Chapitre 58 - Sehar

Notes de l’auteur : Bonjour :D Pour cause de travail éditorial sur un autre roman, je vais publier jusqu'au chapitre 60 et prendre une pause d'une durée indéterminée sur l'écriture (et donc la publication) de PNE. A très bientôt :)
Avertissement de contenu : C'est la méga déprime + discussions autour des morts

Sehar se réveilla en sursaut, les écailles moites et les cheveux emmêlés sous son crâne lourd. Il crut, juste le temps d’un battement de coeur, que l’écrasante solitude qui l’étouffait n’était qu’un résidus de cauchemar. Fruit de son propre esprit, ou attaque d’une des créatures d’ombres, peu importe. Pourvu que rien ne soit réel.

Quand sa vue se stabilisa, et que le décor de sa chambre-prison resta désespérément le même, Sehar ne put retenir de nouvelles larmes. Les débris des meubles qu’il avait utilisé sans succès pour s’enfuir étaient toujours là, comme la bassine dans laquelle il avait vomi d’épuisement et de peur. Par la fenêtre, toujours intacte malgré toutes ses tentatives pour la briser, le ciel rouge d’orage rugissait, plus furieux que jamais.

Sehar était seul, absolument seul. Il ne pouvait même pas avoir la certitude que les gens qu’il aimait étaient quelque part en sécurité et vivant pour le réconforter. Ni pour son père et Ressa restés en arrière avec Erin, ni pour Lo et Zakaria perdus dans la tempête, ni pour Del alité et inconscient - mort, il était mort - non ! Juste inconscient ! Ni pour Nodia, cachée dans les ombres de Jin. Il n’avait pas revu ni cette dernière ni Sia ni Suzette, ni le corbeau morbide qui l’avait surveillé. Sehar était seul et ne savait rien, pas même ce que Fenara attendait de lui. 

J’ai des plans, pour un petit Gardien comme toi.

C’était tout ce qu’elle avait dit. Ou alors, c’était tout ce qu’il avait entendu. Il n’avait plus trop prêté attention à elle, lorsqu’elle en eut fini avec Del. Son ami était la seule chose qu’il voyait encore. Totalement inconscient, il n’y avait plus dans l’essence de Del qu’une maigre étincelle de vie, à peine plus vibrante que celle du précédent Maître. 

La seule différence, c’était que son corps, encore frais, maintenait l’apparence de la vie. Et Sehar espérait désespérément que ce ne soit pas qu’une apparence, que Del soit encore vivant, qu’il reviendrait, qu’il n’était pas mort, que Sehar entendrait encore son rire et que le maegis trouverait encore des moyens de le faire rougir, qu’il sourirait avec des étincelles dans les yeux à la perspective de découvrir quelque chose d’inconnu, que les couleurs de sa cicatrice changeraient encore au rythme de son coeur.

Del n’était pas mort, il le savait, et s’il avait tort… il trouverait un moyen. Il trouverait un moyen pour le ramener. Il ne savait pas encore comment, mais il le devait.

Le verrou de la porte claqua dans le silence de sa prison, et Sehar sursauta, les membres recroquevillés sur le lit. Il ne vit personne entrer, dans un premier temps, ses yeux écarquillés rivés là où il avait peur de voir le visage de Fenara arriver. Puis il entendit le cliquetis de serres sur le carrelage, et baissa les yeux sur un petit corbeau, au regard bien vivant et à la courbe du bec si familière.

— Sia !

Il tomba du lit pour la rejoindre, trébucha encore avant de la serrer dans ses bras. Il entendit la porte se refermer, aperçut brièvement la livrée des soldats de l’autre côté, mais les oublia bien vite. Il pleura et trembla si fort que sa respiration se coupa, lorsqu’il caressa ses petites ailes et sentit son bec frotter contre son dos pour le réconforter. 

Avec horreur, il écarquilla brusquement les yeux. Pourquoi Sia était ici ? Del était entré dans sa prison quelques instants avant qu’on ne les emmène tous les deux - Fenara comptait-elle aussi faire du mal à Sia ?

— Tu vas bien ? Qu’est-ce que tu fais ici ?

L’air coupable du petit corbeau serra l’estomac de Sehar. Ses paroles, encore plus.

— Maman m’a demandé de venir te surveiller.

Il sut aussitôt qu’elle n’en était pas fière, et qu’elle ne lui causerait pas de plus de problèmes qu’il n’en avait déjà. Mais savoir que Fenara était prête à l’utiliser ainsi, elle qui avait toujours été si douce et si sensible, crispa ses mâchoires. Il ne pouvait pas dire qu’il était surpris, cependant.

— Elle ne voulait plus utiliser, euh… l’autre oiseau ? demanda-t-il.

Les yeux ronds de Sia se mouillèrent aussitôt de larmes. Un pépiement de détresse s’échappa de sa gorge, si douloureux que Sehar n’hésita pas une seule seconde à la serrer de nouveau dans ses bras.

— Elle l’a… Barty… Elle l’a ramené de travers… Elle l’a repris aux nimbes ! Oh ! Pourquoi !

D’autres mots s’entrechoquèrent au milieu de ses couinements, mais Sehar n’en comprit pas un seul. Il lui caressa les plumes et pleura avec elle, ses larmes bruyantes trop contagieuses pour être ignorées. Elle avait confirmé ce qu’il avait compris : Fenara avait ramené d’entre les morts Barthélémy, l’Oranimus d’Erin, mais le corbeau était revenu vide de toute substance. Pourquoi avoir fait une chose pareille ? Pour tourmenter davantage ses soeurs ?

— C’est déjà arrivé, qu’un maegis ramène un Oranimus à la vie ? demanda-t-il doucement.

— Je ne pense pas. Je crois… elle regrettait de l’avoir tué, peut-être.

— Mais elle visait Jin…

Sia trembla, mais aucune nouvelle larme ne coula, cette fois-ci. Sa voix resta stable, comme si elle en avait assez de pleurer, assez de souffrir.

— J’observe beaucoup, parce que je ne sais pas faire grand chose d’autre, et puis c’est pour ça que je suis là, aussi. J’observe, et ce que j’ai vu, c’est que Fenara aurait pu détruire bien plus de choses et qu’elle ne l’a pas fait. Elle aurait pu le faire depuis longtemps, aussi, mais elle le fait maintenant.

— Ce n’est pas juste parce que Jin et Erin l’ont trahie, qu’elle a essayé de… qu’elle a lancé ce sortilège ?

— Si, si, bien sûr. C’est une raison pour ce qu’il se passe maintenant, mais…

Sia s’immobilisa, son regard d’oiseau qui observait devenu pensif. Elle observait en silence, sans rien pouvoir faire, cette grande soeur qui avait suivie les petites au coeur du danger sans aucune hésitation. 

— Je connais Fenara depuis trente ans. Ce n’est pas long, pour un maegis, et pour beaucoup de créatures c’est seulement le début des choses intéressantes. Mais en trente ans, j’en ai vu, des choses. Ce n’est pas juste une crise de pouvoir. Je crois… je crois qu’elle ne sait plus qui elle est, après tout ce temps. Un peu comme Suzette.

— Mais Suzette n’attaque pas les gens ?

Dès que les mots sortirent de sa bouche, il se rendit compte de leur absurdité. Bien sûr, qu’une pirate attaquait des gens - mais Sia comprit tout de même ce qu’il avait voulu dire. Suzette n’était pas Fenara : elle attaquait pour protéger les gens qu’elle aimait, farouchement et sans regrets. Fenara, au contraire, s’attaquait aux gens qu’elle avait eu l’apparence d’aimer.

— Elle te l’a dit, pourquoi Fenara et elle s’étaient éloignées ? Le Maître des Temps lui a annoncé que c’est quelqu’un qui l’aimait, qui la détruirait. Alors Fenara ne pouvait pas aimer. Ni être aimée.

— Ce n’est pas une façon facile de vivre…

— Non ! C’est même une façon horrible de vivre ! confirma Sia. Et puis en plus, qui peut décider de qui aimer et de qui être aimé ? Fenara a peur de la prédiction parce qu’elle sait qu’elle en est capable. Elle ne peut le cacher à personne, et certainement pas à sa propre famille. Parce que c’est impossible, de créer un Oranimus si on est incapable d’aimer, même un tout petit peu. C’est comme ça que je sais qui elle est vraiment et qu’elle a oublié qui elle était. C’est comme ça que je sais que Fenara n’est pas un monstre.

Sia le fixait avec le même regard farouche que Suzette, malgré les larmes qui recouvraient ses yeux ronds. Sehar avait-il pensé un jour que Fenara était un monstre ? Il n’était même pas certain de s’être seulement posé la question. Elle avait voulu le tuer, elle avait voulu tuer Nodia, elle avait détruit Del devant lui. Cela changeait-il quoi que ce soit, qu’elle soit capable d’aimer, si dans un même souffle elle était tout autant capable de détruire ? 

Peut-être que ce n’était pas la bonne question, ni même la réponse dont ils avaient besoin, en cet instant. La question, il l’a trouva dans les pupilles humides du corbeau, qui attendait désespérément qu’il ne trouve la réponse, pour qu’elle ne sente plus si mal, plus si seule, plus si monstrueuse elle-même.

— Tu l’aimes encore, même si elle t’a fait du mal, non ?

— Je l’aimerais toujours.

Sehar baissa les yeux, incertain. Qu’aurait-il ressentit, si son père avait été un tyran puissant capable de tuer pour atteindre ses objectifs ? Il n’arrivait tout simplement pas à imaginer Tsisco autrement que ce grand serpent qui avait toujours protégé et rassuré son petit lézard, si longtemps mal assuré sur ses deux jambes. Tsisco ne craindrait jamais de trop aimer - au contraire, l’idée que son fils puisse manquer d’amour le remplissait d’une telle horreur qu’il n’hésitait jamais à le couvrir de presque trop d’affection. Peut-être que s’ils enfermaient Tsisco et Fenara dans une même pièce, son père pourrait lui expliquer le concept, mais ce serait probablement plus compliqué que ça, malheureusement.

Une partie de lui voulait croire qu’il était encore possible d’arrêter tout ça. Que Sia retrouverait sa mère, et que cette dernière apprendrait à oublier la prédiction du Maître des Temps et à aimer jusqu’à la fin. Peut-être cette prédiction était fausse, après tout. 

L’autre partie revoyait le visage de Del, figé dans la douleur. Inconscient - mort, mort, mort.

Alors Sehar pinça les narines, et n’osa pas redresser son regard. Lorsqu’il murmura sa conclusion, la meilleure part de lui avait honte - mais il n’avait plus la force de lui donner raison.

— Je ne pense pas que qui elle est réellement soit si important, Sia. Il faut l’arrêter. Pour de bon. 

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Nanouchka
Posté le 03/08/2022
Intéressant, ce dialogue, sur ce que ça veut dire d'être aimé et d'être un monstre, et d'être parent. Où on interroge aussi le pardon et la justice, d'une certaine façon. Sehar est celui qu'on aura vu le plus clairement grandir, parce qu'il est parti de tant de naïveté et d'innocence. Je galère encore avec ce concept d'oiseau qui appelle une humaine sa mère.
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