeux. Quand je relève la tête tout se voile.

J’ai l’impression que c’est un cauchemar (j’aimerais que ça le soit, ne pas avoir à vivre ça). Tout est saupoudré d’irréalité, plongé sous une eau qui n’existe pas. La présence d’Éléphant n’arrange pas les choses. Je l’invente certainement, je la rêve certainement. Quand je pose mes yeux sur l’évier où dort toute la vaisselle, j’ai l’impression de me dédoubler et de le contempler depuis le plafond. J’ai l’impression de ne pas voir les choses de mon propre point de vue, mais d’un autre, omniscient, estompé, décalé. La main que je lève devant mes yeux n’est pas la mienne. C’est celle de mon double, dans un rêve. Je suis dans un rêve. Je veux qu’on m’en tire, je veux qu’on me réveille. Si c’est une simulation qu’on arrête tout. Je veux sortir. Je veux sortir. Je veux sortir. Il faut peut-être que je coure dans les rues jusqu’au bout de l’hallucination, il faut peut-être que je me jette du balcon. C’est la seule porte vers l’ailleurs. Je me lève. Mes jambes se dérobent sous moi. Ma tête heurte le sol mais ça n’est pas mon corps alors ça n’est pas grave, peut-être que si je me cogne assez fort je me réveillerai. Et tout ne sera qu’un mauvais souvenir, et je ne douterai plus, et plus jamais je ne me demanderai si j’ai été violée ou non. C’est une question qui appartient au cauchemar, pas à moi. Surtout pas à moi.

 

Il est minuit et je ne me suis toujours pas réveillée. J’ai encore l’impression que ce que je touche, ce que je vois, ce que j’entends, n’existe pas. Ça n’avait jamais duré si longtemps, si douloureusement. C’est terrorisant et rassurant à la fois (et comme j’adore les paradoxes ça me convient). Je ne sais pas quelle force me fait saisir mon téléphone et appeler Rose. Je ne sais pas comment j’y pense et comment j’en ai le courage.

– Allô Estelle ? Qu’est-ce qu’il y a ?

Je me mets à pleurer plus fort. J’ai peur que ça ne soit qu’une voix dans ma tête.

– Rose, je vais très très mal.

– Qu’est-ce que je peux faire ? Qu’est-ce qu’il t’arrive ?

– J’ai l’impression que rien n’est réel, j’ai l’impression que je suis dans un rêve, depuis longtemps. C’est horrible. J’ai l’impression que j’ai réussi à me tuer quand j’ai sauté du balcon et que depuis je vis dans un autre monde. J’ai l’impression que tu n’existes pas.

À mon grand étonnement elle éclate de rire.

– Je suis beaucoup trop incroyable pour que tu m’aies inventée, réplique-t-elle. Et que tu aies tout inventé. Éléphant t’a rattrapée ce soir-là. Tu es vivante. Tu es là.

– Je ne sais pas. Je ne suis pas sûre.

Je recommence à pleurer. Inquiète Rose me demande :

– Tu ne veux pas aller à l’hôpital ? On pourrait peut-être t’aider là-bas. Te donner des médicaments qui…

– Non je ne veux pas, sangloté-je. La dernière fois que je suis allée aux urgences on m’a dit…

Je ne peux pas en parler mais on m’avait jeté que c’était à la justice de décider, que j’avais juste à porter plainte et qu’ainsi les crises de déréalisation s’estomperaient. Ça ne m’avait pas beaucoup aidée. La suite je peux la confier à Rose alors je reprends :

– On m’a menacée de m’envoyer de force à l’hôpital psychiatrique, un où j’avais déjà été, et où j’avais été maltraitée.

– D’accord, alors pas les urgences. Est-ce que tu es en sécurité ? Où es-tu ?

– Dans ma chambre.

– Allume la lumière et allonge-toi.

Je m’exécute. Elle continue :

– C’est à mon tour de te poser une question. Ça te changera les idées ?

– Peut-être.

– Tu pourras me la retourner. Est-ce que tu es solitaire, Estelle ?

La question me donne l’impression de flotter, en apesanteur, dans cette eau étrange qui a tout recouvert.

– Oui. Je crois que oui. J’ai très peu d’amis, en ce moment plus aucun. Je reste seule. Je m’en veux. Peut-être que je devrais faire plus d’efforts. Mais j’aime bien aussi. Ces moments où je ne souffre pas, et où je suis seule, ce sont les plus agréables. Sauf quand je suis avec toi bien sûr. Ces moments-là aussi, je les aime bien.

Elle sourit au téléphone.

– Moi aussi. J’ai quelques amis chers mais il habitent loin. Je fais mes études ici mais eux sont tous restés à Metz. On s’écrit souvent et on se téléphone, mais ça n’est plus la même chose. Ça me rend triste.

– C’est ce qui t’empêche de dormir ?

Elle reste un instant silencieuse, un instant c’est trop dur de répondre.

– Non, finit-elle par chuchoter.

Je n’insiste pas. Rose me demande si je me sens mieux, si l’impression de cauchemar s’est dissipée.

– Je ne sais pas.

– Tout est réel Estelle. Ce n’est pas parce que tu es toute seule dans ton appartement que rien n’existe, ce n’est pas parce qu’il n’y a personne autour pour confirmer ta perception, que rien n’existe. Pas parce que tu ne vois pas beaucoup de gens que tu n’existes pas. Être solitaire ça ne te fera pas disparaître. Tout est réel. Je sais que c’est dur. Mais tout est réel. C’est un mécanisme de protection, et je suis désolée de devoir y mettre un terme, mais tout est réel. Ça serait plus facile si tout ce qui te fait souffrir n’existait pas, mais au moins ça veut dire qu’Éléphant et moi, nous sommes là. Nous vivons avec toi. Il n’y a pas que de mauvaises choses.

J’acquiesce. Je sens que le rêve se dilue lentement autour de moi, que la réalité le remplace. Peu à peu la pièce retrouve son aspect véritable et moins tremblotant. C’est comme à marée basse, quand tout l’océan s’est retiré. Il ne manque que l’odeur du sable trempé.

– Sors Estelle, m’intime Rose.

Sans poser de questions je me rends sur mon balcon. En me tournant vers la chambre rose, je découvre une toute petite silhouette qui, je crois le deviner, me fait un geste de la main.

– À toute heure de la nuit, promet-elle.

– À toute heure de la nuit, répété-je.

En écho à sa voix toute proche et son visage si loin. Nous restons longtemps encore au téléphone, silencieuses, apaisées, radieuses – et vraies.

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AliceH
Posté le 12/07/2020
Eh bah même que je suis en train de chouiner.
J'aime beaucoup la relation qui s'installe entre Estelle et Rose, et tu décris très bien les crises de déréalisation, ce qui n'est pas facile, bravo !
Perle
Posté le 13/07/2020
IUHSFIS alors je suis à la fois très flattée et : sincèrement désolée, j'espère que tout va bien. Et merci beaucoup pour ton commentaire, la crise de déréalisation c'était le gros défi de ce chapitre et je suis trop contente que tu aies trouvé ça bien retranscrit :) Bonne soirée !!
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