Chapitre 5 : double

Par Drak

Rapport de confinement spécial :

La famille en possession de l’A-L vient de se pourvoir d’un nouveau membre. Naissance d’une fille, mais aucune particularité physique à signaler pour l’instant.

Nous continuons la surveillance.

Archives de l’Apsû, branche Française, 2000

 

Sur la table basse d’un appartement en désordre, un téléphone se met soudain à jouer un air de métal, signalant que quelqu’un appelle le propriétaire du dit appareil.

Ce dernier se redresse péniblement du canapé où il dormait il y a encore peu.

Sans se presser, il s’étire longuement et pousse un profond bâillement.

Enfin réveillé suffisamment, il se lève à pas tranquille pour aller voir qui veut le joindre.

« Ah. Le gros. » Commente-t-il, avant de se décider à décrocher, en haut-parleur.

« Je peux savoir ce qui t’a pris autant de temps ? » tonne immédiatement son correspondant.

« Je dormais. »

« Oh, pardon de vous avoir réveillé, mon bon monsieur ! …Je m’en fous ! Alors, où est-ce que tu en es ? »

« Alors rien. Je te rappellerai quand j’aurai avancé. »

« Tu te moques de moi ? On sait que c’est sa fille qui l’a et on sait où elle est ! Qu’est-ce que tu attends, bougre d’incapable ?! »

« J’attends que l’Absû arrête de lui tourner autour. »

Il profite du fait que l’homme au bout du fil soit sans voix, pour commencer à se préparer un café.

« …Comment ces emmerdeurs sont-ils au courant ? » finit par grogner l’autre.

« Me faire brûler une maison, ce n’était pas ce qu’il y avait de plus discret. »

« On n’en serait pas là si tu avais réussi ta mission… »

« On n’en serait pas là si tu avais anticipé sa réaction. »

Le silence entre les deux hommes se fait électrique. Même sans qu’ils soient physiquement dans la même pièce, l’inimité entre eux est palpable.

Le premier porte sa tasse de café, déjà brûlante, à ses lèvres, qu’il sirote de manière ostensiblement bruyante, puis demande innocemment :

« Pourquoi n’utilises-tu pas ton nouveau joujou ? C’est bien comme ça que tu l’as retrouvée, après tout. Je doute que les singes-volants soient tout ce dont tu sois capable. »

« Parce que j’ai Vu que cela serait voué à l’échec… Mais maintenant que je sais que l’Absû est dans les parages, je vais pouvoir réfléchir à une stratégie plus efficacement. »

L’homme boit une nouvelle gorgée, avant de rétorquer, posé :

« Patientes. Ils ne savent pas qu’elle l’a. Sinon ils l’auraient déjà récupéré. Ils vont finir par se désintéresser d’elle. Et à ce moment-là… »

« Nous interviendrons. »

« Exactement. »

Une série de recommandations tournées comme des ordres plus tard, son correspondant raccroche.

Le maître des lieux finit de boire son café, sans se presser.

Pensif, il porte sa main gauche à hauteur d’œil. Ses douleurs fantômes le picotent.

Un demi-sourire, dans lequel la mélancolie et le ressentiment se mêlent, déforme ses lèvres.

« …Déjà dix-sept ans ? Eh... C’est que la vengeance se mange bien froide, parfois… »

 

*

Une semaine c’est désormais écoulé depuis l’incendie.

Une semaine à vivre dans la même maison que Hector.

Une semaine à m’habituer à ma nouvelle situation.

Une semaine à ronger mon frein.

Je descends de la voiture mon oncle, sans prendre la peine de le remercier pour le trajet ni d’écouter son « À tout à l’heure. », alors que je me dirige à grands pas vers l’entrée du lycée.

Avant, j’adorais les vendredis. La fin de la semaine, le retour au domicile avec mon père, sa cuisine… 

Cette fois, il n’y aura ni de bons repas fait maison pour m’accueillir. 

Ni de pierres magnifiques à admirer.

Ni de père.

Uniquement la face d’Hector, avec qui je serais, encore, coincée seule pendant deux longs jours.

Alors que je dépasse le portail, Inès apparaît de je ne sais trop où, pour marcher à mes côtés.

Cette fille a décidé, sans prendre la peine de me consulter, qu’elle serait ma première et meilleure amie ici.

Aussi, elle passe une bonne part de son temps libre en ma compagnie, durant lequel elle papote pour nous deux sur les derniers potins, tandis que j’ai la faiblesse de l’écouter d’une oreille et de lâcher des monosyllabes quand elle me pose des questions.

Ce n’est pas que je ne l’aime pas. Je dirais même que je lui suis assez reconnaissante de ne pas m’avoir laissée seule dans cet établissement, dans lequel je ne connais personne et n’ai pas tant que ça envie de connaître quelqu’un… 

C’est juste que je ne suis ni tout à fait alaise avec les gens, ni un modèle de sociabilisassions.

Bref… elle n’est simplement pas mon genre d’amie. 

Sauf que, présentement, je n’ai personne d’autre.

Même la plus asociale des personnes ne pourrait supporter éternellement la solitude.

Alors qu’elle me raconte comment deux filles d’une autre classe se sont disputées, pour la vingtième fois ce mois-ci, je promène mon regard aux alentours.

Le ciel est gris au-dessus de nos têtes.

Comme souvent le matin, les élèves se dirigent vers les bâtiments scolaires de manière plus ou moins réveillés.

Au loin, je vois un groupe de professeurs occuper à discuter sur leur parking.

En bref, une journée lambda.

En première heure, nous avons EMC. 

L’apprentissage des concepts de citoyennetés et des valeurs de la culture… Dans mon précédent lycée, c’est un cours qui a toujours eu le don de m’assommer… J’espère que ça se passera mieux cette fois-ci.

 

J’attends que tous mes camarades soient installés pour me chercher une chaise libre.

Je remarque Inès, qui m’adresse une grimace contrite, ayant déjà une voisine de table.

Heureusement ou malheureusement, le professeur, un vieux bonhomme à la calvitie prononcée, se rapproche de moi pour me pousser dans le dos jusqu’à une place en milieu de salle.

« Mes collègues m’ont dit que tu étais un élément assez calme… Pour l’instant, tu vas te mettre ici et on avisera par la suite, d’accord ? »

Sans me permettre de répondre, il ajoute en tournant vers celui qui va être mon voisin.

« En espérant que tu seras un bon exemple pour Sacha… N’est-ce pas ? »

L’intéressé lui adresse une grimace butée, sans faire de commentaires.

Oh non… je vais réellement avoir la brute de la classe comme voisin ? Cette première heure s’annonce déjà éprouvante…

Le professeur remonte l’allée jusqu’au tableau blanc où il débute son cours aussitôt.

Il est énergique, je sens bien qu’il est passionné par sa matière… mais je décroche aussi sec.

Je n’aime, décidément, vraiment pas cette matière.

Je prends, mollement, des notes de ce que s’efforce de nous apprendre le professeur, mais mon esprit vagabonde.

Le bruit du crayon qui galope sur le papier à côté de moi finit cependant par capter mon attention.

Depuis le début de la semaine, j’ai remarqué que Sacha passait son temps penché sur ses cahiers, à griffonner, bien que ne m’ayant jamais donné l’impression qu’il écrivait réellement les cours.

Je l’ai même vu souvent courbé sur l’un d’entre eux alors que nous étions hors des salles.

La seule fois où j’avais posé la question à Inès, elle m’avait répondu l’ignorer et s’en moquer un peu, avant d’embrayer sur un ragot. Un sujet étant, selon elle, au combien plus passionnant !

C’est donc mû par la curiosité, que je coule un discret coup d’œil en biais vers mon voisin.

Je suis accueilli par des traits, précis, tracés aux crayons. Des arabesques subtiles. Des esquisses délicates. Des croquis somptueux. Des portraits criants de réalismes…

Bref, un musée de dessins, plus époustouflants les uns que les autres, écrasant pompeusement quelques pauvres notes de cours écrit à la va-vite en petit !

La terrible brute de la classe est un artiste né !

« Arrête. »

Le visage de Sacha est tourné vers moi, alors que sa mèche blanche retombe sur le côté de son visage, me dévoilant des yeux vert émeraude, aussi hypnotiques que ceux d’un serpent.

« …Je t’ai dit d’arrêter, demi-pouce. »

C’est cette appellation qui m’extirpe de ma surprise. Je ne suis pas petite ! Je suis de taille normale ! C’est lui qui est, et encore à peine, plus grand que la moyenne !

« Demi-pouce ? …Et puis, qu’est-ce que je dois arrêter ? »

Il serre les dents, tel un chien menaçant de mordre, tandis qu’il couvre ses dessins avec son bras.

« Arrête de regarder les affaires des autres. »

Je le fusille du regard un instant, puis détourne les yeux vers mon propre cahier.

Il ne serait pas judicieux de l’énerver trop, après tout.

Je sens son regard sur moi quelques secondes encore, puis j’entends de nouveau le son de son crayon qui galope, signe qu’il a repris ses activités sans davantage se préoccuper de moi.

J’ai eu chaud…

 

L’heure s’est écoulée sans le moindre autre incident. Je me suis ennuyée comme un rat mort, mais au moins j’ai survécu à mon voisinage…

Je me dirige vers la sortit, quand Inès surgit à côté de moi !

« Hey, Diane ! Ça va ? Sacha ne t’a pas trop secouée ? »

« Elle est pas en sucre ta copine, tu sais ? »

Sacha, qui est arrivé sans que nous l’ayons remarquée, la bouscule sans ménagement !

« Aïe ! » cris ma l’adolescente, sous le coup !

Les mots fusent de ma gorge sans que je ne les réfléchisse : « Mais c’est quoi ton problème, la discolored girl ?! »

L’intéressée s’interrompt me fixant avec surprise.

…Pourquoi elle me regarde comme ça ? Parce que j’ai parlé en anglais ?

Une seconde… pourquoi j’en parle au féminin d’un coup ?

Je dévisage la brute, perplexe… Mais comment j’ai fait pour penser que c’était un garçon ? Elle n’est pas féminine, mais c’est clairement une fille…

« Sacha, tu viens ? »

Son ami, Mathieu s’est porté à son niveau, lui tirant doucement le bras.

Celle-ci résiste un court instant, puis se laisse enfin entraîner.

Je n’ai que très vaguement conscience d’Inès, qui sautille à côté de moi, me félicitant pour le courage dont j’avais fait preuve. 

Pensivement, je triture la chevalière de mon père, que je garde toujours dans ma poche… J’ai remarqué que ce geste m’apaisait.

J’ai la sensation d’être passée près de quelque chose de très important.

Je hausse finalement les épaules.

Je dois me faire des idées.

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