Chapitre 53 - Erin

Notes de l’auteur : Bonjour :D Je n'ai pas eu l'énergie de publier hier parce que j'ai passé la journée avec des poneys, mais voici le nouveau chapitre ! Avertissement de contenu : à partir d'ici, c'est la méga déprime. Blessures , combats et morts (??) sont au rendez-vous dans cet arc final, donc si vous ne voulez pas rester sur une note négative, je vous conseille d'attendre le chapitre avec marqué "fin" (parce que ça finit quand même bien, je crois?). On a aussi un peu de répit dans le chapitre 55. Bonne lecture :)

Une pluie drue tombait sur les ruines de Pied-de-Troll, lavant les cendres et gonflant la boue.

Ils n’avaient croisé aucun village occupé, depuis leur départ de la forteresse. Seulement des carcasses abandonnées, sans aucune âme qui vive. Ils ne croisèrent pas d’autres Féroces, et il semblait presque que les Cauchemars eux-mêmes s’étaient endormis.

Sur les milliers de collines de l’Abradja, ils étaient seuls.

Ce qu’Erin pressentait déjà depuis sa transformation prenait de plus en plus nettement corps sous ses yeux. Cette terre, toute cette terre, était morte depuis longtemps.
Pas seulement mourrante. Ni agonisante. Ni au bord de la chute.

Morte, et déjà enterrée. 

Alors que toutes les créatures qui vivaient sur sa surface et s’accrochaient à ses marges faisaient tout pour maintenir l’illusion. 

Ils - et elle aussi, jusqu’à ce jour - refusaient de voir le cadavre qu’ils foulaient de leur pied. 

— Il nous manque un coeur. 

— Quoi ?

Jin se retourna vers elle, sortie de sa propre rêverie morose. Elles étaient restées en retrait pendant que Nodia et les autres cherchaient dans Pied-de-Troll des indices, messages qui auraient pu être laissés pour eux. Les jumelles n’auraient pas vraiment su les reconnaître. En cet instant, elles s’étaient senties encore moins bienvenues que d’ordinaire. 

— Pour redonner vie à la terre, répondit Erin.

— Oh, euh… et où est-ce qu’on en trouve un ?

— Nous ne pourrons pas en trouver, ni en fabriquer.

Lorsqu’Erin croisa le regard de sa soeur, inquiet et perdu, elle regretta ses paroles. Elle regretta de ne pas avoir gardé pour elle ses peurs, ses certitudes, qu’elle était incapable d’adoucir.

— Qu’est-ce que tu veux dire, alors ? tenta Jin.

Erin esquissa un sourire qu’elle espérait rassurant, et tendit la main pour attraper la sienne. Jin la serra, toujours aussi perdue, et visiblement déjà épuisée. Le plus dur de leur quête, pour elle, restait pourtant encore à faire.

— Tu te souviens de ce que tu as vu, dans les souvenirs de Lo ? demanda Erin.

— Plus vraiment…

— Moi non plus. Mais plus je vis dans ce corps, plus je comprends le vide que la perte de ses souvenirs a laissé. Plus je sais que ce qu’il manque n’était pas à l’intérieur, mais à l’extérieur.

Elle regarda la pluie, cette pluie qui tambourinait sur le sol et l’érodait comme un charognard nettoyait un cadavre abandonné.

Cette pluie, elle la revigorait, mais faisait trembler sa soeur de froid. Elle raffermissait la corruption verte sous sa peau, mais donnait l’illusion que celle de Jin était plus transparente encore. Ses veines, d’un sang rougi pour tenter de se réchauffer, apparaissaient dans tous leurs motifs intriqués aux yeux du monde. Sa main dans la sienne était encore chaude.

Elle était encore chaude, mais Jin se mourrait tout de même.

— L’Abradja avait un coeur, autrefois, répondit finalement Erin. Mais il est mort. Sans cela, tout est voué à disparaître.

— Et si on ne peut ni en trouver un ni en fabriquer un ?

— Alors nous seront aussi voués à mourir. Comme les faes avant nous, les maegis disparaîtront. A croire que les gnomes nous survivront tous.

Erin sourit un peu, et Jin aussi, malgré la noirceur de cette conclusion. Sa soeur n’était pas aussi perplexe et craintive que ce qu’Erin aurait imaginé. Elle était presque résignée, plutôt.

Déjà prête à partir.

— Les hallucinations empirent, Erin. Je le vois tous les jours.

Jin n’eut pas besoin de lui dire de qui elle parlait. Erin aurait presque espérée être aussi capable de le faire apparaître sous ses yeux, aussi factice serait cette présence.

Son frère lui manquait, et la façon dont il avait disparu la remplissait de rage. Tué par sa propre créatrice, prête à se débarrasser de n’importe qui ne lui était plus utile, sans aucun état d’âme. Mais pourquoi avoir emmené les jumelles et leurs Oranimus si loin, si c’était pour les abandonner ainsi ? Quel but avaient-elles rempli, en réalité ?

Quel rôle leur restait-il encore à remplir, dans le dessein de Fenara ?

Au moins, Barty avait pu mourir avec encore un peu d’espoir au coeur. Pour elles, comme pour leurs compagnons de route, rien n’était moins certain.

— Hey ! interpella Zakaria. En route, on va au Manoir. 

L’orage tonna, et les remous lumineux qui suivirent éclairèrent étrangement leurs visages, changeant momentanément les vivants en spectres. Erin croisa le regard de Nodia, ses yeux sombres électriques sur sa peau bleue.

Elle vit sa rage, sa peine. Erin la sentit dans chaque fibre des feuilles qui couvraient désormais sa tête.

Pendant ce bref instant, qui ne dura pas plus d’un battement de coeur, elle comprit pourquoi Fenara en avait eu après la valeni. 

La réponse se tenait juste à portée de ses sens, si seulement la maegis pouvait la saisir avant qu’elle ne lui échappe de nouveau… Erin inspira avec frustration. Cette réponse, elle avait filé dans la terre, lavée par le torrent d’eau qui se déversait sur eux.

Ils retournèrent vers les Féroces, de plus en plus nerveuses à mesure que l’orage s’intensifiait et qu’ils se rapprochaient du bord du monde. La prise qu’avait Erin sur elles était de plus en plus difficile à maintenir, aussi. Parce que Fenara n’était plus si loin, à présent.

Les créatures repartirent néanmoins au galop dès que leurs cavaliers reprirent place sur leur dos. A la vitesse de leurs grandes jambes, le Manoir n’était qu’à une poignée d’heures de course. Les Féroces filèrent vers la forêt de cerisiers qui bordaient l’école de la Nuit, et lorsque le parfum sucré rempli leurs narines, elles pilèrent, refusant de faire un pas de plus.

Le bout du Monde était si proche, désormais, qu’ils n’avaient qu’à faire un pas pour entrer dans l’orage.

— Pourquoi elles n’avancent plus ? cria Zakaria pour se faire entendre au-dessus des grondements.

— Elles ont peur, répondit Erin. Il faut les laisser partir.

La maegis mit pied à terre et défit les sangles de sa monture en silence, et les autres l’imitèrent, leurs montures tendues et prêtes à disparaître au premier signal. Du coin de l’oeil, Erin vit Del entourer le museau de sa Féroce dans ses bras, et cette dernière piaffa avec un couinement triste.

— Au revoir, petite Pépite.

Elle lécha une dernière fois son scaphandre, puis bondit le plus à distance possible de la forêt, sa bave déjà lavée par la pluie. La Féroce qui avait porté Zakaria et les jumelles fut la dernière à partir : après un dernier regard avec Erin, elle rejoignit les trois autres au petit trot, puis poussa un long cri d’au revoir avant qu’elles ne disparaissent toutes les quatre derrière une colline.

— Allons-y, ordonna Zakaria avec un grand geste du bras.

Nodia fut la première à se glisser entre les arbres, son pas fébrile. La dernière fois que la valeni s’était rendue dans le Manoir, Erin le savait, les lieux avaient été totalement abandonné : pourquoi avait-elle souhaité s’y rendre, alors ?

Comme la maegis s’y attendait, la grande bâtisse était toujours aussi vide. Sans personne pour l’entretenir, le Manoir s’était délabré : le vent et la pluie s’engouffraient par les fenêtres ouvertes, des branchages furieux avaient brisé les vitraux non protégés par des volets, et toute la sente qui menait à l’entrée principale n’était qu’une mare de boue dans laquelle ils auraient peiné à évoluer. L’orage tonnait si fort au-dessus de leur tête que parler à haute voix était désormais impossible, même avec des cris.

Nodia s’arrêta quelques instants devant l’étendue boueuse, les yeux tournés vers les volets décrochés qui claquaient au vent.

Elle leur tournait le dos, alors ils ne la virent pas ouvrir la bouche. Mais Erin sentit ses épaules se tendre, ses poings se serrer.

Le cri de Nodia se perdit dans l’orage, inaudible mais bien visible, une vague d’ombre au milieu des éclairs colorés qui zébraient le ciel et teintaient les nuages.

Nodia cria, et cela ne changea rien, ni à l’état du Manoir, ni à la fureur du Tremblement. 

Lorsque la valeni se retourna vers eux, elle signa leur nouvelle destination, et Erin et Zakaria approuvèrent d’un signe de tête avant de la suivre vers le port. De la même façon qu’aller au Manoir ne leur avait servi à rien, le port non plus ne leur offrit aucun réconfort, ni aucune solution. Dans le ciel, pas une voile n’était visible, et pour une bonne raison. Naviguer par un temps pareil était dangereux dans des circonstances ordinaires. Cette année, la fureur du Tremblement aurait écrasé n’importe quel vaisseau contre la falaise.

Suzette et Sia n’osaient même pas décoller du sol autrement que pour sautiller de quelques pas. Lorsqu’ils débouchèrent sur le quai, sans les arbres pour les abriter un minimum du vent, Sia aurait même été emportée si un sortilège de Jin ne l’avait pas retenue, et le petit corbeau rejoignit la sécurité des grands bras de Tsisco. Suzette avait attrapé le manteau de Zakaria avec son bec, déterminée à ne pas devoir imiter la jeune Oranimus.

En cet instant, ils n’eurent besoin ni de crier ni de signer pour savoir ce qu’ils pensaient tous. Sans bateau, ils ne pouvaient pas traverser cet orage. Même s’ils en avaient eu un, la traversée pourrait leur coûter la vie bien avant qu’ils n’atteignent les châteaux volants et leurs milliers d’enchantements qui maintenaient leurs habitants confortablement à l’abri de la tempête.

Peut-être que c’était pour cela, que Fenara ne les avait pas craints. 

Qu’importe qu’ils soient venus jusqu’ici. Sans bateau, ils n’iraient pas plus loin.

— ERIN !

La maegis cligna des yeux. Elle avait à peine perçue la main de sa soeur sur son bras, les sens engourdis par la pluie sur ses feuilles et ses épines. Lorsqu’elle s’enracina de nouveau dans ses sens, elle comprit aussitôt pourquoi Jin l’avait secouée, et pourquoi les autres autour d’elles avaient sortis leurs armes.

Ils n’étaient plus seuls.

Tout au bout du quai, du haut de la première colline, avait surgit une trentaine de chasseurs. 

A couvert ! signa Zakaria. Dans la forêt !

Dans le battement de coeur avant que ses jambes ne commencent à courir, Erin reconnut une silhouette parmi les chasseurs. Orane était de retour. 

Et à ses côtés, d’autres valenis avaient sortis contre eux les armes aux côtés des chasseurs. 

Que faisaient-ils ici ?

Pourquoi se battaient-ils pour Fenara ?

Elle n’eut pas le temps de trouver la réponse. Ralentis par la pluie et le sol boueux, Erin et ses compagnons arrivèrent péniblement à l’abri des arbres. Ici, au moins, le vent aurait moins de prise sur eux, et ils pourraient davantage exploiter la forêt et ses ombres, à défaut d’avoir l’avantage du nombre.

Les premières flèches fusèrent, et l’une d’elle ricocha sur la queue de Tsisco, emportant avec elle plusieurs écailles sans s’y planter. 

Au souffle suivant, c’était un sortilège qui les touchait. La combinaison de Del se déchira au niveau des côtes, et le maegis tomba, aussitôt ramassé par Sehar.

Tout allait bien trop vite, mais Erin comprit une chose. 

Soit ils tenaient un siège dans le Manoir, jusqu’à se faire tuer ou capturer…

Soit ils trouvaient un bateau, et vite.

Et puisqu’ils n’y en avaient aucun à portée de main, ne restait plus qu’à l’inventer.

Protégez-moi ! 

Jin relaya son message alors qu’Erin se dirigea non pas vers le Manoir, mais vers la partie de la forêt qui longeait le bord du monde. Dès qu’elle fut assez proche, elle se laissa tomber à terre, et plongea ses mains dans la boue, plongea sa magie dans la terre, la laissa couler de ses veines à ses racines. Elle n’eut pas besoin que Lo la guide ni lui dise quoi faire.

En cet instant, Erin savait ce qu’elle était. Ce dont elle était vraiment capable.

Elle arracha ces arbres qui donnaient l’illusion de la vie, ces arbres qui n’étaient que des fantômes de bois et de feuille. Elle les arracha, les tordit, les reforma. Leurs branches craquaient, hurlaient, rugissaient. Le vent sifflait et arrachait les derniers fruits et l’écorce qui s’accrochaient encore, mettant à nu la chair sucré des arbres.

La bataille derrière elle, autant que celle à venir, elle les oublia. Le ciel tonna dans ses oreilles et la pluie fit couler la pulpe et la sève au loin, emportant avec elles tout ce qu’il restait de doutes et de questions.

Dans cette chair végétale qui répondait à ses moindres pensées, Erin façonna un navire.

Pas un bel ouvrage, elle le savait. A peine une barque, mais une barque qui résistera à la tempête aussi sûrement que les meilleurs navires de la flotte maegis.

Elle le savait, parce qu’elle y avait déversé toute sa magie, tout et plus encore, tout ce qu’elle avait tiré de la terre et d’ailleurs, tout ce qu’elle avait volé et détruit.

Pour construire cette barque, elle avait détruit la forêt, et laissé la forêt la détruire en retour.

— Partez ! ordonna-t-elle.

Le vent porta sa voix jusqu’aux oreilles de ses soeurs, et lorsqu’Erin vit le visage de Jin, moucheté d’un sang qui n’était pas le sien, ses cheveux blancs maculés de boue et une plaie béante sur le bras, elle aurait voulu avoir l’énergie de détruire les chasseurs. 

— Partez ! Maintenant !

Zakaria n’hésita pas à grimper sur le navire monstrueux qu’elle avait bâti, et y entraîna les autres à sa suite. Tous, sauf Jin et Sia, qui refusaient de partir. Peut-être avaient-elles compris qu’Erin ne pourrait plus bouger. Peut-être avaient-elles vu que ses mains ne quitteraient plus la terre, à présent.

Mais sans Jin, tout ce qu’ils espéraient accomplir serait réduit à néant.

— Partez, répéta Erin. Partez…

— Non ! Relève-toi, Erin ! supplia Jin.

Sa soeur ne bougerait pas. Elle n’avait pas le temps de la convaincre, de lui expliquer que c’était la seule solution. Alors elle lui sourit simplement, et murmura dans la tempête.

— Adieu, Jinny.

Dans la chair du navire, des lianes grandirent et enlacèrent brutalement Jin et Sia. Les deux soeurs se débattirent alors que le vaisseau s’éloignait déjà du bord, mais c’était trop tard.

Elles ne resteraient pas ici, à ses côtés. Face aux chasseurs, Erin serait…

— Tu me fais le même coup et je t’arrache les bras avec les dents, magos.

Elle leva les yeux vers la voix sifflante au-dessus d’elle. Obnubilée par ses soeurs, Erin n’avait pas vu Ressa rester en retrait. 

— On te tient, petite maegis.

Non. Non, non, non ! Tsisco aussi était resté. Tous les autres avaient rejoints le navire, mais c’était déjà deux de trop. Erin aurait dû être seule ici, en cet instant. C’était la décision la plus logique, s’ils voulaient réussir. Ils avaient besoin de la force et de la magie des kévriens, de la surprise et du chaos que leur présence aurait causé dans la Toile. Ils ne pouvaient pas rester là !

Mais Erin n’avait plus la force d’invoquer de nouvelles lianes, et le bateau était déjà trop loin, emporté par le vent au milieu des nuages noirs. Lentement, méthodiquement, les chasseurs les encerclèrent, ne leur laissant aucune issue pour s’échapper, Orane à leur tête, un sourire triomphant aux lèvres. 

Tsisco et Ressa resserrèrent leur garde, prêts à la protéger alors qu’il aurait mieux valu qu’ils la laissent mourir. Elle aurait tant aimé pouvoir leur dire qu’ils étaient restés pour rien, qu’ils ne défendaient plus personne, plus vraiment. Après ce qu’elle venait de faire, plus rien ne pourrait sauver Erin.

Elle ne survivrait pas à l’orage, elle le savait. Tsisco et Ressa non plus.

Les kévriens défendaient un fantôme. 

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Nanouchka
Posté le 22/07/2022
Quelle claque, cette dernière phrase de chapitre !
Les images sont fortes. On suit l'action et le mouvement facilement.
D'une certaine façon, c'est une perte qui me semble "facile", dans le sens où les jumelles ont paru condamnées à de multiples reprises. Qu'on les a rencontrées en dernier. Et qu'elles connaissent le deuil. On sait que Jin continuera à se battre.
AnatoleJ
Posté le 23/07/2022
Très intéressant cette idée de la perte facile et la façon dont tu interprètes la façon comment elle sera accueillie... je n’en dis pas plus pour le moment ^^
Vous lisez