Chapitre 59: Les Délices d'Anka

Notes de l’auteur : Bonne lecture à tous ! =^v^=

La main contre la pierre glacée, les trois Filleuls gravirent l’escalier en colimaçon jusqu’à une trappe en bois. Galis l’ouvrit et une farandole de couleurs éclaboussa les murs. Aidée par son cousin, Mathilde monta sur le plancher, la tête tordue en arrière.

Ils avaient pénétré dans une partie bien plus ancienne du Collegium. Un dôme en clef de voûte divisait une haute tour en huit sections qui se prolongeaient en colonnes sculptées le long des parois. Chacune d’elles abritait de longs vitraux qui laissaient filtrer la lumière de la pleine lune à travers un assemblage de verres colorés.

À mi-hauteur et au niveau du plancher, ils étaient interrompus par une ronde de meurtrière qui ouvrait la façade circulaire au vent et à la nuit. Et, les surplombant de leur majesté, nichées au cœur de ces murs antiques, deux énormes cloches étaient suspendues en face des fentes.

Mathilde se tourna vers son cousin qui arborait un large sourire satisfait, les poings plantés sur ses hanches.

— Tu nous as emmenés dans le Clocher du Collegium !

— Il est beau, n’est-ce pas ? Je vous l’aurais bien présenté à l’aube, où les vitraux montrent vraiment tout leur potentiel, mais nous aurions eu beaucoup plus de chance de nous faire prendre.

Rok siffla en contemplant les fresques qui recouvraient la voûte.

— Qu’est-ce que des ramoneurs iraient faire dans un clocher ?

Galis lui désigna un coin de mur où était entassé un ensemble de matériel de ramonage.

— Ils stockent leurs outils ici, puis passent par la porte là-bas, qui donne accès au toit.

Une bourrasque s’engouffra par les meurtrières et gonfla la chemise de nuit de Mathilde, qui s’empressa de resserrer sa couverture de laine autour d’elle.

— En tout cas, c’est magnifique ! dit-elle en claquant des dents. Frisquet, mais magnifique.

— Quelle idée aussi de se promener en robe de chambre ! Je t’avais dit que tu aurais froid, remarqua Galis, l’œil rieur.

— Tu ne m’avais pas dit que nous irions à l’extérieur, rétorqua-t-elle du tac au tac. Si nous étions restés dans l’Observatoire, je n’aurais pas eu de problème. Et puis, vous n’êtes pas particulièrement couvert non plus !

Rok avait l’air de s’être également préparé pour la nuit avec une simple chemise flottant sur son torse et un pantalon de toile légère enfoncé dans ses bottes d’exercice. Galis seul avait gardé ses habits de la journée, qui n’étaient pas plus adaptés à l’hiver que celle de ses camarades. Pourtant, aucun des garçons ne semblait mordu par le vent glacial.

Devant son regard accusateur, ils se contentèrent d’échanger un sourire amusé qui eut le don d’impatienter Mathilde.

— Bon ! Je crois qu’on a compris : HA HA, elle ressemble à une Ilarnaise et elle ne tient pas le froid ! » Maintenant qu’on a bien ri, pourrait-on revenir à ce pour quoi tu nous as fait venir ici ?

Galis obtempéra et s’assit dans le mandala de couleur que projetaient les rayons de lune, invitant de la main ses coéquipiers à faire de même. Puis, il posa solennellement son paquet au centre de leur cercle.

Il dénoua le foulard de soi brodé et découvrit une boîte en argent ciselé que Mathilde reconnut comme typique de l’art Ilarnais. Son père en ramenait souvent des semblables de ses voyages chez leurs cousins. Elle déglutit d’anticipation. Ces boîtes contenaient toujours la même sorte de chose.

Galis souleva le couvercle et révéla des rangées de petits roulés fourrés aux amandes et aux raisins secs, saupoudrés de sucre blanc.

— Je vous présente les Délices d’Anka, l’invention et la spécialité de ma mère ! déclara-t-il fièrement. Je les ai reçus en express par dirigeable ce matin.

— Ce service coûte… très cher, souffla Rok.

Galis caressa amoureusement la surface gravée de la boîte.

— Rien qu’avec notre solde de Filleul, elle aurait pu se le permettre. Non, ce qui est impressionnant, c’est qu’elle y ai pensé…

Il secoua la tête et leur brandit énergiquement sa bonbonnière sous le nez.

— Allez-y, prenez-en. Vous m’en direz des nouvelles.

Mathilde hésita, elle aussi consciente du prix du cadeau que lui avait fait sa mère. Si elle en avait reçu un semblable, elle l’aurait probablement dégusté dans sa chambre, pourquoi se donner la peine de les emmener ici pour les partager avec eux ?

— Tu es sûr ? Il n’y en a qu’une dizaine.

Il haussa les épaules.

— Ne t’en fais pas, nous serons vite rassasiés, c’est très nourrissant.

Mathilde fronça le nez. Ce n’était pas ce qu’elle avait voulu dire, et malin comme il était, il en était conscient. Malgré tout, devant son insistance, ils prirent chacun un roulé et le savourèrent lentement, sans rien dire.

— Alors ? demanda Galis lorsqu’ils eurent fini. Comment les trouvez-vous ?

— Très bon, répondit Mathilde en léchant le sucre collé à ses doigts. C’est la première fois que je goûte cette recette.

Il acquiesça et les invita à en choisir un autre.

— Ils sont un peu secs à cause du voyage, cela dit, déplora-t-il la bouche pleine. Le mieux, c’est de les manger à leur sortit du four, alors que le sucre commence tout juste à carameliser.

Rok pencha la tête de côté, les sourcils froncés. Il promena son œil sur les vitraux et les statues qui se nichaient dans les murs, puis revint à Galis, qui, mâchant toujours son gâteau, faisait mine de ne pas avoir remarqué son malaise.

— Pourquoi sommes-nous là ? demanda-t-il.

Sa voix résonna sous la voûte de pierre, si grave qu’elle fit frémir les cloches au-dessus d’eux. Mathilde avait l’impression qu’il lui avait arraché les mots de la bouche sans partager son envie de ménager son cousin. Il le scrutait simplement, sceptique face à son comportement si inhabituellement amical.

Les épaules de l’Ilarnais s’affaissèrent.

— Quoi ? Ce n’est pas ce que vous faites d’habitude ?

Cette fois-ci, Mathilde était perdue.

— Mais qu’est-ce que tu racontes ?

Galis fixait son regard sur le reste de gâteau qu’il avait en main, évitant activement de croiser ceux de ses équipiers.

— Je ne sais pas, moi. Vous êtes toujours fourrés ensemble et Artag me dit que si je suis à part, c’est parce que je n’y mets pas du mien. Alors voilà : j’essaie.

Il engloutit son morceau de roulé, la tête renversée en arrière.

— Ça fait un moment que ça dure, en faite, continua-t-il, son attention cette fois captée par un vitrail. C’est beaucoup plus compliqué que je ne l’avais anticipé ; vous êtes difficiles à approcher, quoi qu’en dise Artag…

Enfin, il planta ses yeux cristallins sur le géant avec un air de défis.

— Des semaines que je me brise les reins à tenter d’échanger avec vous, et aucun résultat ! Je ne savais plus quoi inventer. J’ai fini par me dire qu’il me fallait quelque chose de plus qu’une discussion, un événement spécial pour souder notre équipe… bref, ma mère m’en a fourni l’occasion, et j’ai pensé que les manger ici serait plus agréable.

Il s’arrêta et ses joues s’empourprèrent d’un coup, comme s’il s’en voulait d’en avoir tant dit. Mathilde, quant à elle, avait envie d’applaudir. Depuis le temps qu’elle attendait ce moment ! Souriant jusqu’aux oreilles, elle enfouit son nez dans sa couverture et étouffa un petit rire.

— Tu n’avais sans doute pas besoin de découvrir un passage secret pour nous parler, mais c’était une bonne idée tout de même. Pas vrai ?

Rok prit un nouveau gâteau en signe d’assentiment. Il le finit en une bouchée puis hocha la tête.

— Ta mère est une cuisinière douée. Elle s’entendrait sûrement avec la mienne.

À la manière d’un dirigeable qui se vide de son air, Galis exhala tout ce que contenaient ses poumons en se laissant couler sur le plancher. Il resta un moment allongé par terre, les mains sur le visage, puis se releva d’un coup, arborant un sourire si large qu’il rivalisait en luminosité avec la lune. Il prit avec assurance un nouveau gâteau de la boîte et le mordit à pleine dent.

— Il faut croire que les méthodes d’Artag fonctionnent, après tout !

Il y avait un certain étonnement au fond de ses yeux rougis, comme s’il ne s’était pas attendu à obtenir leur coopération aussi facilement. Fidèle à lui-même cependant, il ne resta pas déstabilisé bien longtemps. En deux bouchées, il avait repris son sourire espiègle.

— Je sais que vous préférez tous les deux les discussions sincères et simples, les « cœurs à cœur », ajouta-t-il avec un regard appuyé en direction de Mathilde, mais pour être honnête, ces choses-là ne sont pas mon fort. Je pourrais tenter de temps à autre, pour vous, mais ne m’en demandez pas trop. Je suis nul à ça. Quand j’essaie de jouer à votre jeu de franchise, je manque de faire vomir Artag.

Il avait dit ça avec un ton si léger que Mathilde mit un temps avant de s’exclamer.

— Vomir ! À ce point ?

— En tout cas, je lui donne sans arrêt la nausée.

— Et tu n’arrives pas à savoir pourquoi ? Il suffit de ne pas lui mentir !

— Je ne lui mens pas. D’après lui, c’est plus une question de mensonge à soi-même, quoi qu’il entende par là…

Rok haussa les sourcils en sifflant entre ses dents.

— Ben mon vieux… Si tu ne sais même pas ce qui ne va pas, Artag n’est pas sorti d’affaire.

— Comment veux-tu que je sache alors que je fais déjà de mon mieux pour être sincère ? Ce n’est pas aussi simple que ça en a l’air !

Rok pencha la tête de côté avec un regard équivoque.

— Il te suffit d’être en accord avec toi-même et ce que tu crois juste. Et puis, Artag te laissera toujours libre de te taire si tu ne veux pas lui dire la vérité sur un sujet.

— Tu dis ça comme si c’était facile ! bougonna Galis.

— Parce que ça l’est.

Les traits de l’Ilarnais prirent un accent cynique.

— Pour toi, peut-être. Tu as été élevé dans la simplicité Roturière.

— Mathilde y arrive très bien, et elle est Noble, répliqua le géant, le regard durci.

— Elle n’est pas la Noble la plus typique que tu aurais pu choisir.

— Les garçons, s’il vous plaît !

Rok et Galis cessèrent leur bataille de regard et baissèrent la tête vers le petit tas de couvertures dont jaillissaient deux bras tendus pour attirer leur attention. Mathilde posa sur eux ses yeux fatigués et répéta plus bas :

— S’il vous plaît. Je comprends que vous n’allez pas devenir les meilleurs amis du monde en une soirée, mais par pitié ne vous disputez pas aussitôt après vous être réconciliés, surtout pour une bêtise pareille. Je voudrais garder cette soirée dans ma mémoire comme un bon souvenir pour notre équipe.

— Ce n’était pas une dispute… grommelèrent-ils en détournant la tête.

Malgré la bise qui sifflait à travers les meurtrières, Mathilde sentit une bulle de chaleur familière lui chatouiller la poitrine. Ce genre de réponse était typique des chamailleries de ses frères. En cet instant, ses coéquipiers avaient réussi à la ramener au refuge.

— Quoiqu’il en soit, évitez de me prendre à partie comme ça, c’est très inconfortable… Le bilan de cette soirée est positif et il doit le rester. Avec ou sans ces histoires de sincérité, je pense qu’Artag serait fier de nous ce soir.

Galis éclata de rire.

— Je ne crois pas qu’enfreindre le règlement ait fait partie de ses conseils ! Établir une meilleure relation, certes, mais il n’a jamais été question d’outrepasser le couvre-feu et de se faufiler dans des passages secrets.

Il trouvait l’idée tellement hilarante qu’elle le pliait en deux. Rok l’observait avec un léger sourire, l’air de partager son avis sur la contradiction qui opposait la désobéissance au règlement et la sévère figure du Chambellan. Mathilde se contentait de pincer les lèvres pour retenir ses mots.

Ils ne se rendaient pas compte à quel point ce que Galis venait de dire était faux. Comment l’auraient-ils pu ? Elle porta la main à son collier au creux de sa gorge, tiraillée par la différence avec laquelle Artag les traitait. Il se limitait à donner des conseils à Galis et Rok, mais à elle, il offrait la liberté.

L’injustice était indéniable, et Galis aurait probablement souffert d’apprendre à quel point elle était privilégiée par rapport à eux. Quant à Rok, Mathilde n’osait même pas imaginer la trahison qu’il ressentirait, lui qui tenait Artag en si haute estime.

Si elle voulait préserver le peu de progrès qu’avait fait son équipe ce soir, elle avait intérêt à garder le secret qu’il lui avait confié. Si un jour ses camarades l’apprenaient, elle laisserait à leur Tuteur le soin d’encaisser le choc.

Ils finirent le reste de la boîte de roulés fourrés en plaisantant sur ce qu’Artag dirait ou penserait en les voyant, puis quittèrent le clocher l’estomac plein et l’esprit engourdi de sommeil. Mathilde remercia chaudement Galis pour ses gâteaux, imitée plus sobrement par Rok.

Ils se séparèrent au premier étage, les garçons rejoignant leurs chambres dans l’aile gauche et Mathilde dans l’aile droite. La nuit était bien entamée et avec les lourds rideaux tirés sur les fenêtres, ils auraient progresser dans le noir complet sans les petites veilleuses qui se nichaient régulièrement dans le mur.

Elles étaient juste assez puissantes pour esquisser les reliefs des corridors tout en préservant une obscurité assez épaisse pour s’y dissimuler. Mathilde avançait donc ainsi à travers les couloirs, sans bougie et à moitié à l’aveuglette, lorsqu’elle tomba sur une silhouette élancée qui se tenait au milieu du passage, les mains appuyées sur les hanches.

Le cœur de Mathilde fit une embardée et elle se figea en pleine foulée, comme si l’absence de mouvement allait tromper la personne tapie dans le noir. S’agissait-il de Lady Tymphos ? Sa ronde aurait pourtant dû l’amener dans les salons du rez-de-chaussée à l’heure qui l’était. Alors qui ?

La silhouette avança d’un pas ferme vers Mathilde, et un visage surgit face à elle, flanqué de deux yeux noisette pétillants et d’un long nez aux narines palpitantes.

— Bonsoir mademoiselle. On profite d’une promenade nocturne ?

Mathilde se mordit la langue pour retenir un cri de surprise. Miss Flamings ! Elle n’aurait pas pu plus mal tomber. Avec son odorat, ce n’était pas seulement elle qui se faisait prendre, mais ses coéquipiers aussi ! La Porteuse de Sylphe allait la signaler à Lady Tymphos, et cette fois, Artag ne serait pas là pour…

— Mademoiselle ? Je vous parle.

Mathilde sursauta et serra les poings, se forçant à affronter le regard de la femme.

— Je disais donc, j’espère que les gâteaux étaient bons.

— Euh… oui ?

Un sourire malicieux éclaira son visage.

— Leur odeur est assez unique, continua-t-elle d’une voix douce. Vous direz à votre ami Ilarnais de me communiquer la recette.

— P-promis.

La Porteuse de Sylphe inspira une nouvelle fois et haussa les sourcils.

— Le clocher, hein ? Quelle drôle d’idée pour une réunion en équipe. La prochaine fois, vous me ferez le plaisir de davantage vous couvrir et de choisir une heure et un lieu de rendez-vous respectant le règlement.

Mathilde hocha vigoureusement la tête, agrippée à sa couverture, se préparant mentalement à encaisser la punition. Cependant, Miss Flamings se contenta de dodeliner du chef, puis elle se décala sur le côté en lui faisant signe de passer.

— Allez donc vous coucher maintenant, il est plus que temps… Ah ! Une dernière chose : pas un mot aux autres sur votre petite expédition, d’accord ? Il s’agirait de ne pas répandre ces idées saugrenues dans la tête de vos camarades.

Mathilde écarquilla les yeux et la dépassa lentement sans trop y croire. Elle la libérait ? Comme ça ? Des centaines de questions lui traversèrent l’esprit, mais elle ne s’attarda pas à les examiner. Il ne manquait plus qu’elle laisse à la Porteuse de Sylphe le temps de revenir sur sa décision. Elle se hâta de regagner sa chambre sans se retourner et plongea dans les épaisseurs chaleureuses de ses édredons.

Les « pourquoi » seraient pour demain.

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Timie
Posté le 16/11/2022
Chère Emmy,
J'aime beaucoup la tournure que pre'd la situation !!
Tes descriptions me font voyager, elles sont si imagées !!
Tu pourrais nous faire une illustration de la scene sur ton insta ?
Merciiiiiu
Fusca-history
Posté le 28/03/2022
Ce chapitre est absolument génial (et un chapitre parfait pour clore tous ceux que j'ai lu aujourd'hui, j'ai d'ailleurs du te laisser un nombre faramineux de commentaires, désolée ^^)
Entre les liens qu'ils arrivent enfin à former dans leur équipe (je savais que Rok et Galis pourraient bien s'entendre tout en restant fidèles à eux-mêmes !) et Galis qui parle enfin honnêtement de ce qu'il ressent, c'est une telle avancée !

Il me fait rire, à tenter d'appliquer les conseils d'Artag et d'être étonné qu'ils fonctionnent ^^

Quant au clocher du Collegium, ta description est sublime, j'aurais envie d'y être (plus que notre "fausse Ilarnaise" préférée en tout cas !)
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