Chapitre 54 - Jusqu'à la prochaine rencontre - Elista

Notes de l’auteur : MAJ 20/10/2023

Elle était dans le jardin de la demeure des Trath, magnifique quoique bien plus modeste que celui du château, réduit en cendres. C’était sa dernière nuit dans la capitale. Son père et elle repartiraient pour Glyphe le lendemain, aux aurores. Elle ne savait pas si elle souhaitait revoir sa maison, leur maison, celle dans laquelle Kerst avait assassiné sa mère. Depuis qu’elle était au courant, son esprit ne cessait de se tourmenter. Elle tentait de rester rationnelle, en se convainquant d’attendre le moment venu pour voir quels seraient ses sentiments, mais Elista était du genre anxieux. De plus, sans son immense arme sacrée dans le dos, elle se sentait totalement nue, vulnérable. Son père lui avait offert une magnifique épée pour la rassurer, mais cela ne suffisait pas. Elle n’avait pas anticipé qu’elle se trouverait si faible et si inutile une fois privée de ses pouvoirs. 
Alors ce soir-là, assise sur le parvis à contempler les étoiles naissantes, elle se contorsionnait les méninges pour trouver un but, un sens, un objectif à sa jeune vie. À tel point qu’elle n’entendit pas Ira approcher derrière elle. Il faut reconnaître que la tueuse repentie était capable de marcher aussi silencieusement qu’un chat. Lorsqu’elle prit place à ses côtés, Elista sursauta.
-    Désolée. Je ne voulais pas déranger. 
-    Ce n’est rien, j’étais un peu trop absorbée par mes pensées, balbutia Elista.
Elle ne sut pas quoi ajouter. Elles n’avaient pas eu l’occasion de se parler seules à seules, en toute franchise, de leur sang en commun. Que pourraient-elles bien se dire, de toute façon ? Pourtant, elle sentit qu’Ira n’était pas venue juste pour prendre l’air. Cette fille ne faisait rien au hasard, mais elle restait muette malgré tout.
-    Que vas-tu faire maintenant ? demanda Elista pour briser le silence.
Quitte à mettre les pieds dans le plat, autant y aller franchement. Ira se retourna vers elle avec un air surpris qu’elle ne lui connaissait pas. Les traits de son visage blême s’étaient adoucis, bien qu’il lui restât une trace de sa souffrance indescriptible au fond des yeux.
-    La question serait plutôt de savoir ce qu’on va me laisser faire, répondit-elle avec un ton un brin ironique.
-    Certes.
Elista se mordit la lèvre d’avoir posé une question aussi stupide. Elle était trop mal à l’aise en sa présence pour discuter normalement.
-    Tu as peur de moi ? lui demanda Ira.
Cette question sans détour cueillit Elista, elle dut admettre que sa demi-sœur avait le don de lancer les conversations franches.
-    Plus maintenant. Je ne suis juste pas très habituée à ta présence, enfin, à notre relation, je ne suis peut-être pas très claire…
-    Je comprends. J’ai l’habitude, tu sais. Je dirais que je suis même plutôt contente de ne plus être une source de terreur pour les autres. 
-    Le temps fera son œuvre.
-    Je suppose. 
-    Enfin, peut-être pas pour tout le monde…
-    Je n’en demande pas tant.
-    Tu sais… Dans quelque temps, quand nous serons rentrés à Glyphe et que la vie aura repris son cours normal, nous serions heureux de t’accueillir chez nous. Mais, tu as peut-être besoin d’un endroit où aller tout de suite, donc, tu peux nous accompagner demain si tu veux…
-    C’est très gentil, dit Ira avec son sourire triste. Je vous rendrai visite, c’est certain. En revanche, je pense rester ici un moment. Adelle m’a assuré qu’elle me trouverait un endroit pour vivre, je ne veux pas abuser de votre hospitalité. J’ai beaucoup moins de scrupules à profiter de la couronne et de sa porteuse. Je trouve ça assez drôle, même.
-    Tu as un humour étrange, constata Elista.
-    Je sais. 
Elles se sourirent avec une tendresse maladroite, puis retournèrent à leur contemplation du ciel nocturne.
-    Tu en veux toujours à notre père ? 
-    Difficile de le blâmer. Curieusement, le fait qu’il soit mon père rend son comportement envers moi toutes ces années moins… Grave ? Je veux dire, il a l’air plutôt sain d’esprit, il a très certainement vécu un enfer, comme n’importe quel parent dans une telle situation. Je le ressens comme ça. Ce n’est pas que ça l’excuse, mais… Il n’avait que des choix tous plus douloureux les uns que les autres. Il est facile après coup de contester ceux qu’il a fait, donc, j’essaye de lui pardonner. Et puis, moi qui me croyais orpheline, j’ai finalement une famille au grand complet. Je serais bien bête de m’en priver, tu ne crois pas ?
Elista acquiesça. Ira partageait une parfaite réplique de ses sentiments, ce qui la rassura étrangement, et calma ses angoisses et ses questionnements. Elle se retrouvait avec une sœur bien singulière, mais elle n’était plus seule non plus. Kerst lui avait rendu une partie de ce qu’il lui avait pris, finalement.

Le voyage jusqu’à Glyphe fut plutôt silencieux. Elbow avait vieilli subitement, comme si c’était sa tension intérieure qui le maintenait en un seul morceau. Ses traits s’étaient creusés, quelques cheveux blancs émergeaient désormais sur sa tignasse épaisse et dans sa barbe, il se tenait moins droit qu’avant. 
Lorsqu’ils arrivèrent à Glyphe, les habitants les dévisagèrent tous avec stupeur. Ils les avaient oubliés, pour ainsi dire. Ils auraient été des fantômes qu’ils n’auraient pas été aussi surpris. Elista tourna la clé de leur maison et poussa la porte qui protesta de ne pas avoir été ouverte depuis trop longtemps. Dans cette ville, le sel et l’humidité faisaient rapidement du dégât. Son regard s’arrêta immédiatement sur la table au milieu de la pièce, car elle avait une image très nette de la maison qu’elle avait laissée, et un détail avait attiré son regard dès qu’elle en avait franchi le seuil. Elle s’approcha sans quitter l’intrus des yeux. En fait, ils étaient deux : un vieux livre, son vieux livre, celui sur l’histoire des elfes qu’elle avait trouvé dans la bibliothèque de Niflheim, ainsi qu’une montre singulière à double cadran, un objet ancien et de toute évidence, de grande valeur. Le cœur d’Elista bondit jusqu’à sa gorge.
-    Qu’est-ce que c’est ? demanda Elbow.
-    Un message.
Elbow observa un instant les deux objets dans les mains de sa fille, puis sourit avec malice.
-    Je suppose que je ne peux pas comprendre…
Il s’éloigna et entreprit d’ouvrir toutes les fenêtres pour aérer l’édifice qui craquait sous la force des vagues s’écrasant à ses pieds. Elista se dirigea vers sa chambre pour prendre quelques affaires, puis ressortit précipitamment. 
-    Je dois repartir, annonça-t-elle à son père.
-    Je m’en serais douté…
-    Ne m’attends pas. Si ça dure trop, je t’écrirai, je te le promets.
-    Je te fais confiance. 
À peine arrivée, elle remettait le pied à l’étrier et fonçait droit vers l’ouest, en longeant la mer. 

Il pleuvait à torrents lorsque les sabots de son cheval claquèrent sur les pavés de Niflheim. Elle le mit à l’abri dans les écuries, puis entama ses recherches. Elle commença par la bibliothèque, mais elle n’y trouva qu’un chargé de l’accueil visiblement mécontent qu’elle daigne entrer en étant trempée de la tête aux pieds. Elle erra dans les rues perpendiculaires de longues heures. Peut-être était-il déjà reparti ? Ou pas encore arrivé ? Elle commençait à désespérer lorsqu’elle se retrouva face au cimetière, seul endroit de la ville qu’elle n’avait pas visité. Elle poussa la grille en fer forgé et avança dans les allées qui surplombaient la mer agitée. Tout au bout, elle aperçut enfin sa silhouette étrange, reconnaissable entre toutes. Il se retourna lorsqu’il entendit ses pas dans les flaques. Lui non plus n’avait pas pris la peine de se couvrir d’une capuche. Ses cheveux blonds collaient à son visage marqué, ses yeux se détachaient encore plus dans ce paysage gris et brumeux. Elista lui tendit le livre et la montre d’un geste décidé.
-    C’est toi, je présume ?
-    Ce sont des cadeaux.
-    Pourquoi es-tu là dans ce cas ? 
-    Pourquoi as-tu fait tout ce chemin depuis Glyphe ?
-    Je… J’ai pensé que c’était un message, que tu m’attendrais pour que je te restitue ta montre, balbutia Elista plus très sûre d’elle.
-    Je te l’ai dit, elle est à toi. Mais tu as raison, je t’attendais. Je suis content que tu aies compris.
-    Qu’est-ce que tu veux, Till ?
-    Te faire mes adieux. J’avais envie de te revoir une dernière fois. 
La pluie battait le visage et les yeux d’Elista, inondait ses lèvres et refroidissait son corps, mais la chaleur de son cœur qui tambourinait comme un fou était la seule sensation qu’elle percevait. 
-    Je ne comprends pas, lâcha-t-elle avec inquiétude.
-    J’ai libéré Agni. J’ai respecté notre promesse, mais j’ai fui parce que cela a fait disparaître par la même occasion la protection que m’apportait le rôle de Mystique. Sans le fouet, je ne suis plus qu’un criminel que la couronne rêve de mettre sur un billot. Je vais retourner à ma vie invisible, vagabonde et dangereuse, une vie dans laquelle je ne peux pas t’emmener. Ce serait préjudiciable pour toi comme pour moi, et tu le sais.
-    Je sais que tu pourrais changer de vie, répliqua-t-elle.
-    Non. Quand bien même, je me suis fait beaucoup trop d’ennemis depuis toutes ces années pour qu’ils oublient leur envie de me trancher la gorge. C’est mon plus gros problème, je suis trop charismatique… Ils s’en prendraient à toi un jour ou l’autre. Une femme comme toi mérite bien mieux qu’un voyou comme moi. Je finirai par te décevoir. Tu t’accroches à l’illusion que je t’ai laissée voir, mais je ne suis pas fréquentable. 
Elista s’approcha de lui et saisit son visage pour déposer un baiser fougueux et impatient. Elle fut ravie de constater la stupeur sur ce visage trop sûr de lui. Puis elle lui tendit de nouveau la montre.
-    Si tu veux disparaître, je te la rends. Hors de question que je sois prisonnière d’un souvenir, ou pire, de l’espoir que tu viendras la chercher un beau jour. 
-    Moi non plus je ne veux pas être prisonnier d’un souvenir. Garde-la, tu n’auras qu’à la revendre.
Elista prit de l’élan et jeta de toutes ses forces le bijou qui se noya dans la mer. Till observa sa chute silencieuse à travers la pluie.
-    Tu aurais pu me demander mon avis, elle avait une grande valeur sentimentale ! fit-il d’un ton faussement fâché.
-    La prochaine fois, tu ne joueras pas au plus malin, rétorqua-t-elle avec un sourire plein d’assurance. 
Il dégagea son visage de ses cheveux mouillés et tendit une main vers elle. 
-    Adieu, Elista. 
Son regard se posa sur sa main pleine de bijoux excentriques, puis remonta sur son visage pour finir dans ses yeux bleus d’une nuit d’été. 

-    Jusqu’à notre prochaine rencontre, Till.
 

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