Chapitre 57 - Del

Notes de l’auteur : Bonjour :D Cette semaine, on plonge un peu plus dans l'horreur, je déconseille donc de lire ce chapitre avec un goûter sous le nez (mais vous aurez peut-être besoin de cookies pour vous en remettre après).
Avertissement de contenu : description d'un cadavre.

Deux paires de soldats guidèrent Sehar et Del en silence, dans les couloirs vides du château. Au-dehors, l’orage tonnait toujours, mais sonnait si amoindri que Del aurait pu croire être de retour à l’école d’apprenti chevalier. Là-bas, pas un jour ne passait sans qu’une bande de casse-cou joue à se projeter dans les airs à toute vitesse, ou à faire exploser des objets compromettants dans la cour. Même dans les rues de la Botte, dans la ville même, le chaos était anodin. Les mages de chez lui avaient toujours été du genre agités.

Mais ici, le cri du vent et le tambour de l’orage restait impersonnel, et le château entier paraissait vide de monde. C’était comme s’il n’y avait entre ces murs qu’eux et les soldats. Et quelque part cachés ailleurs - encore vivants, il l’espérait - Nodia, Jin, Suzette et Sia.

Pourquoi n’avaient-ils rassemblés que les deux garçons ? Où étaient retenus prisonniers les autres ? Était-ce parce qu’eux, ils étaient encore des enfants, qu’ils frôlaient à peine l’âge adulte ? Était-ce par pitié, peut-être, qu’ils n’avaient pas été séparés et qu’on ne les bousculaient pas trop ?

Il fallait l’admettre, les soldats ne les avaient même pas touchés. Pas que Del ni Sehar n’aient résistés, non plus, mais un peu de brutalité gratuite ne l’aurait pas surpris. Del pouvait même encore s’accrocher à la main de Sehar, moite et chaude dans ses doigts tremblants. Ce petit geste n’était pas suffisant pour régler tous les problèmes dans lesquels ils s’enfonçaient pas après pas, mais c’était bien mieux que de se faire traîner sur le sol.

Il aurait pu faire sans le corbeau qui les suivait, par contre. Le volatile macabre ne les quitta des yeux à aucun moment, et Del pouvait sentir le poids de son regard vide sur sa nuque. Suzette et Sia lui manquaient tellement qu’il se promit de les serrer fort dans ses bras dès qu’il les reverrait. Suzette risquait de protester, mais peu importe.

Les soldats leur fit signe d’entrer dans une des nombreuses pièces closes devant lesquelles ils étaient passé, et toute envie de câlin mourut dans le coeur de Del dès le premier pas qu’il y fit.

Fenara les attendait, vêtue de la même armure que la première et la dernière fois qu’il l’avait rencontrée. Cette fois-ci comme avant, Del ressentit jusque dans ses veines l’écho de sa puissance magique, un pouvoir qui allait bien au delà de ce qu’une seule personne était censée posséder. Assez pour manipuler, contrôler et faire plier le monde comme elle l’entendait.

Le plus terrifiant, était qu’elle n’était même pas la personne la plus effrayante ni la plus puissante de la pièce. 

Allongé sur un lit flottant, le cadavre d’un maegis remplissait ce rôle à la perfection.

Del n’avait jamais vu le cadavre d’un des siens. Les maegis ne laissaient jamais de traces, après leur mort. Mourir, c’était disparaître, laisser leur magie consumer la chair sans ne plus rien garder du vivant qui se tenait là quelques instants plus tôt. Les faunes avaient des sépultures, dans la forêt, et l’idée que sous terre, les corps disparaissaient dévorés par les racines longtemps après la mort avait toujours terrifié et fasciné Del.

Il s’était toujours demandé à quoi cela ressemblerait, un corps de maegis sans vie. Même maintenant qu’il avait ce cadavre sous les yeux, il n’était pas certain d’avoir enfin la réponse. Il sentait que cette personne était morte. Il le savait, il le voyait. Mais sa magie était encore tellement foisonnante qu’il n’était pas certain que ce soit totalement le cas.

Enfin, seulement s’il observait sa magie, bien sûr.

Sehar avait reculé, les narines froncées avec dégoût, et Del imita bien assez vite sa grimace, une fois la surprise passée. Le corps du maegis mort pourrissait à vue d’oeil et de nez.

Et même quand il regardait sa magie de plus près…

— Je vois que le docteur Palys a fait du bon travail, constata Fenara. Approche.

Del déglutit, et resserra encore plus fort sa prise sur la main de Sehar. Il ne voulait pas faire un pas de plus dans cette chambre mortuaire, et encore moins vers la dangereuse enchanteresse, mais un soldat le poussa d’une main dans le dos pour le forcer à avancer. Le maegis fit quelques pas en avant, imité par Sehar, puis s’arrêta dès que le soldat le lâcha, et se campa sur ses talons.

Personne ne le toucha, la fois suivante, lorsque Del se fit tirer en avant, si brusquement que sa main glissa de celle de Sehar et qu’il tomba à genoux aux pieds de Fenara. Le souffle coupé, il retint une brusque envie de vomir qui remontait son estomac. L’odeur du cadavre le frappa en pleines narines, bien plus fort qu’elle ne l’avait fait à l’entrée de la pièce - et par les immortels, quel parfum infect !

— Tu peux rester là où tu es, petit gardien. Chaque chose en son temps.

Del tourna la tête en arrière, juste assez pour voir que Sehar avait essayé de le suivre. Il se débattait contre les soldats, d’abord un, puis deux, puis les quatre à la fois, et rua assez pour en envoyer deux par terre. Le lézard n’alla pas plus loin, cependant. La magie de Fenara s’entortilla autour de lui, le souleva de terre et lui enserra la gorge.

— Stop ! supplia Del.

La prise ne dura que quelques secondes, pas assez pour blesser Sehar, mais juste assez pour qu’il n’ose plus bouger une fois retombé au sol, terrifié et tremblant. Le regard qu’il riva sur Del lui indiqua qu’il n’hésiterait cependant pas à recommencer si Fenara lui faisait du mal, et cela ne rassura pas vraiment le maegis. Fenara n’aurait aucun problème à l’écraser autant de fois qu’il le fallait, et Del ne voulait pas que Sehar souffre par sa faute.

— Debout. 

L’ordre s’adressait à Del, mais ce dernier était bien trop faible pour pousser sur ses jambes, désormais. Alors, malgré sa peur, il fit la seule chose qu’il avait vraiment encore l’énergie de faire. Il leva la tête vers Fenara, et lui adressa le regard le plus meurtrier dont il était capable.

Toute la bravade qu’il lui restait mourut en un battement de coeur, dès qu’il posa ses yeux blancs dans les siens. Elle n’attendit pas qu’il se décide à lui obéir, et attrapa son bras pour le remettre sur pied. Elle resserra sa poigne pour le mettre face au lit flottant, et Del n’eut pas d’autre choix que de rester debout, les pieds glissants sous son poids, les yeux rivés sur le cadavre.

— Voici ce qu’il reste du Maître des Temps.

Del avait supposé que ce soit lui, mais face à toute la grossièreté de son état, le lustre du titre était difficile à saisir. Plus il décortiquait les détails de la chair qui se liquéfiait et se déformait, les morsures de l’air sur sa peau, les tâches grises qui vitrifiaient sa peau, moins il arrivait à voir le cadavre comme le reste d’une personne. Ce n’était plus qu’une chose répugnante, et Del voulait la fuir, le plus loin et le plus vite possible.

— Même un enfant comme toi doit pouvoir sentir que quelque chose ne va pas, non ?

Del serra la mâchoire. Il voulait détourner le regard, mais Sehar était hors de portée, et ne restait que Fenara, ou le mur. Il aurait pu regarder ce dernier, c’était vrai - mais une fascination morbide le tira de nouveau vers le visage tuméfié du corps.

— Et bien ?

Fenara attendait vraiment une réponse de sa part ? Del se mordit les lèvres, chercha quelque chose à dire qui lui donnerait l’air plus courageux qu’il ne l’était, ou au moins intelligent, mais il ne trouva rien.

— Il… Il est mort.

— Mais encore ? Regarde mieux.

Il l’avait déjà bien assez vu pour une journée et même une vie entière, mais désobéir trop souvent mettait Sehar en danger. Alors Del se força à regarder et regarder encore, jusqu’à se rappeler ce qui avait effleuré ses pensées, dès l’instant où il était entré dans la pièce.

— Sa magie est, euh… pas très stable ?

— Elle cherche un nouvel hôte.

Il n’aimait pas la façon qu’elle eut de confirmer son observation, ni le fait qu’elle se repositionna derrière lui, les deux mains sur ses épaules, gigantesque et inéluctable. Del n’avait jamais rien eu contre les grandes personnes, tant que c’était Sehar ou Tsisco, ou même Ressa - mais là tout de suite, la taille de Fenara était un détail dont il se serait bien passé.

— Quelqu’un de vivant, au moins quelques minutes de plus.

Rien de ce qui sortait de sa bouche n’était réconfortant, décidément. Le sang battait si fort dans les tempes de Del qu’il peinait à entendre ses propres pensées, mais ces dernières hurlaient probablement avec panique.

— D’ordinaire, j’aurais choisi quelqu’un de plus remarquable, mais le temps presse. J’ai besoin d’un réceptacle, et tu es le candidat parfait.

— Pourquoi pas vous ?

Del regretta d’avoir ouvert la bouche et osé poser une question. Mais maintenant qu’il l’avait fait, il espérait presque qu’elle lui réponde, qu’elle dise quelque chose, n’importe quoi, qui lui donne un indice sur comment s’en sortir. N’importe quoi qui aiderait Sehar. Si Del devait mourir, il refusait d’entraîner le garçon qu’il aimait avec lui.

Mais Fenara ne répondit rien. Elle poussa ses épaules, et le dirigea vers une chaise, sur laquelle elle le força à s’asseoir.

Del voulait résister. Il voulait se débattre, comme Sehar l’avait fait. Il voulait hurler, ne serait-ce qu’un bon coup, par principe. Mais tout ce qu’il pouvait faire, c’était trembler.

Trembler, et regarder ce cadavre dont Fenara voulait qu’il prenne la place.

— Pourquoi moi, alors ? murmura-t-il.

— Parce que personne ne te cherchera, après ta mort.

Del sut aussitôt que jusqu’ici, il avait encore eu un maigre espoir qu’il survive à tout cela, malgré la situation. Ce maigre espoir disparut pour de bon : Fenara comptait vraiment le tuer, et elle n’épargnerait pas Sehar non plus. Si personne ne le cherchera après sa mort, cela voulait dire qu’elle lancerait ses chasseurs après toutes les personnes qu’il aimait et qu’il avait aimé, juste pour être sûre que personne ne découvre le secret de l’enchanteresse. Même si elle ne savait rien de sa vie, pour le moment, Del savait qu’elle pouvait prendre tout ses souvenirs, comme Erin et Jin avaient pris ceux de Lo.

Il retint son souffle. Le maigre espoir revint brusquement - il oubliait quelque chose, il le savait. Quelque chose d’important, d’évident, de gros comme une langue de Pépite sur un scaphandre…

Jin.

Mais oui ! C’était elle qui devait récupérer le pouvoir du maître des temps, si leur plan improbable réussissait, après tout ! Les jumelles avaient été convaincues que Del ferait un mauvais candidat, à cause de la corruption de sa magie. Alors pourquoi Fenara l’avait choisi lui et pas sa fille, qui était là ? 

Par affection ?

Ou alors…

Del comprit aussitôt sa bêtise. Eux avaient choisi Jin parce qu’ils espéraient que leur candidat survive le plus longtemps possible. Fenara n’avait pas caché qu’elle n’avait pas besoin de plus de quelques minutes de sa vie.

Quelques minutes, et ce serait fini.

 — Approche, petit gardien, appela doucement Fenara. J’ai besoin que tu fasses quelque chose pour moi.

Del pouvait enfin voir Sehar, en tournant la tête. Malgré son immobilité, les soldats le retenaient toujours, et le poussèrent en avant dès que Fenara prononça son ordre. Le lézard trébucha sur quelques pas, puis l’enchanteresse l’attrapa par le bras, et le plaça juste derrière Del.

— J’ai besoin que tu le tiennes.

— Le tenir ? répéta Sehar.

Le sourire carnassier de Fenara suffit à écraser le peu de réconfort que les mains de Sehar sur ses épaules avait apporté à Del.

— Le transfert sera douloureux. Je pourrais le ligoter, mais… cette solution est plus élégante.

Sadique, plutôt. Toutes les fibres de son corps et jusqu’à la moindre goutte de magie dans les veines de ses orteils lui criaient de fuir. Mais Del était coincé ici - alors s’il pouvait avoir

Sehar à ses côtés, il pouvait difficilement refuser.

— Pourquoi je vous aiderais ? demanda Sehar toujours tremblant

— Dis-moi, petit gardien : as-tu l’intention de te battre contre moi ?

Tout dans l’attitude du jeune homme indiquait que oui, il le ferait. Même s’il risquait de perdre, d’être blessé, tué peut-être, il sauterait de nouveau. Del sentit la charge de magie qui gonflait dans l’estomac du lézard, et sut que malgré la peur, ce dernier n’hésitera pas à se battre, en cet instant.

— Ta mère n’a même pas essayé, trancha sèchement Fenara.

Ces quelques mots repoussèrent son courage, étranglé par sa peur. Une terreur communicative, qui glaça Del avec d’autant plus de facilité qu’il avait de bonne raison de la ressentir aussi.

— Elle n’était pas assez forte, la pauvre enfant. Elle était à peine plus âgée que toi, mais déjà une femme formidable, pour une valeni. Elle était forte. Mais pas assez.

Fenara saisit le visage de Sehar entre les doigts d’une main pour le regarder, comme si elle cherchait dans ses traits ceux qu’il avait en commun avec sa mère.

— Et toi, tu n’as rien d’autre qu’un pouvoir que tu ne maîtrises pas, et pas la moitié des tripes de Myria Nidré. 

Elle relâcha sa prise, recula pour mieux les regarder tous les deux, le petit maegis malade et fatigué, et le jeune gardien qui avait encore tant à apprendre. Tous les deux à sa merci, tous les deux terrifiés.

— Tenteras-tu ce que ta mère n’as jamais osé ? Ou feras-tu comme elle, prendre la fuite dès que l’occasion se présentera, en laissant derrière tout ceux que tu aimes comme un lâche ?

Sehar serra la mâchoire si fort que Del entendit les dents grincer, au-dessus de sa tête. Il aurait tant voulu pouvoir l’aider, le faire partir loin d’ici, se battre, là tout de suite, pour qu’il n’ait pas à le faire, pour qu’il n’ait rien d’autre à faire que survivre. De toute façon, Fenara comptait tuer Del - alors autant mourir pour le protéger, non ? Autant qu’il fasse la seule chose qui en valait le coup !

Sehar parla bien plus vite que Del n’était capable d’agir, cependant. 

— Est-ce que c’est vous… qui avez envoyé les Féroces la tuer ?

Fenara sourit, presque fière de sa perspicacité. Cette expression était étrange, sur ce visage que Del ne pouvait que détester.

— C’est dommage, non ? Si elle était restée avec toi et ton père, elle serait encore vivante. Même moi je ne peux traverser le désert impunément. Pour l’instant.

Del fronça les sourcils. Comment ça, pour l’instant ? Elle ne comptait pas jouer les manipulatrices destructrices chez lui aussi, quand même ? Elle aurait de la concurrence, au moins…

— Moins il bouge, moins il souffrira, indiqua Fenara à l’intention de Sehar. Peut-être même qu’il survivra. 

Elle s’éloigna ensuite d’eux, visiblement peu inquiète de leur laisser une fenêtre de manoeuvre pour fuir. 

Del savait qu’il n’en était pas capable, il l’avait toujours su. Et à présent, il n’était même pas certain d’avoir la force de le vouloir. Ils étaient totalement à la merci de l’enchanteresse. Même s’ils tentaient de se rebeller contre elle, entre sa magie et ses soldats, ils n’avaient aucune chance. Seuls tous les deux, ils étaient fichus.

Alors, si ce moment n’était pas celui où ils tentaient une fuite épique pour échapper à un sort tragique, ne restait plus qu’une seule chose à faire. Del attrapa les mains de Sehar pour les tirer jusqu’à ce que ses bras entourent ses épaules, et Sehar se laissa guider, le menton finalement posé sur ses cheveux. Puis, le maegis fit ce qu’il avait appris à faire depuis bien trop longtemps, une sale habitude qu’il avait presque été prêt à abandonner, rien que pour Sehar, mais qui revenait comme la lumière au matin dès que la pression se faisait trop forte.

Del mentit, parce que c’était la seule chose qu’il avait encore le pouvoir de faire.

— Je vais pas mourir, ne t’inquiète pas, murmura-t-il. Ça ira.

Sehar ne répondit pas, mais le maegis entendit sa respiration troublée par des sanglots réprimés. Le lézard bougea, sans le lâcher une seule seconde, juste assez pour déposer un baiser sur sa tempe. Le premier baiser depuis qu’il n’avait plus à porter le scaphandre, un baiser qui le fit frissonner de peur, de regrets et d’une fureur de se battre renouvelée. 

Se battre, pour un baiser de plus. Pour tout ceux qui auraient pu suivre, pour toute la vie qui grandirait autour de leur affection. Pour tout ces possibles qui devenaient soudain impossibles.

Un baiser qu’il avait tant attendu. Le dernier baiser, peut-être.

Fenara les regarda longuement, sa magie grandie et concentrée dans ses mains, tendues au-dessus du cadavre du Maître des Temps. 

— Prépares-toi, jeune Maître. Aujourd’hui, tu quittes le monde des vivants. 

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Nanouchka
Posté le 28/07/2022
Intéressant. Ça s'obscurcit.
Je pense que tu peux te permettre d'être plus dans la précision, les détails sensoriels. Pour le moment, il y a des répétitions des pensées de Del, tu peux un peu tailler là-dedans.
Très bon cliff.
Je ne parviens pas à croire à la mort de Del ou Sehar, parce qu'ils me semblent trop centraux. En revanche, je suis intriguée par ce que ça fera de récupérer la magie du maegis mort.
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