Chapitre 59 : Mémoires du passé

Par Ayunna

– Non ! Non ! hurla Avorian qui contemplait la scène avec horreur. Ne vous laissez pas submerger par vos peurs ! L’arbre se nourrit d’elles… il va vous engloutir !

Sur ces mots, à défaut de pouvoirs, Avorian lança une grosse pierre en direction du Modrack. Mais celui-ci se tourna vers son agresseur en mettant sa main devant lui, paume levée, et la roche retomba avant même de le toucher.

– Il est vraiment…  ? Ce n’était pas un mirage ? bégaya Avorian, interloqué.

Je demeurais pétrifiée, hypnotisée par cette horrible créature.

Je dois bouger…, m’ordonnai-je, tentant de m’en convaincre.

Ce n’était qu’une question de volonté. Je fermai les yeux, repensant à tous les bons moments passés dans Gothémia, auprès de Kaya, Ishaam et Merian. Mon doux prince du désert… Ces sentiments, si forts, me délivrèrent enfin de l’emprise mentale du Modrack.

Je portai immédiatement ma main libre à ma poitrine, cherchant la fleur et la Pierre. La sombre créature sembla surprise par ce geste affranchi. Elle saisit mon bras pour m’obliger à rentrer dans l’arbre aux troncs multiples. D’un mouvement vif, j’effleurai la fleur magique, et en retirai un pétale. Puisque ma Pierre ne se manifestait pas, il nous fallait au moins la force d’une fée. Arianna n’apparut pas, mais j’entendis distinctement sa voix dans ma tête : « Ce n’est pas un véritable Modrack ».

Je saisis ce qu’elle voulait dire.

Non. Il n’était pas réel. Juste un mirage créé par l’arbre et par nos émotions. Une représentation de nos peurs, matérialisées en un être tangible, grâce à la puissance du banian. Le Modrack me cramponna brutalement, comme pour contredire mes pensées. Et là, je compris enfin. Ce n’était pas pour rien qu’il m’avait choisie moi : la dernière Guéliade…

– Non ! Eyna… Nêryah ! hurla Avorian.

Je ne fis même pas attention au mot étrange qu’il venait de prononcer. Un prénom ?

Un vent violent s’abattit sur nous de façon si brutale que le Modrack me relâcha. Orialis et Avorian tombèrent sous le poids de la rafale. À mon tour, la bourrasque m’emporta, me secouant dans tous les sens. La Noyrocienne secoua la tête, comme si elle venait de se réveiller. Elle semblait enfin sortie de son état d’hypnose.

– Avorian ! m’écriai-je. Reprenez-vous ! Vous êtes en train de revivre votre cauchemar ! Revenez parmi nous !

Mon ami me regarda intensément, comme s’il voyait en moi une autre personne. Je me relevai pour mieux capter son attention. Sa peur reprit le dessus. Le Modrack me bouscula si fort que je percutai le tronc du banian.

Les yeux mouillés de larmes, je criai, désespérée :

– Avorian ! Je vous en prie ! Battez-vous ! Ou il sera trop tard…

Orialis venait de réaliser ce qui se passait. Elle courut vers Avorian, prit son visage dans ses mains, immobilisa sa tête pour le forcer à la regarder droit dans les yeux. Elle secoua mon ami comme on balloterait un prunier. Et elle avait raison ! Cela fonctionnait ! Avorian semblait reprendre sa respiration d’un coup. L’image du Modrack commença à se dissiper. Le silence revint. La créature venait de disparaître en un rien de temps.

Juste… un mirage.

La Noyrocienne accourut jusqu’à moi, me tendit la main pour m’aider à rejoindre Avorian demeuré prostré, à genoux, tête basse. Je l’enlaçai tendrement. Des larmes coulaient sur les joues du mage, exprimant la lourdeur de son passé.

– Je comprends…, finis-je par dire. Vous avez perdu les vôtres. Votre famille, votre espèce, tout. Votre plus grande peur n’était donc pas les Modracks en eux-mêmes, vos assassins, mais le fait de perdre vos proches, à cause d’eux. Lorsque l’arbre nous a attirées Orialis et moi, vous avez revécu ce moment d’impuissance : vous ne pouviez pas nous sauver.

Avorian lâcha quelques sanglots, le visage enfoui dans ses paumes. J’accompagnai ses pleurs, posant une main sur son dos, le caressant avec douceur.

– Vous vous sentez coupable d’être le seul survivant, repris-je. Mais je suis là, moi. À nous deux, nous formons les vestiges d’une culture anéantie. Nous sommes vivants, oui, et cela ne devrait plus être un poids pour vous. L’arbre est encore sacré, Avorian. Il vous a donné la vision de votre souffrance intérieure, de ce qui vous ronge. Inconsciemment, la magie des émotions a agi à travers vous, couplée à la force de l’arbre… pour faire apparaître cette créature, qui semblait tellement réelle ! Comme vous me le répétez si souvent, la magie des émotions est puissante. Terriblement puissante. Elle nous dévore de l’intérieur, prend forme en nous, et s’exprime de façon incontrôlable… Ce n’est pas votre faute, mon ami. Personne ne pouvait rien contre cette tragédie. Vous devez en faire le deuil pour accepter votre passé, aussi sombre soit-il.

Le mage me serra contre lui en entendant mes mots, puis éclata en sanglots. Il tentait d’étouffer ses cris avec un pan de sa tunique bleue, honteux de se montrer si faible. Je pouvais enfin découvrir le côté vulnérable de mon sauveur, et à mon tour, l’aider.

Il parvint à se calmer au bout d’un moment, redressant son visage. Orialis lui adressa un sourire radieux.

Je repensai au nom qu’Avorian avait prononcé. Peut-être celui de sa fille ? Je mesurais une fois encore tout ce qu’il avait dû endurer.

– Merci… à toutes les deux. Sans vous, je sombrerais dans ma propre noirceur. Nêryah, tu représentes merveilleusement la sagesse de notre peuple. Je suis fier d’être à tes côtés, et de découvrir chaque jour un peu plus ta profondeur d’âme, souffla Avorian, le regard attendri.

Je m’apprêtais à répondre, lorsqu’un tourbillon de couleur se manifesta sous nos regards ébahis. Une magnifique fée aux ailes de papillon apparut au milieu de celui-ci.

– Pardonnez-moi pour mon retard, s’excusa Arianna. J’étais aux prises avec une armée de Métharciens… Les Ênkelis ont été attaqués.

– Ce n’est pas possible… eux aussi ! s’attrista Avorian, la main posée sur son front, l’air abattu.

– Très peu de morts, quelques blessés, le rassura Arianna. Les Moroshiwas nous sont venus en aide. Grâce à eux, nous avons gagné cette bataille.

– Jusqu’à la prochaine…, répondit sombrement Avorian.

– Nous combattons sur tous les fronts en ce moment, révéla la reine des fées. Les peuples d’Orfianne se défendent comme ils peuvent. Mais les Métharciens semblent avoir pactisé avec les ombres…. Ensemble, ils projettent d’envahir les terres des Ênkelis pour en faire leur nouvelle base.

– Proche du Royaume de Cristal, forcément ! compléta Orialis d’un ton agacé. Que pouvons-nous faire ?

– Poursuivre notre route jusqu’au Royaume, lui répondit Avorian. Tous les Gardiens doivent absolument s’y réunir. Sauver nos terres pourrait faire pencher la balance. C’est pour cette raison que nous sommes ici.

– Je pense que nous devrions faire une prière autour de l’arbre, proposai-je. Avec la Pierre de Vie. Je suis sûre qu’il pourra retrouver tout son éclat.

 

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