CHAPITRE 5 : Kolyan et le Conseil

 

Ils veillèrent la défunte toute la nuit, n'échangeant que des regards vides de larmes, à force d'avoir trop pleuré. Ander ne partagea avec personne les dernières paroles de sa mère. Dévasté, Kolyan fixait souvent Ander, tout en fuyant son regard dès que le jeune homme s'en apercevait. Les guérisseuses biomanciennes toilettèrent le corps et organisèrent la veillée, disposant une forêt de bougies dans toute la pièce. Malgré l'inconfort des fauteuils, chacun sombra peu à peu dans le sommeil, alanguis par les parfums d'encens.

Lorsqu’Ander se réveilla épuisé, les muscles endoloris, le corps de sa mère ne gisait plus sur le lit soigneusement refait. Kolyan aussi était absent, mais Jord et Tiana dormaient encore, recroquevillés dans leurs fauteuils. Il se leva tant bien que mal et sortit en quête de son oncle. Dans le couloir, les deux gardes de faction s'inclinèrent :

— Bonjour, Messire. Toutes nos condoléances.

— Messire ? interrogea Ander.

— Vous êtes le neveu du roi, Messire. Le protocole !

— Ah... Oui...

Encore sous le choc, Ander réalisa qu'il avait du sang royal, dont à vrai dire il se fichait. Les gardes se regardèrent en coin, puis reprirent :

— Nous avons ordre de vous escorter jusqu'aux appartements privés du Roi. L'organisation des funérailles est sa priorité.

— Et ma sœur, mon père ?

— Ils seront accompagnés dès leurs réveils dans leurs propres appartements, vous les rejoindrez plus tard.

Ander les suivit sans discuter. Bien que ne connaissant rien de Kanera, ni ses usages ni même son Roi, il se devait de faire confiance à ces étrangers. Les dernières paroles de sa mère l'avaient cependant beaucoup troublé. Sa mort déjà insupportable vu les circonstances des retrouvailles, laissait mille questions sans réponses s'entremêlant dans sa tête. Quel était ce pouvoir dont elle avait parlé ? Était-ce la faculté de lancer des sorts de haut niveau dont Pitare s'était inquiété ? Est-ce que les scoviens le pourchassaient déjà ? Qui était ce traître dont elle avait fait mention ? En qui pouvait-il avoir confiance ici ?

Il sortit de l'hôpital et se retrouva dans une immense cour intérieure, pavée de grandes dalles de pierre gris clair, entourée de plusieurs bâtiments à colonnes de marbre blanc magnifiant le ciel bleu et froid. Parterres de fleurs, arbres finement taillés, haies colorées et statues ornaient le périmètre. Au centre se dressait une imposante sculpture, représentant un vieil homme barbu en armure d'apparat, tendant les mains vers une cité en miniature semblant surgir du sol. Un des gardes remarqua l'émerveillement d'Ander :

— C'est Begtarva, l'ancêtre de la famille royale, le fondateur d'Oulane, et le premier magicien au pouvoir dans l'histoire de Kanera.

Ils se dirigèrent vers une haute bâtisse circulaire, crénelée et coiffée de tours à imposants dômes de cuivre rutilant. L'endroit était bondé de civils et de militaires, et les parvis regorgeaient de carrosses et de créatures étranges. Ander et son escorte entrèrent dans un grand hall, franchissant une immense double-porte en métal, et se frayèrent un chemin parmi la foule jusqu'au centre occupé par un grand cylindre trouant le plafond élevé. À l'intérieur, un vieil homme vêtu d'une robe rouge et d'un capuchon assorti était avachi sur sa chaise, les pieds sur un bureau. Il interpella les gardes en se lissant la barbiche :

— Bonjour. Quel étage, messieurs ?

— Bonjour Markel, le dernier, s'il te plaît.

L'ancêtre fixa Ander avec dédain :

— Qui est ce jeune énergumène sorti d'on ne sait quelle cambrousse de Kanera ?

— Hum... C'est le fils de Calicia. Le neveu du Roi, répondit le garde, mal à l'aise.

Le vieux Markel bondit de sa chaise, blanc comme un linge. Il épousseta le bureau à l'endroit où se trouvaient ses pieds une seconde plus tôt, et, droit comme un i, bredouilla :

— Pardonnez-moi, Messire, je ne savais pas, quel idiot je suis...

— Heu... ce n'est rien.

Il fit une profonde révérence devant Ander, aussi gêné que lui. Un des gardes s'impatienta :

— Nous sommes pressés, Markel !

Le vieil homme se redressa, se confondant en excuses, puis tendit les mains vers le sol, fronçant les sourcils. La grande plaque ronde qui formait la base de la salle et sur laquelle se tenaient les quatre personnages vibra doucement, puis s'éleva dans les airs, longeant le haut mur circulaire. D'abord paniqué, Ander plia les genoux et tendit les bras pour ne pas tomber. Un garde vint entourer ses épaules pour l'aider à surmonter le tournis. La surprise passée, il goûta à cette prouesse magique, apparemment si banale dans ce pays, puis son attention se porta sur les longues fenêtres en ogive qui semblaient descendre vers lui avant d'être avalées par le sol. Avant de disparaître, ces ouvertures révélaient l'ensemble des jardins du palais, puis ses toits, le mur d'enceinte et enfin, et au-delà du mur, la grande cité. Ander n'en crut pas ses yeux, le paysage lui coupa le souffle. Le palais, juché en haut d'une colline, surplombait la ville dense et tortueuse, dont la majorité des bâtiments étaient dotés de murs crénelés blancs et de toits de cuivres pointus. Çà et là, des quartiers aux toits éclatants laissaient place à des teintes bleu-vert dues à l'oxydation et à l'effet du temps. Aux pieds de la ville s'étendait un lac titanesque, d'un bleu étincelant, couronné à l'horizon de collines à peine visibles. Le ciel azuré était piqueté de nuées d'oiseaux blancs et de légers nuages qui s'effilochaient comme du coton. Un des gardes se plut à jouer au guide touristique :

— Voici Oulane, Messire ! La capitale de Kanera. Et le lac Bakale, long de plus de 600 kilomètres. C'est notre principale réserve de nourriture, et un réservoir d'eau douce inépuisable. Il est si immense qu'une dizaine de grandes villes Kanerantes le borde, la plus proche de nous étant à peine visible.

La plaque s'immobilisa doucement et Markel s'affala sur sa chaise, exténué. Ils étaient sur le seuil d'une lourde porte en métal gravé, surveillée par deux autres gardes qui ouvrirent le battant. Le petit groupe pénétra dans un vaste et luxueux salon. Ander fut surpris par la chaleur ambiante et les arômes de thé parfumant la pièce. Derrière un imposant bureau, Kolyan arrêta d'écrire et, levant la tête vers le groupe, il sourit :

— Bonjour Ander, assieds-toi. Veuillez nous laisser, messieurs.

Les gardes obtempérèrent en s'inclinant tandis qu'Ander prenait place devant son oncle, dans un fauteuil spacieux propice à l'assoupissement. Kolyan le fixa de ses yeux bleus fatigués :

— Comment te sens-tu, mon cher neveu ?

— Perdu... déboussolé.

— Je comprends. Tout ce que tu découvres ici est très étrange pour toi. Ta mère... ne t'avait jamais parlé de ses origines, de son enfance ?

— Non, jamais. Mon père non plus n'a jamais rien su de tout ça, à part qu'elle était magicienne et venait d'un pays lointain.

Les yeux de Kolyan s'assombrirent :

— Elle aura voulu rester dans l'anonymat jusqu'au bout.

— Je n'arrive toujours pas à comprendre pourquoi, ni la raison pour laquelle elle avait quitté son pays.

— Je te l'ai dit, elle avait probablement fui par peur de l'armée scovienne qui assaillait les portes de notre capitale. Peur encore d'être reconnue, même en Canamérie.

— Pourquoi avait-elle si peur d'être retrouvée ? Qu'avait-elle de plus à risquer que vous, son propre frère, qui êtes resté ?

Kolyan marqua sa surprise.

— Tu as l'esprit affûté, mon garçon. Calicia était tout simplement l'héritière légitime du trône. Notre mère, Plimée, était emprisonnée en Scovia, et mon grand-père Begtar III, alors Roi de Kanera, était vieux et mourant. La pression de l'accession au trône était un horrible poids pour elle, je le sais.

— Vous voulez dire qu'elle aurait dû être reine de Kanera ?

— Techniquement, elle serait devenue Reine de Kanera à la mort de Plimée et de Begtar. Le pouvoir se transmet directement du souverain en titre à son aîné, sans considération de sexe ou de liens maritaux. Donc je n'ai fait que régir le royaume. Je ne serais devenu Roi qu'après son décès avéré, si elle n'avait pas eu de descendance...

Les implications de cette dernière phrase firent frissonner Ander. Kolyan prit les devants :

— Mon garçon, tu es le fils aîné de Calicia, défunte Reine de Kanera, et par conséquent, tu es le légitime héritier du trône. Ton père, Jord, ne peut en aucun cas accéder au pouvoir, mais son statut de père du Roi lui conférera néanmoins une position élevée.

— Père du Roi... murmura Ander.

La soudaine révélation le rendit livide. Sous l’œil compatissant de son oncle, il lutta contre une nausée, vite remplacée par une colère sourde. C'est donc d'une voix froide qu'il lança :

— Vous avez décidé de me proclamer Roi, sans me demander mon avis, sans vous préoccuper de ma personne ! Je ne connais rien de cet endroit, je ne vous connais pas, je n'ai pas la moindre idée de comment on gouverne un pays, j'ai déjà du mal à m'occuper de moi-même ! Je refuse ! Je ne veux pas de ça ! Je ne suis même pas majeur !

En proie à une terrible angoisse, Ander trouvait la situation totalement démesurée après une succession de mauvaises surprises, de terribles nouvelles et tragiques événements... Kolyan regarda son neveu sans ciller, attendant qu'il se ressaisisse, puis reprit, catégorique :

— Ander, tu es l'héritier du trône ! C'est ainsi. Ton âge importe peu. Cependant, nos lois autorisent un souverain à désigner un régent s'il n'a pas encore atteint l'âge de dix-huit ans. Ce régent doit obligatoirement être un membre majeur de la famille royale. Autrement dit, si tu décides de ne pas régner avant ta majorité, tu devras me choisir comme régent, puisque je suis... le seul choix.

— Vous avez hésité ? rétorqua Ander.

— Oui, je suis le dernier membre "qualifié" de ta famille pour occuper la régence de Kanera. Mes parents sont décédés et je n'ai plus ni frères ni... sœurs. Il me reste certes un oncle mais il ne vit pas ici, il n'a d'ailleurs presque jamais vécu parmi nous... et de plus, il est fou...

— Comment ça ?

— Ça n’a aucune d'importance, crois-moi. Alors, que décides-tu ?

Ander se leva et posa calmement les mains sur le bureau :

— Je veux que vous soyez régent jusqu'à votre mort ! Je veux vous céder le trône !

— Hélas, c'est impossible. Je te propose de régir le royaume jusqu'à ta majorité, période pendant laquelle tu bénéficieras d'une éducation poussée pour faire de toi un souverain exemplaire. Administration, politique, exercice du pouvoir te seront familiers le moment venu. Et concernant la magie... D'ailleurs, où en es-tu de tes connaissances ?

— Oh...

Que pouvait-il répondre ? Fallait-il prendre le risque de parler de pouvoirs qu'il ne maîtrisait pas ? Pitare lui avait conseillé la prudence... et après les révélations de sa mère, il préféra s'abstenir de trop se dévoiler. Il avoua avec parcimonie :

— Je suis né et j'ai vécu en Canamérie, la magie est mal vue là-bas, et encore moins enseignée. J'ai profité clandestinement de quelques enseignements de Pitare, l'homme dont je vous ai parlé hier.

— Ah, oui, j'en ai parlé à mon conseil, nous allons tenter de le chercher dès que Ligi, notre spatiomancien, sera remis sur pieds. Alors, que t'a-t-il appris ?

— Euh, je sais invoquer une petite lumière, et une petite flamme. Mais je ne les maintiens pas longtemps...

— Quoi d'autre ?

— C'est tout.

Kolyan était visiblement déçu. Il se leva de son fauteuil et se retourna, fixant la grande fenêtre qui donnait sur la cour, les bras croisés, puis jeta :

— Les souverains de Kanera se doivent d'être de grands magiciens, Ander. Il ne serait pas tolérable pour le peuple d'avoir un amateur à la tête du pays !

Il fit volte-face et écarta ses bras tendus devant lui. L'air vibra entre ses doigts, puis, dans un crépitement assourdissant, plusieurs éclairs apparurent et dansèrent dans ses paumes. Il mit fin à sa petite démonstration, et fixa Ander, d'un air dur que le jeune homme ne lui avait pas encore vu :

— Tu vas devoir étudier la magie, mon garçon, et intensément. Tu as beaucoup de retard à rattraper. Les jeunes kanerantes commencent leur apprentissage dès huit ans !

— Je... oh, j'adorerais cela ! J'ai toujours voulu apprendre LA magie !

Kolyan se radoucit. L'enthousiasme du jeune homme semblait l'avoir rassuré. Il précisa :

— Tu invoques des flammes et des lumières, tu sembles donc être prédisposé à la radiance, comme moi.

— Oui, Pitare me le disait. Et ma sœur Tiana possède des aptitudes en biomancie, sans jamais avoir bénéficié du moindre apprentissage.

— Ta mère était biomancienne aussi, et exceptionnellement elle maîtrisait bien la radiance. Il est rare de trouver des magiciens capables d'user de magie, à haut niveau, dans plusieurs disciplines.

Ander sentit son rythme cardiaque s'accélérer mais se contenta de dire :

— Pitare m'a informé de cela, aussi.

— Bon, étant donné vos lacunes, je vais vous confier tous les deux à Maître Hiran Soloman, le doyen de mon conseil, le pédagogue le plus accompli de tout Kanera. Il saura vous faire embrasser la magie sous toutes ses facettes, c'est un Badrakaliste.

Devant l'air interrogateur de son neveu, Kolyan s'expliqua :

— Un Badrakaliste est simplement un magicien qui a fait le choix de pratiquer les sept formes de magie sans distinction, à des niveaux respectables sans pouvoir toutefois les maîtriser pleinement.

— Incroyable ! Il existe de tels magiciens ? s'étonna Ander

— Bien sûr, mais les maîtres badrakalistes sont très rares, tu t'en doutes. Hiran est de plus un homme sage, son conseil est inestimable en toute circonstance. Mais nous reparlerons de cela plus tard. Il faut que je fasse le nécessaire pour réorganiser ma régence, mettre en place ton éducation et celle de ta sœur, sans compter les préparatifs des funérailles nationales à entériner. Les gardes vont t'accompagner à l'étage inférieur, où se trouvent tes appartements, ceux de Tiana et de ton père. Repose-toi, rafraîchis-toi, nous nous verrons plus tard et je te présenterai à mon conseil.

 

Une fois dans ses appartements, Ander étrenna la grande salle de bains, véritable cocon de mosaïque bleue, avec au centre une baignoire assez grande pour y nager. Il se glissa dans l'eau, sentit ses soucis et le poids de ces derniers jours se dissoudre dans la douce chaleur parfumée à l'eucalyptus. Une heure et quelques assoupissements plus tard, il se sécha, trouva du linge frais soigneusement plié dans une grande armoire, où il se choisit une belle tenue kanerante, bien différente de ce à quoi il était habitué en Canamérie. Dans le grand salon commun, Jord et Tiana, lavés et changés, déjeunaient à une large table garnie de fruits, de pâtisseries, de tartes et de quiches. Ander choisit une poire juteuse et, mordant dedans, nota que Tiana semblait radieuse, contrairement à Jord, toujours aussi morose depuis leur arrivée à Oulane. Le jeune homme leur raconta son entrevue avec Kolyan, leur future éducation magique, et l'annonce de sa légitimité au trône.

— Ça veut dire que tu vas être le Roi, et donc que je serais une Princesse ! s’exclama Tiana.

— Tu es déjà une Princesse, Tiana, assura Ander. Notre mère était la Reine légitime.

— C'est complètement fou ! Et regarde l'endroit où on va vivre désormais ! C'est fabuleux, un rêve !

— Oui, c'est vrai, et moi ce qui me rends heureux au plus haut point, c'est qu'enfin nous allons avoir droit à une éducation magique complète, et surtout autorisée !

Jord n'en put plus de tenir sa langue :

— Mes enfants, pardon pour mon comportement ces derniers jours. Je n'ai pas été tendre, surtout avec toi, Ander. Je regrette tout ce que j'ai pu te dire de mal, tout ce que j'ai pu penser de ta mère. Je sais maintenant qu'elle ne nous avait pas abandonnés, qu'elle n'avait pensé qu'à nous toutes ces années durant.

Des larmes silencieuses coulèrent de ses joues. Il continua :

— Je me sens si mal depuis que je connais la vérité, j'ai honte, j’me sens pas à ma place ici, comme si j'étais un traître...

Ander frissonna à ce dernier mot.

— Pourquoi tu dis ça, papa ? souffla l’adolescent.

— Parce que depuis son départ, j'ai maudit ta mère, j'ai maudit la magie, puis j'ai maudit ton aptitude et ton désir à la pratiquer... J'ai même soutenu les propos de mes amis et de mes collègues, quand ils me disaient que Cassie était une traîtresse, que mon fils était malade, que la magie était une ignominie...

Il enfouit son visage en pleurs dans ses mains :

— Je ne supporte plus d'être ici, je ne le mérite pas !

— Papa, ce n'est pas ta faute...

— Comment vivre avec ça !

Tiana s'approcha de lui, posa les mains sur la tête de son père et ferma les yeux. Les sanglots de Jord s'estompèrent, puis il se calma. Il regarda ses enfants, une ébauche de sourire aux lèvres :

— Heureusement que je vous ai, grâce à vous je peux tenir le coup...

— Tu devrais aller te reposer, papa, ça te ferait du bien, conseilla Tiana.

Elle accompagna un Jord docile dans sa chambre. Aussitôt bordé, il s'endormit. La question d’Ander la surprit à son retour au salon :

— Comment tu as fait ça, Tiana ?

— Quoi ?

— La biomancie sur papa ?

— Sais pas, c’est instinctif. Comme quand je sens vos présences.

Le jeune homme la regardait comme si elle avait ressuscité un mort. Elle fit un geste évasif :

— Arrête, c'était facile.

— Et ça t'a pas fatiguée ?

— Un peu, mais ça va passer, je vais très bien.

Ander n'en revenait pas. Il éprouva de la fierté pour sa sœur, mêlée d’une pointe de jalousie. Tiana, visiblement gênée, changea de sujet :

— Et toi, comment tu t’sens ? T’as l’air de ruminer pas mal de choses.

— Tu lis dans mes pensées ?

— Réponds, s’il te plaît.

Il hocha la tête, le regard dans le vague :

— J'ai encore beaucoup de mal à réaliser que maman était vivante tout ce temps, et qu’elle a disparu pour de bon. Et cette histoire de trône me stresse, je n'ai ni l'envie ni les capacités de gouverner, surtout un pays dont je ne sais rien.

— Mais Kolyan va t'apprendre, non ?

— Je ne veux pas être Roi, Tiana ! Je veux apprendre la magie, devenir un grand sorcier, mais rester libre, ne pas avoir à supporter toute cette pression ! Les responsabilités, l’administration, le protocole, ça ne m’intéresse pas du tout !

— Oui, je comprends... Moi ça me plairait bien. Tu n'auras qu'à me nommer Reine à ta place ?

Il la fixa, décontenancé, alors elle éclata de rire. Ander se renfrogna :

— Ce n'est pas drôle.

— Ce n'était pas une blague !

— Bon, il y a autre chose dont je voulais te parler.

Il lui rapporta les dernières paroles de leur mère : Le pouvoir que cherchaient les Scoviens, et surtout la présence d’un traître. Il mentionna aussi ce que lui avait dit Pitare sur ses étranges et dangereuses facultés. Tiana, sidérée, regarda Ander avec un mélange d'admiration et de crainte. Le jeune homme termina par ses doutes envers tous les kanerantes, y compris Kolyan :

— Je sais que c'est le frère de maman, mais je ne sais pas si on peut lui faire confiance.

— Maman t'aurait dit si c'était Kolyan, non ?

— Elle n'a eu le temps de murmurer que quelques mots. Mais toi qui sens les gens et devines leur état d'esprit, que penses-tu de Kolyan ?

Tiana fronça les sourcils :

— Son esprit est plein de souffrance, c'est certain. Peur, colère, tristesse, tout cela à la fois.

— Pour quelles raisons ?

— Je ne lis pas dans les pensées !

— En attendant, je ne souhaite parler de mes pouvoirs qu'à toi.

— Tt’inquiète, assura-t-elle.

 

La salle du Conseil de Kanera était lovée au sein du complexe royal d'Oulane, dans le bâtiment administratif jouxtant le palais. On y accédait via un grand hall cerné de bureaux où des fonctionnaires allaient et venaient, parfois chargés de caisses de bois, de parchemins, ou d'autres objets insolites. Kolyan était en grande discussion avec des dignitaires, devant la porte de la salle du conseil. Il était vêtu de sa tenue royale et sa fine couronne d'argent ceignait son front. Il s'interrompit en voyant Ander approcher avec son escorte.

— Ah, mon cher neveu, suis-moi, je vais te présenter à mon conseil.

— Que dois-je faire ?

— Rien de spécial. Contente-toi d'écouter et d'observer, ou réponds aux questions si tu le souhaites.

Les gardes poussèrent les battants de l’imposante double-porte pour annoncer le Roi et son neveu. Aussitôt, les sept personnes présentes dans la salle se levèrent en s’inclinant. La grandiose pièce, haute de plafond, était soutenue par cinq colonnes massives, encadrant une large table décagonale en marbre, entourée de dix fauteuils. Kolyan s'avança vers le plus majestueux et pria Ander de s'installer à sa droite. Il invita ensuite les sept autres personnes à s'asseoir, laissant un seul siège vacant. Kolyan prit la parole, sa voix amplifiée par l’immensité du lieu :

— Conseillers, merci d'avoir répondu à ma convocation pour cette vingt-neuvième séance en ce jour de Saturne de la sixième décade de l'an 1451. Vous étiez toutes et tous très impatients de rencontrer mon neveu, pour ceux d'entre vous qui n'ont pas eu encore le privilège de le croiser.

 

Le jeune homme détailla les sept visages, et il reconnut Anisha, la biomancienne qui était allée le chercher dans le parc de Danecan, via la bulle dimensionnelle. Elle lui sourit. Kolyan continua :

 

— Je vous présente Ander, fils de Calicia et légitime héritier du trône de Kanera. Ander, je te présente sept des huit membres de mon conseil. Ligi Mokyat, notre maître spatiomancien, est absent car il n'a pas encore récupéré de l’effort magique fourni pour ton retour.

— Il y a toujours dix personnes au conseil ? demanda le jeune homme.

— Le Roi ou le régent, son successeur, le doyen des magiciens, et un maître mage de chacune des sept disciplines magiques.

— Qui était votre successeur, mon oncle, avant ma venue ?

Les conseillers s'étaient figés, puis le plus replet prit la parole, ricanant sous cape :

— Majesté, votre neveu fait fort ! À peine arrivé, il pose une question embarrassante ! Ne lui avez-vous donc parlé que de choses anodines ?

— Conseiller Barbona, je suis seul juge de ce qu'il convient de révéler à mon neveu, merci de mesurer vos propos ! Vous parlez du futur Roi ! s’emporta Kolyan.

— Pardonnez-moi, Messire, mais dans l’intérêt de tous, il aurait été sage de convenir quels sujets aborder en sa présence.

— Il aurait été encore plus sage de votre part de tenir votre langue, conseiller Barbona !

Le gros conseiller se tut, à contrecœur. Kolyan se tourna vers Ander :

— Avant toi, la place que tu occupes était attribuée à ma fille Némasis. Ta cousine. Elle m'aurait succédé au trône après ma mort, en l'absence d'autres héritiers.

Ander n'en revenait pas. Il avait une cousine, reléguée en troisième position pour la succession au trône, après lui et Tiana. Comment avait-elle accepté cette récente rétrogradation ?

— Pourquoi ne l'ai-je pas encore rencontrée ? s’étonna-t-il.

— Elle est en déplacement. Tu la verras après-demain.

— Quel âge a-t-elle ?

— Elle vient de fêter sa dix-septième année.

— Pensez-vous que mon arrivée ait pu lui causer quelques...

— Ander ! Je te prie de recentrer ton attention sur le Conseil. Chaque chose en son temps. Tu n'espérais tout de même pas tout savoir de Kanera ou de sa cour en moins d'une journée ? Reprenons, je te disais que Ligi Mokyat, notre maître spatiomancien, était absent. Tu connais déjà Anisha Salvanori, maîtresse biomancienne. Viennent ensuite maître Iscarius Jade, notre transmutateur, maître Foh Barbona, télékinésiste, maîtresse Davosa Freya, radiante, maîtresse Jozlyn Tocrane, neuromancienne, maîtresse Pénélope Ruisso, notre spirite...

Ander détailla chaque conseiller, tous avaient des physiques insolites. Kolyan prit son temps en présentant le dernier. Rongé par les années, une horrible cicatrice lui barrait la joue gauche jusqu’à l’œil; cependant, malgré son apparente sévérité, une impression de sagesse se dégageait de ce visage ravagé :

— Et enfin, je te présente Hiran Soloman, notre vénérable aîné au conseil. Il est l’éminent badrakaliste dont je t'ai déjà parlé et demeure le meilleur enseignant de Kanera. Ce sera votre professeur, à toi et à ta sœur. Vous commencerez les cours après-demain.

Le vieux magicien se leva lentement, s'inclina, et dit d'une voix grave et puissante :

— Messire Ander, Héritier du trône de Kanera, ce sera un honneur pour moi de pourvoir à votre éducation magique, néanmoins sachez déjà qu'il faudra travailler dur, je ne tolère ni la nonchalance, ni la paresse, ni l'insolence. Le Roi m'a fait part de votre retard et de celui de votre sœur. Vous allez intégrer ma classe qui compte déjà des élèves instruits, donc vous aurez à redoubler d'efforts pour vous élever à leur niveau. Y consentez-vous ?

— Oui, Monsieur.

— Ce sera "Maître", à partir de maintenant.

— Entendu, Maître Soloman.

— Très bien. Oh, et je vous présente toutes mes condoléances pour votre mère, que j'ai connue et formée dans sa jeunesse. Une brillante magicienne.

Le vieil homme reprenant place, le Roi poursuivit :

— Merci, conseiller Hiran. Nous allons maintenant aborder les derniers préparatifs des funérailles de Calicia, et l'annonce officielle de la légitimité d'Ander au trône de Kanera, ainsi que ma régence jusqu'à sa majorité. Tout sera fait demain, alors je compte sur vous pour terminer ce qui a été entrepris avec vos chancelleries respectives.

— Messire, ne devions-nous pas parler des tensions à la frontière Nord ? osa la spirite.

— Conseillère Ruisso, ce sujet sera traité à notre prochaine séance, il n'est pas urgent.

— Pourtant je ressens un grand danger venant de Scovia. Mes prémonitions sont sombres...

Le Roi jeta un bref coup d’œil gêné à son neveu puis, fixant durement Pénélope Ruisso, il répondit :

— Ma chère Pénélope, vous nous aviez prédit notre échec à ramener Ander et sa famille saine et sauve en Kanera. Fort heureusement, vous avez eu tort. Votre grand âge ne commencerait-il pas à altérer vos facultés ?

Les autres conseillers ne purent s’empêcher de sourire au sarcasme royal.

Tous, excepté Hiran.

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MayPhoenix
Posté le 21/10/2020
Voici ma bêta-lecture sur le dernier chapitre que tu as posté!

J'apprécie le vocabulaire architectural que tu emploies correctement.

J'aime que l'héritier soit l'aîné, sans se soucier du sexe! Et oh-oh, Ander tu es roi, ahah!

"En proie à une terrible angoisse, Ander trouvait la situation totalement démesurée" Show,don't tell. Exprime son angoisse par des signes physiques, sans dire de quoi il s'agit.

De ce qu'a expliqué Kolyan, il s'attendait à ce qu'Ander devienne roi de suite, n'est-ce pas? Mais cela aurait ridicule de laisser un garçon sans éducation, sans connaissance de politique ou de magie, monter sur le trône sans éducation. la régence aurait dû être la solution qui s'imposerait avant même de discuter avec Ander, au lieu de lui laisser le choix.

Mmmm... "Notre mère était la Reine légitime." mais elle n'a jamais accédé au trône, n'est-ce pas? L'"héritière légitime" serait un terme plus exact.

Il y a toujours des lettres surlignées ou soulignées.

Jord a eu un changement de comportement à 180°, c'est un peu surprenant et radicale. C'est très rapide. Malgré le choc des évènements et de ce qu'il a appris, c'est un sacré changement de personnalité et très rapidement. Peut-être seraiti-l plus intéressant de répartir les moments où il montrera ses regrets et sa honte sur plusieurs chapitres plutôt que de mettre le moment où il lâche tout ce qu'il a sur el cœur en une fois.

C'était une lecture agréable, j'ai hate de voir comment cela évoluera à l'avenir. Je continuerai ma bêta-lecture dès que tu auras poster de nouveaux chapitres :) Bonne continuation! :D
Kevin GALLOT
Posté le 21/10/2020
Salut MayPhoenix, merci pour tes appréciations et tes conseils !
Tu as tout à fait raison pour le show don't tell, et c'est pas le seul endroit où je dois corriger ça, comme tu as pu le repérer dans les chapitres précédents.
Concernant l'accession au trône d'Ander, j'esperais qu'on comprendrait que Kolyan ne precipite pas la proposition de la régence (le concernant en +). Car en vérité la régence s'impose bel et bien et c'est ce qui était officieusement prévu, mais pour des raisons de coherence de personnage (via la suite) j'ai préféré que Kolyan l'aborde de cette façon.

Bien vu pour Reine/heritiere je vais corriger ça

Je suis d'accord pour la rapidité de la "transformation" de Jord, c'est trop abrupt, je corrigerais aussi ça

Je poste le prochain chapitre aujourd'hui.

Merci beaucoup ! Dis moi quand ce sera OK pour ton chapitre 2

A+
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