Chapitre 5

Par Elleana

Plongé dans ses pensées, Kay était trop occupé à pester sur lui-même pour faire attention au bois qui se trouvait sur le sol. Pourquoi avait-il fallu qu’il raconte l’épisode de la Fosse à Aria ? Pourquoi avait-il eu tant besoin de justifier son comportement auprès d’elle ? Après tout, ce n’est pas comme si elle représentait quoi que ce soit pour lui. Non. Elle ne représentait absolument rien. C’était juste une grande moralisatrice persuadée de son bon droit.

Une grande moralisatrice qui allait désormais le prendre en pitié. Comme s’il avait besoin de ça ! De rage, il frappa d’un coup de pied dans un tas de feuilles qui se trouvait à sa droite. Pris par son élan, il glissa sur la boue et lâcha les bâtons qu’il avait ramassés plus tôt. Il les regarda dévaler la pente en jurant.

Kay se releva en soupirant bruyamment. Ses vêtements étaient désormais sales et humides et il était certain que la Mikéas ne manquerait pas de lui faire remarquer que ça allait les ralentir. Il se remit à jurer avant de sentir le feu qui bouillonnait en lui brûler dans ses bras.

Se calmer. Il devait se calmer. Il ne pouvait pas risquer de laisser ses pouvoirs exploser. Pas ici. Il s’adossa à un arbre et se laissa glisser sur le sol puis ferma les yeux avant de se mettre à respirer profondément. La colère augmentait ses pouvoirs, il le savait depuis toujours. Elle lui avait valu de nombreux passages à la Fosse lorsque, provoqué par son maître d’armes, il n’avait pas su la contrôler. Les Selkams encourageaient la colère, puisqu’elle les rendait plus puissants, mais elle devait rester sous contrôle. Les combattants qui n’avaient aucun contrôle d’eux-mêmes ne faisaient pas de bons soldats.

Les bras de Kay le brûlaient. Penser à son clan n’était pas vraiment le meilleur moyen de se calmer, il le savait, mais ce n’était pas comme si il avait une longue liste de souvenirs heureux. Son esprit se tourna alors vers le groupe et les quelques jours qu’il avait passé avec eux. Natt. Kalia. Aria. En pensant à la Mikéas, sa colère redoubla.

Il n’avait plus de temps désormais. Il sentait son pouvoir sur le point d’exploser. Sur le point de réduire les environs en cendres. Il ne pouvait pas risquer ça. D’un geste vif, il tira sur le col de son haut pour l’enlever et pris un grande inspiration. Il plaqua ses mains entre ses omoplates.

La douleur fût intense. Ardente. Alors qu’elle était auparavant semblable à un serpent vicieux serpentant entre ses membres, elle lui faisait désormais l’effet d’une explosion enflammée. Son cri déchira le silence de la forêt. Il s’effondra sur le sol.

Il resta allongé quelques instants, laissant les larmes couler de ses yeux. Puis, il jeta un regard sur ses bras. La teinte orangée qu’avaient pris ses veines avait disparue. Il avait réussi.

Il se releva lentement, sans gestes brusques, pour être sûr qu’il tenait toujours sur ses jambes. Il avait déjà subi ce genre de douleur, bien sûr, mais il ne se l’était jamais infligé à lui-même. Il n’était même pas sûr que c’était possible. Il attrapa son haut qu’il enfila de nouveau et décida de revenir sur ses pas pour retrouver Natt. Il n’avait pas le force d’aller chercher les branches qui étaient tombées.

Il s’était bien rapproché de l’endroit où ils s’étaient quittés lorsqu’il remarqua un amas de bouts de bois à portée de main. Étonné de ne pas l’avoir remarqué auparavant, il s’en approcha. Satisfait par cette trouvaille inattendue, il attrapa l’une des branches qui se trouvait au sommet. Comme elle résistait, il se pencha et tira dessus avec plus d’insistance. Un craquement retentit. Kay sentit le sol s’ouvrir sous ses pieds.

Il tomba.

* * *

Natt avait réalisé une bonne chasse et il n’avait même pas eu besoin de déployer ses ailes, ce dont il se félicita. L’opération lui causait à chaque fois une douleur intense dont il se passait volontiers. Il avait donc attrapé ce qui ressemblait à deux écureuils ainsi qu’un campagnol et avait également aperçu un kitsune qu’il avait finalement renoncé à chasser en le voyant retourner auprès de son compagnon. Il ne se pensait pas aussi sensible.

Le Taïwas revenait donc sur ses pas, pour retourner à l’endroit où Kay et lui s’étaient séparés, lorsqu’il entendit un cri. Il dressa l’oreille. Il resta quelques instants immobiles, tous les sens en alerte, lorsque le son se répéta.

« Natt ! Aria ! entendit-il. J’ai besoin d’aide ! »

L’interpellé n’hésita pas. Il lâcha les proies qu’il tenait en main et se mit à courir, en direction de la provenance du son. Il atteint finalement l’endroit où Kay et lui s’étaient séparés et regarda autour de lui avec précipitation. Il ne vit rien.

« Kay ! hurla-t-il. Où es-tu ?

-Par ici ! répondit une voix essoufflée. Dans le trou ! »

Natt tourna la tête. A sa droite, devant un amas de branches, il vit un trou qui s’était creusé devant un arbre. Le jeune homme jura. Kay avait dû tirer sur une racine qui avait entraîné l’affaissement du sol. Il accourut.

Ce n’était pas un trou qui s’était formé, mais un gouffre. Le Selkam y était, tenant de toutes ses forces la racine à laquelle il était accroché. Natt se pencha. Il ne voyait même pas le fond de la crevasse. Une chute pourrait s’avérer mortelle.

Kay leva la tête vers lui. La peur qu’il lisait dans son regard laissa alors place à une lueur d’espoir.

« Sors-moi de là ! cria-t-il.

-Oui, tiens-bon ! »

Mais, alors que Natt s’apprêtait à saisir la racine, cette dernière glissa de quelques mètres avant de se bloquer de nouveau. Le souffle du Taïwas se coupa. Kay, déstabilisé, manqua de lâcher sa prise.

« Dépêche-toi ! » lança-t-il.

Natt s’empara fermement de la racine et essaya de la tirer mais elle était trop lourde. Elle continuait de glisser.

« Il faut que tu escalades, ordonna-t-il à Kay. Je vais la tenir le plus longtemps possible.

-Je… Je ne peux pas, souffla le Selkam.

-Allez, Kay, l’encouragea-t-il. Tu as déjà fait bien pire. »

Natt savait que, une fois arrivés à un certain niveau, les Selkams escaladaient des parois quasiment lisses. Et il était persuadé que Kay en était capable.

« Je… ne peux… pas » murmura le jeune homme.

Le Taïwas vit le garçon glisser le long de la racine puis, arrivé au bout, tomber dans le vide les bras écartés autour de lui.

Les yeux écarquillés de terreur, Natt hurla :

« KAY ! »

 

« On va faire un tour ? »

La voix de Lukas resta un moment suspendue dans le vide avant que Natt ne se lève à son tour et ne déploie ses ailes. Il sourit à son compagnon qui lui attrapa la main et ils s’élancèrent dans le vide. Natt apprécia la sensation du vent lui caressant le visage et se glissant entre les plumes de ses ailes. En cet instant précis, le mot liberté prenait tout son sens. Lukas lui lâcha alors la main et s’envola derrière les oiseaux multicolores, faisant signe au jeune homme de le suivre. Ce-dernier s’avança à son tour, emporté par la nuée de volatiles. Il tourbillonna avec eux, se laissant porter par le vent et se délectant de la douce chaleur du soleil qui illuminait son corps. Les yeux fermés, il profitait de cette bouffée de joie lorsque Lukas vint se placer derrière lui et l’enlaça par la taille.

« Tu vois, tu devrais sécher les cours plus souvent, plaisanta-t-il.

-Je pourrais me laisser tenter » approuva Natt en appuyant sa tête contre son épaule afin de le regarder dans les yeux.

Alors que Lukas semblait sur le point d’ajouter quelque chose, un grondement résonna dans le gouffre. Les deux garçons baissèrent la tête et retinrent aussitôt leur souffle. En contrebas, un immense oiseau dont le corps était semblable à celui d’un aigle mais dont les plumes étaient complètement noires volaient vers eux. Ses yeux rouges étaient perçants et une crête de feu se dressait sur sa tête.

« Un aquila de feu » souffla Lukas.

C’était la plus grande espèce d’oiseau présente dans la Vallée, mais également la plus dangereuse. Ils étaient réputés pour être violents et agressifs et détenaient la capacité de cracher du feu. Certains spécialistes pensaient même qu’ils descendaient des dragons.

Natt et Lukas reculèrent doucement, tentant de regagner la falaise sans se faire remarquer. Il ne leur restait plus que quelques mètres à parcourir lorsque un petit oiseau, dans sa course précipitée pour fuir le prédateur, percuta l’aile droite de Natt. Ce-dernier cessa de respirer. D’un mouvement vif, la tête de l‘aquila de feu se tourna vers lui. Il posa sur le jeune homme un regard de chasseur et son ventre se gonfla.

« Plonge ! » hurla Lukas.

Les deux Taïwas s’élancèrent aussitôt dans les profondeurs du gouffre tandis que l’oiseau crachait une nuée de flammes à l’endroit où ils se trouvaient quelques secondes plus tôt. Natt sentit la douleur irradier le bas de ses ailes mais il n’y prêta pas attention. Pour le moment, ils devaient fuir. Tandis que le prédateur revenait à l’attaque, Natt se rendit compte qu’il avait de plus en plus de difficulté à battre des ailes. Il jeta un coup d’œil en arrière et se rendit compte qu’elles avaient pris feu et que ses plumes, brûlées, devenaient noires. Lukas devait aussi l’avoir remarqué car il se précipita vers lui pour éteindre le feu. L’aquila de feu arriva juste derrière le jeune homme et, avec l’une de ses serres, arracha l’aile gauche de Lukas.

Le temps s’arrêta.

Les bras écartés autour de lui, Lukas chuta.

Le prédateur, qui avait finalement attrapé un aigle dans sa course, s’envola en donnant un coup d’aile qui précipita sa chute.

Et Natt, les yeux écarquillées de terreur, hurla.

 

Les yeux écarquillés de terreur, Natt hurla :

« KAY ! »

Non. Pas cette fois. Pas encore.

Ignorant la douleur, Natt déploya ses ailes et plongea dans le vide à une vitesse inimaginable. Il ne sentit pas les branches lui griffer le visage. Il ne sentit pas la terre se loger dans ses yeux. Il ne sentit même le sentiment d’enfermement tandis qu’il plongeait dans les profondeurs de la terre. Non. Il ne sentit rien. Car tout ce qui importait, c’était Kay.

Il lui saisit l’avant-bras à peine deux mètres avant qu’il ne touche le sol et tendit ses ailes afin de stopper la chute. Le choc dû à la vitesse les secoua, mais ils tinrent bon. Les deux garçons restèrent quelques secondes suspendus dans le vide, se regardant sans oser respirer, avant que Natt ne les pose délicatement sur le sol.

Essoufflés, ils s’allongèrent tous les deux sur le sol pour calmer leurs respirations haletantes. Ils restèrent en silence pendant un moment, puis Kay déclara :

« C’est pas vraiment ici que je pensais ramasser du bois, mais apparemment on va devoir faire avec. »

Et ils éclatèrent de rire, savourant la joie d’être en vie.

* * *

« Où sont-ils passés ? » s’étonna Kalia.

Les deux jeunes filles, qui avaient fini de chasser, avaient regagné le campement et avaient aussitôt été alertées par la disparition des deux garçons. Kalia vit aussitôt l’inquiétude se former sur le visage de la Mikéas.

« Ils sont sûrement partis faire un tour, déclara tranquillement la Pygmée en déposant sur le sol les deux lapins et le campagnol qu’elle avait attrapés. Après tout, il y a tant à voir dans cette magnifique forêt !

-Oui, mais justement, ils ne sont pas censés partir comme ça. On doit rester groupés ou, au moins, savoir où les autres se trouvent.

-L’aventure que je m’imaginais était bien plus amusante » grommela la jeune fille.

Kalia s’installa finalement au pied d’un arbre et attrapa le premier lapin pour le dépecer. Elle commença par pousser l’articulation du genou afin de séparer la peau de la viande, enleva la peau, puis répéta cette opération plusieurs fois jusqu’à ce que l’animal soit entièrement débarrassé de son pelage. Aria eût une grimace dégoûtée.

« Désolée, fit Kalia. Je sais que tu ne manges pas de viande, mais je suis obligée de le faire.

-Je sais. Je ne vais pas vous empêcher de suivre vos habitudes alimentaires. »

La Pygmée répéta l’opération sur le deuxième lapin puis s’attaqua au campagnol avant de demander :

« Tu penses que quelqu’un va nous manger quand on sera morts ? »

Aria lui jeta un regard interrogatif.

« Je sais qu’on va mourir, déclara-t-elle finalement. Je sais qu’on ne peut atteindre l’apogée qu’en quittant notre corps. Alors, puisqu’on va mourir, j’aimerais autant que notre corps serve à quelque chose. J’aimerais qu’un petit animal sur le point de mourir de faim nous trouve et puisse survivre grâce à nous, souhaita Kalia. En donnant notre énergie, on sauvera nos peuples, alors j’aimerais qu’en donnant nos corps, on puisse aider les animaux de cette forêt. »

Aria acquiesça mais la jeune fille constata qu’elle n’était pas complètement emballée par cette idée. Pourtant, pour Kalia, cette pensée paraissait complètement logique. Les Pygmées se nourrissaient des animaux qui se trouvaient sur leur territoire. Les animaux se nourrissaient des Pygmées, en le chassant ou en mangeant leurs corps lorsqu’ils étaient rendus à la nature. Un cycle naturel dans lequel elle baignait depuis qu’elle était née. Alors, pour elle, ce cycle ne pourrait être achevé tant que son corps ne serait pas rendu à la nature.

Soudain, un craquement retentit et les deux jeunes femmes se retournèrent d’un même mouvement. Les silhouettes de Kay et de Natt apparurent entre les arbres. Les deux étaient sales, le corps couvert de terre séchée – et même de boue, dans le cas du Selkam. Aria se releva aussitôt.

« Où étiez-vous passés ? s’écria-t-elle. Et par l’Ether, qu’est-ce que vous avez fait ?!

-On est partis chercher du bois, l’informa Kay.

-Et de la nourriture » compléta Natt.

Kalia baissa les yeux vers leurs mains. Elles étaient vides. Aria avait dû en arriver à la même conclusion car elle haussa les sourcils.

« Ouais, tout ne s’est pas passé exactement comme prévu, avisa Kay. Mais on avait besoin de bois pour allumer un feu et il n’y en avait pas aux alentours. En plus, on s’est dit qu’on allait aussi chasser étant donné que tu risquais de convertir Kalia à ton végétarisme.

-J’ai chassé, intervint Kalia en levant ses deux mains dans lesquelles elle tenait les lapins dépecés tout en leur jetant un regard moqueur. Et j’ai aussi du bois » ajouta-t-elle.

Devant le regard dubitatif du Selkam, la Pygmée fit un mouvement de la main vers le centre de la clairière où, aussitôt, un tas de bois se matérialisa.

« Ça y est ? Vous vous rappelez de quel clan je fais partie, maintenant ? » se moqua-t-elle

Kay leva les mains en signe d’abandon et reconnut qu’il avait sous-estimé la Pygmée, ce qui étonna toute l’assemblée. Un grand sourire étira les lèvres de Kalia qui se précipita pour l’enlacer.

“Je savais que tu ne faisais pas que me mépriser ! s’exclama la jeune fille.

-Oula, ne nous emballons pas non plus” fit remarquer Kay en tentant tant bien que mal de se dégager de son étreinte. 

Cependant, la jeune Pygmée ne le laissa pas s’échapper et continua de le serrer dans ses bras. Elle sentit la résistance de Kay s’affaisser et aurait presque juré qu’il lui rendait son étreinte. Toutefois, elle ne le fit pas remarquer. Même elle savait que certaines choses devaient être tues pour être préservées.

Les quatre compagnons s’installèrent ensuite pour manger. Kay dévora un lapin comme s’il n’avait pas mangé depuis trois jours et Natt et Kalia se partagèrent le reste des prises tandis qu’Aria se contentait des fruits que la Pygmée avait fait pousser. Kalia n’aurait pas été contre un petit peu de repos, car sa chasse l’avait tout de même fatiguée, mais la Mikéas était d’un autre avis. Ils avaient à peine terminé de manger qu’elle ordonna qu’ils se remettent en route. 

“On se reposera quand on aura accompli notre mission, déclara-t-elle. En attendant, on ne peut pas se permettre de mettre en péril l’existence de la Vallée juste parce qu’on est un peu fatigués.”

Chacun réunit alors ses affaires et ils se remirent en route, Aria en tête. Kalia remarqua que, étonnement, Kay ne se trouvait pas à ses côtés. Il marchait en fin de file et semblait tout faire pour éviter d’avoir à regarder la Mikéas. Souhaitant tenir compagnie au jeune homme, la Pygmée repéra une fleur orange dans l’herbe qu’elle cueillit pour aller lui offrir.

“C’est pour toi ! s’exclama-t-elle. Elle est de la couleur de tes yeux !

-Oh, merci beaucoup ! répondit Kay. Mon cœur s’emballe.

-Profite-en bien alors, parce que bientôt il ne battra plus du tout !” répliqua Kalia.

Sous le choc, Kay s’arrêta puis observa la jeune fille, ébahi, avant d’éclater de rire.

“Tu fais de l’ironie toi maintenant ? s’enquit-il.

-J’apprends, déclara-t-elle. C’est toujours amusant de pouvoir t’épater.

-Je vois ça, commenta-t-il. T’es peut-être pas aussi insupportable que je le pensais alors, langue sur pattes.”

Ils marchèrent un moment côtes à côtes, en silence, jusqu’à ce que Kay ne relève l’étrangeté de la situation.

“C’est bien la première fois que tu n’as plus rien à dire, fit-il remarquer. À quoi tu penses ?

-À rien, prétendit la jeune fille.

-Crache le morceau, langue sur pattes. C’est sûrement la seule fois de ma vie que je te demanderais de parler.”

Kalia garda son regard pointé sur le chemin avant de finalement demander :

“Tu aurais voulu devenir quoi, si tu avais pu vivre ?

-Je serais sans doute devenu un soldat, répondit Kay. Comme quasiment tous les Selkams. Ou alors je me serais fait tuer d’une autre façon. 

-Je t’ai pas demandé ce que tu serais devenu, mais ce que tu aurais voulu devenir, insista la jeune fille.

-J’en sais rien alors, lâcha le Selkam en haussant les épaules. Le libre arbitre n'a jamais vraiment été une option dans mon clan. 

-Moi j’aurais voulu être exploratrice, déclara Kalia. J’aurais voulu explorer toute la forêt, jusqu’à en connaître ses moindres recoins et découvrir des lieux dont on n’avait jamais soupçonné l’existence. J’aurais voulu connaître absolument tous les animaux qui habitent la forêt. Et puis, une fois que j’aurais été trop vieille pour ça, j’aurais voulu m’occuper des feuilles-bulles pour permettre à mes frères et sœurs d’arriver dans les meilleures conditions possibles. J’aurais aussi écrit des livres sur mes aventures, pour mon clan mais aussi pour les Mikéas qui étudient toute la Vallée.

-Tu as découvert cet endroit, fit remarquer Kay. Personne ne peut se vanter d’avoir fait ça.

-Personne ne peut s’en vanter parce que les gens qui posent les pieds ici meurent."

Kalia accéléra le pas afin de savourer la fraîcheur du vent et d’empêcher ses émotions de prendre le dessus.

Elle ne serait jamais exploratrice.

Elle ne pourrait jamais raconter ses aventures à son peuple.

L’unique chose importante qu’elle avait fait au cours de sa vie ne sera jamais connue.

Elle n’était rien. 

* * *

Aria marchait en tête, seule, tentant de surmonter le flot brûlant de pensées qui renversait son esprit. Depuis le début du voyage, elle faisait tout de travers. Elle avait été incapable d’amener l’harmonie au sein du groupe, elle n’avait pas su rassurer Kalia quand cette-dernière avait eu besoin d’elle, elle n’avait pas pensé à combiner leurs pouvoirs afin d’invoquer le feu follet de l’Ether, et par dessus tout elle n’avait même pas encore réussi à trouver le noyau ! Elle n’était pas digne de son clan. Sa mère aurait honte d’elle.

Pire encore, elle commençait à douter des Mikéas. Principalement de leur capacité à amener l’harmonie dans le Vallée. Elles ne pouvaient pas ignorer le traitement que les Selkams infligeaient à leur propre peuple - et si c’était le cas, elles faisaient donc très mal leur travail - et Aria était donc affligée par leur inaction. Le Dieu et la Déesse leur avaient attribué un rôle précis. Alors, si elles ne l’accomplissaient pas, qu’adviendrait-il de la Vallée ?

Les choses devaient changer. Quelqu’un allait s’en rendre compte. Quelqu’un devait s’en rendre compte. Aria ne donnerait pas sa vie pour que les Selkams continuent de torturer certains des leurs comme ils l’avaient fait avec Kay.

Kay. Désormais, le garçon se montrait distant avec elle. Elle savait qu’elle ne devrait pas s’en formaliser. Après tout, sa mère lui avait ordonné de rester loin de lui, alors la distance soudaine que prenait le jeune homme devrait la satisfaire. Étonnement, ce n’était pas le cas. Depuis qu’ils s’étaient remis en route, la Mikéas ne ressentait qu’une envie ; se précipiter vers Kay et lui dire qu’il n’était pas égoïste, qu’elle était désolée pour tout, et que plus jamais il n’aurait à endurer de telles souffrances. Cependant, elle ne pouvait pas se permettre de faire de telles promesses ; elle n’avait aucune idée de ce qu’il se passerait une fois qu’ils auraient atteint le noyau.

Le ciel commença à s’assombrir. Les nuages cachèrent progressivement le soleil qui, jusqu’ici, n’avait jamais failli à éclairer l’étrange forêt dans laquelle ils avaient atterris. Aria s’en réjouit ; moins la chaleur serait accablante, plus il serait facile de continuer de marcher. Et peut-être qu’elle pourrait finalement prouver qu’elle n’était pas une incapable…

Le paysage n’avait pas énormément changé depuis la veille. Ils étaient toujours entourés d’arbres très hauts, dont le feuillage imposant les piégeait dans une sorte de cocon qui les empêchait de voir le ciel. Autour d’eux, hormis les quelques sentiers qui se dessinaient parfois sur le sol, il n’y avait que des arbres s’étendant à perte de vue. De rares animaux se montraient parfois aux abords des bois mais, comprenant que Kalia allait se mettre à les poursuivre, ils prenaient aussitôt la fuite.

Soudain, un bruit retentit à gauche du sentier. Les quatre voyageurs s’arrêtèrent, tous les sens aux aguets. Plusieurs lapins déboulèrent sur le chemin, tellement rapide qu’ils manquèrent de renverser Aria sur leur passage. 

“Qu’est-ce que…”

La jeune fille n’eut pas le temps de terminer sa phrase. Une nuée d’écureuil fondirent vers eux, arrivant de tous les côtés, courant comme si leur vie en dépendait. 

“On se regroupe !” s’écria la Mikéas.

Les quatre adolescents se réunirent aussitôt et se plaquèrent au sol, formant un rond, afin de constituer un bouclier pour se protéger des bêtes enragées. Ils avaient à peine eu de temps de se rejoindre que le sol trembla. Un troupeau de biches et de cerfs, ainsi que des dizaines de renards et des lynx, traversèrent le sentier, accourant comme s’ils étaient poursuivis par un brasier.

Comme s’ils étaient poursuivis par un brasier.

Aria percuta.

“Il faut qu’on coure ! s’écria-t-elle.

-Pardon ?! s’exclama Natt en retour.

-On est censés mourir une fois qu’on a atteint le noyau, princesse, pas avant, fit remarquer Kay, assez fort pour couvrir le bruit assourdissant du troupeau.

-Ils ne sont pas devenus fous ! cria Aria. Ils sont en train de fuir quelque chose. On doit fuir aussi !

-Mais qu’est-ce qu’ils pourraient être en train de fuir ? questionna le Selkam.

-J’en sais rien ! répliqua la Mikéas. Dès que le troupeau est passé, on se lève et on court.”

Les trois autres acquiescèrent en silence. Il ne fallut que quelques secondes de plus aux animaux pour finir de passer et les élus se levèrent aussitôt, désirant fuir avant l’arrivée de la prochaine vague.

Cependant, ils étaient à peine debout que Aria sentit un souffle chaud s’approcher d’eux. Sous leurs pieds, les graviers se mirent à trembler et des particules de poussière s’élevèrent doucement. Kalia fut la première à se retourner. Aria l’entendit hurler puis la vit être projetée contre un arbre avant de s’affaisser sur le sol. Les trois autres se retournèrent comme un seul homme.

Devant eux se dressaient trois créatures, de plus de trois mètres de haut, à l’allure fantomatique. Elles étaient constituées de ce qui semblait être des grains de poussière ou de sable et avaient une forme humaine, hormis le fait qu’elles ne détenaient pas de visage. Elles se mirent soudain à souffler et les trois adolescents se retrouvèrent projetés en arrière.

Les deux jeunes hommes se relevèrent aussitôt. Kay dégaina son épée et se mit en garde avant de se précipiter vers les monstres. De son côté, Natt déploya ses ailes et ferma les poings afin de sortir ses serres. Aria se leva à son tour et plaça ses mains devant elle pour se défendre, ne sachant pas exactement ce qu’elle était censée faire.

La jeune Mikéas vit Kay asséner plusieurs coups d’épée à l’une des créatures, qui se révéla trop lente pour contrer la dextérité du jeune homme, mais sans que cela semble la blesser ou même l’affaiblir. La lame traversait son corps comme elle traversait de la poussière ; sans faire de dégâts. Le monstre envoya une nuée de poussière brûlante sur le jeune homme qui resta stoïque, paraissant être habitué à de telles épreuves.

“C’est tout ce que t’as dans le ventre ?!” s’écria-t-il en la transperçant de nouveau avec son épée.

De son côté, Natt n’avait pas plus de chances. Sa capacité à voler lui permettait d’échapper aux attaques du monstre, mais il avait beau le griffer de toutes ses forces, ce-dernier ne paraissait rien ressentir. Les créatures semblaient invulnérables.

“Ils ne faiblissent pas ! s’écria Kay. Comment on tue quelque chose qui n’est pas sensible aux lames ?

-On utilise pas de lames.” répondit Aria.

La jeune femme accourut et se plaça au centre des trois créatures. Elle ferma les yeux. S’agenouilla. Posa une main sur le sol.

Lorsqu’elle les rouvrit, trois jets d’eau fusèrent vers chacune des créatures. Ces dernières émirent un râle rauque et s’éloignèrent un instant des jeunes hommes. Elles se replièrent sur elles-mêmes en gémissant. Aria vit leur peau se friper, se craqueler puis durcir et comprit à cet instant son erreur.

Les monstres de poussière se relevèrent. Sauf qu’ils n’étaient plus fait de poussière. Ils étaient fait de pierre. Et, sans hésiter, ils fondirent sur la Mikéas.

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Lucyie
Posté le 22/01/2022
« Non. Elle ne représentait absolument rien. C’était juste une grande moralisatrice persuadée de son bon droit. » Mmmmouais...

Encore une fois super chapitre ! J'ai l'impression qu'ils n'ont pas un moment de répit tout les quatre xD
J'étais sûr que Luka et Natt allait mal finir snif...
Elleana
Posté le 22/01/2022
Laissons-le se mentir à lui-même xD

Merci beaucoup ! C'est vrai qu'ils n'ont pas énormément le temps de se reposer dans cette aventure x)
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