Chapitre 5

Au dehors, Kéti s’était assise sur la petite marche à l’entrée de la maisonnette. Le front plissé par la contrariété, elle fumait nerveusement son herbe en ruminant ses contradictions. Par moments, elle se redressait d’un bond puis se rasseyait, résignée. Partir ? Rester ? Pourquoi lui faire ce cadeau ? Tout ce qu’il mériterait, c’était qu’elle partît loin d’ici, sans se retourner. Sans même réclamer l’argent qu’on lui devait pour son aide précieuse. Ne plus avoir à supporter sa petite gueule de fouine larmoyante ! Pour qui se prenait-il, ce greluchon, à lui faire ainsi des sermons comme à l’église ? Que croyait-il à la fin ? Que ça l’amusait d’avoir à tirer sur sa sèche à longueur de journée pour garder les idées claires ? Pour ne pas sombrer dans la folie du manque ? Pour ne plus entendre les cris des myrages qui suffoquaient dans l’ignorance absolue. Ce monde gorgé de magie crevait à petit feu, et il n’y avait qu’elle pour le voir. Une agonie lente et douloureuse dont chacun se foutait, tout plongé qu’il était dans ses habitudes et ses présomptions. Et pourtant, il y avait toujours foule à sa fenêtre pour venir lui faire la morale. Les bourgeois comme les bouseux, les tâcherons comme les curés ! Les curés… Ah ceux-là ! Si elle pouvait leur faire passer toutes leurs leçons par le fondement, elle se délecterait mieux que sous n’importe quelle alcine, fût-elle offerte par Soma lui-même !

 

La porte s’ouvrit soudain derrière elle, et Kéti tressaillit sans tourner le regard. Des pas hésitants s’approchèrent de la chuchoteuse et finalement, Nione s’assit près d’elle. Pendant un instant qui parut interminable, il ne se passa rien. Ce fut à peine si l’on put entendre le bruit du vent glacial au travers de ce brouillard poisseux. Puis le jeune homme lâcha prise le premier. 

— J’ai peur, Kéti…

— Je le sais, fit-elle un peu froidement en recrachant une fumée bleutée qui rappelait la vapeur qui sortait parfois de la bouche d’Ilane.

Un silence tendu s’installa entre eux. Kéti le rompit soudain :

— Nione… Tu te doutes bien qu’une femme comme moi ne se fait pas beaucoup d’alliés dans ce monde de culs serrés. Si je survis malgré tout, c’est que j’ai dû apprendre à ne pas me laisser bouffer par la haine et les préjugés des autres…

— Oui, je m’en doute… marmonna le jeune homme d’une voix brisée par le regret.

— … Dans la plupart des cas, des propos comme les tiens me suffisent amplement pour claquer définitivement la porte, crois-moi ! trancha-t-elle sans ménagement. Parce que je n’ai plus l’intention de justifier chacun de mes gestes, chacune de mes faiblesses, chacun de mes manquements à cette foutue morale qui ferme les yeux des gens et qui m’a brisée toute ma vie ! C’est comme ça que je suis ! Et c’est ainsi que je survis.

Nione acquiesça silencieusement en essuyant une larme brûlante.

— Si je suis encore là, c’est parce que je sens une vraie détresse en toi, et je sais combien la peur peut nous rendre aveugle et agressif. Je la connais bien, moi aussi… Et je vois bien tout l’amour que tu portes à ton frère. C’est ce qui me convainc d’aller jusqu’au bout. Mais si on poursuit, on le fait à ma façon ! C’est compris ?

Soulagé par les mots de Kéti, Nione se laissa pleurer au creux de son épaule. Cette dernière se raidit en accueillant l’étreinte tremblotante du jeune homme à bout de nerfs. Elle ne savait jamais trop comment répondre à ce genre d’effusion qui se faisait si rare dans ce monde brutal. Kéti s’autorisa tout de même à lui rendre une étreinte pataude, caressant maladroitement le dos frissonnant de Nione. Elle comprenait l’importance vitale pour le jeune homme de retrouver son frère. Aussi fragiles l’un que l’autre, ils ne pouvaient survivre qu’à deux. Si Nione perdait Ilane, il ne tarderait sans doute pas à mourir lui aussi. De solitude peut-être. Sinon par la lame de quelques crapules qui ne rechigneront pas devant l’aubaine d’un pillage facile. C’était malheureusement chose courante dans les campagnes. Et la nouvelle de la mort d’Ilane se répandrait plus vite que la peste. Un frisson douloureux la saisit à son tour. C’était aussi pour ça que dans le fond, elle avait espéré que Nione refuserait de prendre le risque de tuer Ilane. Elle ne voulait pas se faire l’instrument du drame. Si cela devait arriver, elle aurait préféré ne pas le savoir. Quand les sanglots s’apaisèrent enfin, elle redressa le visage de Nione, tout barbouillé de larmes :

— Bon… On s’y colle ? Il ne faut pas trop attendre !

 

***

 

Nione souleva prudemment la marmite pour verser un peu de son contenu fumant dans la bassine.

— L’eau s’est refroidie, fit-il en voyant Ilane frissonner à nouveau.

— Ce n’est pas plus mal ! Au moins, ça le tient en vigilance.

La chuchoteuse souleva les cheveux qui couvraient le front humide d’Ilane. La bosse avait encore grossi. Elle donnait l’impression qu’une corne allait bientôt crever la peau. Kéti posa son doigt dessus pour tâter. La chair réagit à son contact, se tendant par endroits comme si une créature poussait pour sortir.

— Très bien ! nota Kéti. Notre petit myrage est mûr, il n’y a plus qu’à le cueillir.

Le jeune ébéniste se grignotait le bout des doigts, nerveux comme un poulain.

— Nione, j’aimerais que tu lui parles pendant que je retire le dévoreur.

— Que… je lui parle ?

— Raconte-lui des choses, interpelle-le. Dis-lui de se réveiller, dis-lui ce que tu ressens pour lui, que tu l’attends ici… Ce que tu veux qui pourrait le faire réagir.

— Tu crois que ça suffira ?

La chuchoteuse haussa les épaules :

— En tout cas, ça ne coûte rien d’essayer. Vas-y !

Le jeune homme se pencha sur son frère, hésitant.

— … Ilane ? Je ne sais pas si tu m’entends… J’imagine bien que oui, sinon je ne te raconterais pas mes déboires avec cet abruti de Covac tous les soirs… Tu sais que cette histoire n’est pas finie ? Il me doit encore six volantes, le gredin…

Nione regarda Kéti et prit une grande inspiration.

— Mais cette fois, j’aimerais te parler d’autres choses, et j’aimerais que tu m’écoutes, Ilane. Aujourd’hui, je voudrais que tu reviennes parmi nous, que tu acceptes enfin de te réveiller… Je comprends ce qui te pousse à fuir dans le sommeil, mais ça fait si longtemps maintenant… Je m’inquiète beaucoup pour toi. Je te vois maigrir de jour en jour, comme si tu cherchais à disparaitre de ce monde, et je me sens impuissant. Tu sais, les jours sont durs pour moi aussi. Parce que je m’épuise à la tâche, c’est vrai… mais surtout parce que tous les soirs quand je rentre, après t’avoir laissé seul durant des heures, je me demande si tu respires encore. Tous les matins quand je me lève, je crains de te trouver mort, Ilane… Je suis fatigué de vivre avec ce spectre au-dessus de ma tête, de m’imaginer tous les jours devoir t’enterrer bientôt. Peut-être demain ou la semaine prochaine… J’ai besoin de toi à mes côtés…

 

Nione essuya des larmes chaudes. Il relâchait enfin l’angoisse enfermée dans sa poitrine depuis des jours. Kéti hocha la tête pour l’inciter à continuer. Elle n’était pas réellement persuadée qu’Ilane pouvait entendre quoique ce soit. Mais si l’extraction échouait, Nione aurait au moins pu lui dire quelques derniers mots.

La chuchoteuse reprit son aiguille dont la pointe était brûlante et s’agenouilla au niveau du visage d’Ilane. Son cœur cognait lourdement sous ses côtes. Elle aurait bien tiré encore un peu sur l’alcine. Après un dernier regard d’encouragement à Nione dont la voix tremblotait, elle appuya sur la capsule de chair sans se laisser le temps de réfléchir.

 

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Ozymandia-Sadek
Posté le 14/02/2022
Franchement un chapitre qui nous porte sur un flot de mot particulièrement riche et variés ce qui rend la lecture très agréable. Les sentiments sont bien retranscrit et ont sent que Keti en a gros sur la patate.
Aemarielle
Posté le 07/03/2021
Là encore, on se laisse emporter dans le chapitre, c'est très bien amené. Un détail qui m'a interpelée :
"Nione se laissa pleurer au creux de son épaule. Cette dernière se raidit en accueillant l’étreinte tremblotante du jeune homme à bout de nerfs. Elle ne savait jamais trop comment répondre à ce genre d’effusion"
Ici on dirait que c'est l'épaule le sujet et qu'elle ne sait pas trop comment réagir. Peut-être remettre Kéti plutôt que "elle" à cet endroit. Oui je pinaille 😄
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