Chapitre 5 : Quatre

Les mains de Lohan agrippèrent son visage recouverts de bandages. Elles les griffèrent, les arrachèrent presque.

— Messire, ça ne va pas ? s’exclama Sethy qui l’avait rejoint dans sa tente.

L’Ombre ne répondit pas. Grimaçant, il se repassait la scène. Il en était sûr désormais, celle qu’il avait blessée n’était autre que la sœur d’Asha. Comment pouvait-elle l’avoir retrouvé, si loin au bout du monde ? Elle avait eu l’air très mal en point… Et si elle succombait aux blessures qu’il lui avait infligées ?

— Vous devriez vous asseoir…

Il avait envie de les déchirer, ces foutus bandages. De labourer son visage.

Il avait encore trahi Asha.

— Messire !

Il sursauta en entendant le cri de Sethy. Il avait étendu ses ombres sans le vouloir. Alors qu’il allait les rétracter, il réalisa quelque chose.

Le sol mouillé. Il le sentait. Il le percevait au travers de son pouvoir.

Il déglutit, prit quelques longues inspirations, avant de se concentrer. Il étendit une chape fine d’ombre autour de lui.

— Que… que faites-vous ?

Il ne répondit pas. Il venait de sentir la dureté des sandales de Sethy. Cette sensation familière lui rappela ce jour où il l’avait cherché dans les jardins d’Hekkora.

— Tu ne crains, lui assura-t-il.

Il propagea encore son pouvoir. Il remonta le long des jambes du prince. Lohan pouvait percevoir le volume de ses genoux. De même, il localisa ses sacs de voyages posés à gauche, sa natte de couchage pliée dans un coin. Il atteignit bientôt les rebords de la tente qu’il grimpa avidement. Parallèlement, ses ombres caressèrent le visage de Sethy.

— Mess… Lohan…

— Un instant, s’il te plaît.

Il sentit les lèvres frémissantes du jeune garçon, l’angle de ses pommettes. Ses ombres dansèrent entre ses innombrables tresses, avant de s’attarder sur ses yeux écarquillés. Lohan sentit un soulagement étrange le submerger. Il lui semblait qu’il voyait et touchait en même temps. Son environnement vide se combla de détail.

— Lohan… gémit Sethy. Je ne vois plus rien… tout est noir…

— Pardon, je ne voulais pas te faire peur.

Il retira ses ombres avec regret, retrouvant la vacuité de sa nouvelle cécité.

— Pourquoi… avez-vous fait ça ?

— Je t’expliquerai plus tard. Ça va ?

— Oui… mais c’était effrayant. Toute la tente s’est recouverte d’ombres.

— Je vois. Désolé.

— Je m’en remettrai…

Lohan tendit la main, le prince s’approcha pour la lui saisir.

— Vous êtes bizarre parfois.

— Je ne peux pas te contredire.

— Comment se sont passées les négociations avec les Sylviens ?

— Bien. La trêve a été conclue.

— Alors pourquoi vous avez l’air troublé ?

— J’ai… c’est compliqué.

— Vous ne voulez pas m’en parler ?

— Je… je ne préfère pas.

— D’accord.

Son ton presque froid serra la gorge de Lohan.

— Tu m’en veux ?

— Un peu, sans doute.

— Je n’aurais pas dû expérimenter mon pouvoir sur toi, comme ça.

— Je ne parle pas de ça.

— De… ce que je ne veux pas te dire ?

— Oui.

— J’ai besoin d’avoir mes secrets.

— Moi, je vous ai parlé de tout.

— C’est vrai, et je te remercie pour cette confiance.

— Alors vous, vous ne me faites pas confiance ?

— Si, Sethy, je te fais confiance. Mais…

— Mais ?

— Je suis fragile, je crois. Et parler de ses secrets est dangereux.

— Vous, fragile ?

Le jeune garçon fronça les sourcils et l’examina de haut en bas.

— Jusque là vous ne m’avez pas paru faible.

— Faiblesse et fragilité, ce n’est pas la même chose.

— C’est vrai. Alors je dirais que je suis d’accord.

— Tu es d’accord ?

— Que vous êtes fragile.

— Mmmh, je ne sais pas comment je dois le prendre.

— Comme vous voulez. Je me dis juste un truc.

— Quoi donc ?

— Beaucoup de gens sont fragiles.

— C’est sans vrai…

— Moi par exemple, je suis fragile ET faible.

— Alors là, non.

— Non ?

Lohan posa une main chaleureuse sur l’épaule du prince.

— Tu es beaucoup plus fort que ce que tu crois.

— C’est facile de dire ça, je pourrais vous dire la même chose.

— Et tu aurais peut-être raison.

— Je suis l’héritier de Hêk, j’ai forcément raison.

— D’accord, alors disons que nous sommes tous les deux plus forts que ce que nous pensons.

— Ça me va.

Lohan sourit

— Merci, Sethy.

— Je vous en prie.

Le jeune garçon se détourna.

— Je vais voir le prince Azad, il disait vouloir me parler de notre alliance.

— Bonne chance, s’esclaffa l’Ombre.

Sethy eut un instant de silence.

— Merci, souffla-t-il avant de sortir de la tente.

La toile se referma, calfeutrant le bruit de la pluie incessante. Lohan tâta sa propre main, là où s’évanouissait la chaleur du jeune prince. Il se concentra et fit monter ses ombres le long de son corps. Il les sentit glisser contre son bras, puis entre ses doigts et sa paume. Il perçut chaque détail de sa peau, le contour de ses ongles, mais aussi les plis de sa main.

Pris d’un regain d’énergie, il s’assit en tailleur et inspira profondément.

Il étendit ses ombres, et le monde s’ouvrit bientôt à lui.

 

*

 

Sethy courut pour échapper à la pluie. Ce fut vain, il était trempé en entrant dans la tente qu’il partageait avec Azad.

L’héritier de Naotmöt releva nonchalamment la tête vers lui, la bouche accrochée à l’embout d’un narguilé. Des volutes de fumée ondulaient dans l’abris. Sethy fronça le nez mais s’approcha néanmoins de son homologue.

— Comment va l’Ombre ? s’enquit ce dernier.

— Pas… très bien.

— Moins bien qu’avant les négociations avec les Sylviens ?

— Je crois, il semblait troublé. Ses ombres se sont répandues dans tout la tente.

— C’est fâcheux…

Azad inspira une bouffée, ses yeux se perdirent dans une langueur brumeuse.

— Fâcheux ? grinça Sethy.

— Il dirige cette expédition, son état mental est important…

Ses mots se trainaient comme des mules en fin de vie.

— Vous ne trompez personne, prince Azad.

L’intéressé exsuda un nuage soupirant.

— Plaît-il ?

— Vous vous inquiétez pour Messire Lohan.

— Mmmh.

Sethy se serait attendue à ce qu’il réfute, mais il se contenta de s’étaler encore plus sur ses coussins richement brodés. Le jeune garçon se pinça la lèvre.

— Pourquoi vouliez-vous me parler, prince Azad ?

Ce dernier se redressa un peu. Il leva un doigt presque sentencieux en l’air.

— Déjà, arrêtez de m’appeler « prince ». Ni moi ni vous ne le sommes, désormais.

— Nous allons reconquérir nos empires, alors pas question d’abandonner nos titres.

— Ce n’est pas ce que je voulais dire.

Il fit une pause pour aspirer une bouffée de fumée.

— Je veux dire que nous ne sommes plus princes, car nous sommes empereurs.

Le jeune garçon se tendit.

— Véra… rien n’est prouvé.

— Ne faites pas l’enfant.

— C’est une Impératrice qui règne sur Hek-Rê.

— Plus maintenant.

Sethy serra les poings.

— Si c’est pour m’accabler ainsi, il aurait mieux valu ne pas me faire venir !

— Pardon, pardon, ne partez pas.

Azad souffla bruyamment avant de daigner s’asseoir.

— Ce que je veux dire, c’est que c’est entre nous que l’alliance est conclue désormais. Il convient d’en redéfinir les termes puisque nous n’allons de toute évidence pas nous marier.

Le Hêk s’assit lui aussi, malgré la tension qui enfermait son corps.

— En effet, chevrota-t-il, je suis promis à ma sœur, Miane.

— Si l’alliance ne se fait pas par une union marital, elle doit être renforcée par autre chose.

— Quelle est votre proposition ?

— Laissez-moi vous poser une question, d’abord…

Azad fit un étrange mouvement de paupière, sans doute causée par toute la fumée qu’il ingurgitait. Il parut absent un instant.

— Êtes-vous déterminé à ce que les Empires Jumeaux s’unissent et commandent une rébellion commune depuis Caèrne ?

— Bien sûr ! s’écria Sethy.

Il baissa à nouveau la tête.

— C’est ce que Véra… voulait, ajouta-t-il en tremblant.

Son interlocuteur hocha la tête.

— Bien, je vous ferai part des termes de notre alliance un autre jour.

— Pourquoi donc ?

— Je les ai oubliés.

— Qu…

Sethy secoua la tête.

— C’est à cause de votre fumée, ça.

— Peut-être…

Le regard du Talien parcourut le tissu de la tente comme s’il pouvait y lire quelque chose.

— Vous en voulez ? proposa-t-il de sa voix pâteuse.

— Non merci.

— Ça soigne le cœur.

— Mon cœur va très bien.

— Vous ne trompez personne, empereur Sethy.

Le jeune garçon lui lança une œillade courroucée. Azad sourit d’un air goguenard.

— Goûtez, et vous oublierez vos peines.

Après une hésitation, le Hêk approcha ses lèvres de l’embout. Il inspira. Un air rance agrippa sa gorge, le faisant bondir en arrière.

— Aah… c’est immonde ! toussa-t-il.

Son homologue partit dans un grand éclat de rire.

— Vous êtes ridicule, pesta le jeune garçon.

Furieux, il s’en alla. Mais lorsque la pluie le frappa de nouveau, il se mit à envier le sourire d’Azad.

 

*

 

La pluie avait un peu faibli. Juste un peu.

Keira arrivait désormais à se redresser. Elle était adossée contre un arbre. Elle fixait sa sœur.

— En se relayant pour porter les blessés, nous devrions être de retour au port à temps. Qu’est-ce que tu en penses, Jildaza ?

Cette dernière hocha la tête.

— Il nous reste une lune. Même à allure lente, c’est faisable.

Autour d’elles, les Sylviens écoutaient en silence, atones. Mais pas Keira.

— N… on… siffla-t-elle.

Toutes les têtes se tournèrent vers elle. Elle parlait pour la première fois depuis l’attaque.

— On… doit… se battre…

Elle n’avait pas vraiment de voix, mais un sifflement étouffée. Elle articula exagérément pour qu’ils comprennent. Les visages se firent encore plus graves qu’ils ne l’étaient déjà. Ealys se pinça les lèvres.

— Tu sais très bien qu’on ne peut pas, Keira. Nous ne pouvons pas les battre. Et si nous tardons trop, le bateau partira sans nous et nous serons bloqués ici.

La Hekaour se sentit trembler de rage. Ses sourcils s’enfoncèrent sur ses yeux.

— Non ! parvint-t-elle à grogner. Les… tuer…

Sa sœur secoua la tête.

— Nous mourrons en vain.

— Et la mission que l’Élue nous a confiés ? reprit Idris.

— Nous ne pouvons pas l’accomplir. Les humains se sont emparés du Pilier, le détruire après leur passage ne servirait à rien, ils auront copié ses écritures.

La guerrière du Fossa baissa son menton anguleux vers le sol.

— Alors, c’est un échec ? énonça-t-elle.

Un silence pesant se pressa sur les épaules des Shelkas.

— Nous trouverons un autre moyen, souffla Ealys, il le faut.

Keira éructa.

— Moi… reste ici…

L’Arsalaï tourna vivement la tête vers elle.

— Seule ? Bloquée sur cette île ?

Elle opina gravement.

— C’est hors de question ! Tu mourrais !

— Co… comment… s’insurgea Keira.

Ealys se leva pour aller se planter face à elle.

— En tant qu’Arsalaï, je t’ordonne de nous suivre !

La Hekaour se courba, ses dent serrées grinçaient. Sa sœur enfonça son regard humide mais déterminé dans le sien.

— Je n’ai pas pu protéger Asha, mais toi je ne te laisserai pas mourir.

Elle se détourna nerveusement vers les autres.

— Préparez vos affaires, nous partons demain à l’aube !

Le groupe acquiesça timidement. Des œillades inquiètes glissaient vers Keira qui fulminait.

— Te… déteste… lança-t-elle à sa sœur.

L’Arsalaï l’ignora.

 

*

 

La faille était infinie. Asha en parcourut le rebord vertigineux dans l’espoir qu’une passerelle lui permettrait de rejoindre son Sanctuaire. Elle ne trouva que du vide. Cette recherche vaine sembla durer des lunes, des années. Mais le temps était inconstant dans ce monde. Lorsqu’elle retourna à l’embouchure du ruisseau, rien n’avait changé. Elle décida alors de rebrousser chemin.

Elle grimpa une pente qu’un incendie avait ravagé. Ses pieds s’enfoncèrent profondément dans la cendre.

Elle rampa dans la grotte. Le ruisseau éclaboussait son visage, la poussant en arrière. Elle glissa plusieurs fois. Elle s’égratigna sur les rochers.

Elle franchit pesamment les marches qui menaient jusqu’à l’autel sacrificiel. Son cœur se tendit en passant devant le piquet.

Elle repoussa du bras les branches douces du saule pleureur. Le cygne noir était là. Il lui donna le courage d’avancer jusqu’à la source du ruisseau.

Il n’y avait rien à cet endroit. Le cours d’eau émergeait de la terre, égal à lui-même. Le rocher sur laquelle la couleuvre dormait n’avait pas bougé d’un pouce. Et autour, les sous-bois noirs se faisaient toujours aussi terrifiants. Elle détailla chaque parcelle du paysage dans l’espoir d’y découvrir un indice. Rien ne vint.

Furieuse, elle fit demi-tour. Elle balaya le rideau de feuilles du saule. Là, le cygne releva gracieusement la tête vers elle.

— Dis-moi où je dois aller ! s’angoissa-t-elle. S’il te plaît…

L’animal le considéra pendant un bon moment. Ses petits yeux se fondaient dans son plumage sombre. Puis, il tendit le bec vers le sentier cheminant près du cours d’eau.

— J’ai déjà fait ce chemin, j’ai…

Elle ne finit pas sa phrase. Son regard s’était posé sur le sentier parallèle qui s’éloignait du cours d’eau. Elle déglutit.

— Merci, souffla-t-elle avant de s’y engager.

Le chemin, plus petit et sinueux, la perdit dans les sous-bois. Néanmoins, l’obscurité ne la dévora pas. Elle fit un pas, puis un autre, elle tremblait. Les buissons se pressaient autour d’elle comme s’ils voulaient l’étouffer. Le sol était plus dur. Elle hasarda un regard vers un morceau de ciel vide au-dessus d’elle. Il lui sembla différent, sans qu’elle ne sache en quoi.

Mais le sentier finit par s’élargir. Une silhouette anguleuse apparut entre les frondaisons. Asha s’arrêta brusquement. Elle avait reconnu sa maison sylvienne. Cette petite cabane sur pilotis qui avait accueillit son sommeil durant des années. Elle s’avança, attirée par cette vision lointaine. La dernière fois qu’elle l’avait vue, c’était quand elle l’avait quittée pour retrouver Conan.

Elle caressa le bois, les larmes piquaient ses yeux.

— Bienvenue.

Asha eut un violent sursaut. Elle recula lors qu’une ombre émergeait de la maison.

— Séla… ? murmura-t-elle.

Mais la chevelure de l’inconnue n’avait pas la flamboyance de celle de sa mère. Elle était simplement brune. Alors pourquoi l’avait-elle confondu ?

— Je m’appelle Mosha.

Sa voix s’écoulait comme du miel, douce et réconfortante. Elle se dégagea de l'ombre de la maison pour présenter son visage.

Asha se tendit encore en avisant ses traits étranges. Il y avait de Séla, là-dedans, mais surtout d’elle-même. Elle avait souvent examiné son reflet dans l’eau des rivière, se demandant si c’était bien ça, « moi ».  Ce visage-là ressemblait à ce fameux « moi » tout en étant totalement étranger.

L’inconnue s’approcha, un sourire chaleureux flottait sur ses lèvres. Elle portait une ample robe couleur crème et toutes les parures rituelles. Ses cheveux bruns s’ornaient d’une lueur rousse, savamment ondulés au contraire de la tignasse ébouriffée de son interlocutrice.

— Qui es-tu ?

— Je viens de te le dire.

Asha fronça les sourcils.

— Existe-tu réellement ?

— À mon sens oui. J’existe ici, et occasionnellement dans le monde tangible.

— Occasionnellement ?

— Quand tu me laisses ta place.

Mosha s’avança.

— Tu trouves que je te ressemble, non ?

— Oui…

— C’est normal. Nous vivons dans le même corps.

— Le même…

Asha s’appuya contre la maison.

— Je suis née lorsque Maman est partie, poursuivit Mosha. Mais je n’ai émergé qu’à la naissance d’Eryn. Je n’avais moi-même pas conscience de mon identité avant qu’elle ne me le fasse remarquer.

— Eryn ?

— Elle a de grands pouvoirs.

— Je ne comprends pas.

— Tu n’es pas seule, Asha. Tu ne l’as jamais été.

L’intéressée secoua la tête.

— Je…

— Plusieurs personnes vivent ici. Il y en avait neuf, avant. Désormais il n’en reste que quatre, dont toi et moi.

— Quatre… mais il me reste cinq vies.

— Plus maintenant. L’une d’entre nous s’est sacrifiée pour te permettre de revenir de l’autre côté du Voile.

— Chaque résurrection…

— Se fait au prix d’une de tes identités, oui.

Mosha la saisit tendrement par les épaules pour l’aider à s’asseoir.

— Mais je ne vous ai jamais remarqués…

— Nous n’avions pas remarqué que nous étions différents de toi. Seule moi et l’Autre l’avons réalisé.

— L’Autre ?

Le visage de Mosha s’assombrit.

— Je ne la vois que peu, mais je sais qu’elle nourrit beaucoup de ressentiment. C’est probablement celle qui est la plus différente de toi.

— Je ne comprend pas… répéta Asha, mais ce n’était plus si vrai.

Son autre identité l’étreignit.

— Ça fait longtemps que j’attends ta venue, tu sais.

— Pourquoi ?

— Tu es la dernière vie. Et la première, en quelque sorte.

— Comment ça ?

— C’est un sentiment que Plume, moi, et probablement la sacrifiée partageons, mais je ne pourrais pas te l’expliquer. Disons que jusqu’à présent, nous ne vivions qu’à travers toi.

— La sacrifiée…

— J’ai oublié son nom lorsqu’elle a disparu. Comme ceux de tous les autres. J’ai compris ce qu’elle a fait en te voyant revenir du Silh.

— Mais tu disais que j’étais la dernière…

— La dernière vie, oui. Mais là, le corps n’est pas mort. Tu as simplement détaché ton essence de lui.

— Mon essence…

Asha blêmit.

— Mais c’est impossible sans mourir…

— Je crois que c’est à cause du Voile, tu t’es engouffrée dans une brèche qui s’est ensuite refermée derrière toi.

— Mais… et vous ?

— Nous faisons aussi partie de l’essence. Nous avons été emportés avec toi dans ton désir de sauver Lohan et Keira. Seule la sacrifiée a réussi à garder un ancrage avec le corps, j’ignore comment. C’était la cinquième vie.

Asha se prit la tête dans les mains.

— C’est…

— Beaucoup d’informations, oui. Je m’en excuse. Mais je veux que la sacrifiée n’ait pas œuvré en vain. Je crois comprendre pourquoi le Sanctuaire, et par extension le corps, ne nous est toujours pas accessible. Il faut réunir l’essence, toute l’essence.

Asha n’avait plus la force d’en écouter plus, mais Mosha poursuivit.

— Il faut que l’on réunisse toutes les identités restantes. Moi, toi, Plume et l’Autre. Tu es d’accord ?

— Je… je ne sais pas…

— S’il te plaît.

Mosha serra sa main autour de la sienne, lui transmettant un peu de sa détermination. Asha finit par hocher faiblement la tête.

— Plume, tu peux venir, murmura alors la jeune femme en robe.

Un petit visage émergea de l’angle de la cabane. Une frimousse pleine de taches de rousseur surmontée d’une chevelure plumeuse. Elle s’avança timidement sur ses petites jambes.

— C’est…

— Elle ressemble au corps jeune, oui.

Plume se plaça face à Asha, ses grands yeux bleus piqués de paillettes dorées l’absorbèrent.

— Bon… bonjour… lança-t-elle, hésitante.

Asha ne répondit pas tout de suite.

— Tu es grande, remarqua alors la fillette.

Son interlocutrice ressentit une chaleur acérée se répandre dans la poitrine.

— Pas… pas tant que ça, tu sais.

— Si, par rapport à moi.

— Tu es plus jolie.

— C’est Keira la plus jolie.

— Tu… connais Keira.

— Bien sûr. Et Kurtis, et Ealys. Et Papa et Maman.

— Maman… ?

— Séla. Mosha m’a dit que pour vous elle était plus là, mais moi je passe tout mon temps avec elle.

Les larmes affluèrent dans les yeux d’Asha.

— Tu as de la chance.

La petite haussa les épaules.

— Mosha m’a dit que dehors, dans le vrai monde, il y avait de la neige.

— Sans doute, c’est la saison froide.

— J’aimerais beaucoup jouer dans la neige. Je voudrais me faire une jolie robe de flocons, comme celle Mosha.

— Tu es mignonne, commenta cette dernière en ébouriffant les cheveux de Plume.

— Est-ce que tu es d’accord ? reprit la fillette à l’attention d’Asha. Pour qu’on se fasse une robe de flocons dans le dehors ?

L’intéressée se mordit les lèvres pour qu’on ne les voit pas trembler.

— Mosha.

— Oui ?

— Pour retrouver le Sanctuaire, il faut que je rencontre tout le monde ici, c’est bien ça ?

— C’est mon hypothèse.

— Il ne reste donc que l’Autre.

— C’est exact.

Plume alla se blottir derrière Mosha.

— Tu vas aller chez elle ?

— On dirait bien.

Elle me fait très peur. Elle veut me manger.

— Te manger ?

La fillette grimaça et enfouit son visage dans la robe de Mosha. Son interlocutrice n’insista pas et se releva.

— C’est d’accord, déclara-t-elle. Nous pouvons essayer.

— Tu as l’air triste, remarqua Plume.

— Je ne sais pas trop quoi penser ni ressentir, à vrai dire.

— Du courage ?

— J’essaie.

— J’en ai pas beaucoup mais je te le donne, si tu veux.

— Merci.

— Tu vas en avoir besoin, ajouta Mosha. Ni moi ni Plume ne pouvons l’approcher. S’il y a une personne capable de la joindre, c’est toi.

Asha hocha la tête.

— Le deuxième sentier près de la grotte mène à elle, c’est ça ?

— Je pense.

— Alors, à plus tard.

— Nous t’attendrons à l’embouchure du ruisseau.

— Reviens vite ! s’écria Plume.

Asha ne voulut rien lui promettre. La tête emmêlée dans un tas de questions et d’émotions bouillonnantes, elle s’engouffra de nouveau dans les sous-bois.

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