Owen ne parvenait pas à dormir. La chaleur insupportable qui régnait dans la pièce lui vrillait les tempes, envahissant sa chair d’un vibrant staccato qui paralysait ses membres de la pointe des orteils au sommet du crâne. Il jeta un regard envieux aux hommes qui sommeillaient à l’ombre de la chambre, en songeant au trajet de la veille ; ils avaient marché toute la nuit sans rencontrer âme qui vive. Aucune difficulté majeure n’était venue entraver leur progression, mis à part les kilomètres de plaines incultes qu’ils avaient dû affronter, sous les vents glacés de la vallée de Losse. Pendant des heures la bise, en furie, leur avait griffé le visage, soulevant des nuages de poussière qui s’infiltrait partout, à l’intérieur de leurs vêtements, dans leur bouche, leur nez, leurs yeux, malgré le port de combinaisons et de masques. Ils étaient arrivés au petit matin, rompus de fatigue, dans une ferme abandonnée au sein de laquelle le commandant avait ordonné le bivouac.
Dans l’espoir de trouver un peu de fraîcheur, Owen colla son front au mur, priant pour que le sommeil le gagne enfin lorsqu’un bruit à l’extérieur le fit sursauter. L’oreille aux aguets, le garçon s’immobilisa quelques secondes et perçut de façon assez nette le grognement d’un petit animal. Intrigué, il se redressa pour aller jeter un œil, mais les militaires se tenaient déjà debout, face à lui, attentifs et muets. Le commandant Charcot, un doigt sur la bouche, lui fit signe de se taire et se dirigea vers la fenêtre, un couteau de combat à la main. Après avoir longuement observé les alentours, il ordonna à ses hommes de se déployer autour de la maison et, avant de leur emboîter le pas, somma Owen et ses amis qui s’étaient réveillés de rester tranquilles.
Leïla se déplaça la première. Avec souplesse, elle alla jusqu’à la croisée pour surveiller la cour tandis que ses compagnons la rejoignaient en rampant. Dehors, tout semblait calme ; dans le carré poussiéreux qui jouxtait la bâtisse, ils ne virent rien d’autre qu’un vieux puits et une étable en ruine d’où s’échappaient quelques virevoltants roussis par le soleil. Sans un mot, ils observèrent les soldats encercler la ferme, puis se disperser dans les champs pelés des environs. Une quinzaine de minutes s’écoula avant qu’ils réapparaissent, leurs armes blanches rangées dans les fourreaux : ils n’avaient rien trouvé. Leïla et les garçons se précipitèrent vers leurs sacs de couchage pour ne pas se faire disputer au retour de Charcot.
— Qu’est-ce que c’était, commandant ?
— Rien ! Dormez ! Vous devez reprendre des forces avant la nuit.
— Il fait trop chaud, on n’y arrive pas.
— Eh bien, forcez-vous !
Facile à dire… trouver le sommeil par cinquante degrés, même à l’ombre d’une vieille masure, même exténués par une nuit de marche, c’était impossible ! Les amis échangèrent un regard entendu avant de s’astreindre, tant bien que mal, aux ordres du commandant.
La fatigue eut cependant raison d’eux ; il était déjà tard lorsque la sentinelle les réveilla d’une secousse, les invitant à s’habiller rapidement avant de rejoindre les adultes qui étaient en train de prendre l’unique repas de la journée, dans une pièce du rez-de-chaussée. Owen frissonna en descendant l’escalier : la température dans la maison avait considérablement chuté depuis que le soleil avait disparu derrière les tuiles ébréchées du village. Dans une heure, le thermomètre afficherait dix degrés au-dessous de zéro et dehors, des vagues de sablon s’abattraient bientôt sur eux tandis qu’ils lutteraient contre le blizzard.
Regroupés autour de leur chef, les soldats écoutaient attentivement les consignes de déplacement, en mâchonnant de petits pains d’algues séchées qui, avec les bâtonnets de silure, constituaient l’essentiel des provisions. Owen donna un coup de coude à Milo, en soupirant :
— On va encore mordre la poussière, gros !
— La vallée de Losse forme un goulot entre deux montagnes. Le vent s’y engouffre comme un train dans un tunnel, mais dès que nous atteindrons le massif d’Alhezte, nous serons à l’abri.
Donald Alberti qui se tenait près d’eux sourit aux garçons, en signe d’encouragement. Le spécialiste en climatologie continua, l’air confiant :
— Si nous marchons bien, nous pourrons y être à l’aube.
— Vous êtes optimiste, professeur ! intervint d’un ton maussade Charcot qui les avait rejoints. Nous ne gagnerons pas Alhezte avant deux jours.
— Pas si nous empruntons l’ancienne route nationale.
— Trop dangereux ! Nous risquons d’y faire de mauvaises rencontres.
— Bien sûr… je n’y avais pas songé, convint Alberti, embarrassé. Je suis désolé, les gars !
Owen et Milo le rassurèrent d’un geste tandis que l’homme s’éloignait lentement en direction de la chambre où ses collègues s’apprêtaient à revêtir leur combinaison. Outre le géologue, deux autres scientifiques avaient, en effet, intégré le projet : Kant Brother, biologiste de son état et une docteure en médecine, nommée Marguerite Estelas. Déterminés à soutenir le commandant le plus efficacement possible, les experts désiraient, tout aussi ardemment, faire progresser leurs recherches. Donald Alberti comptait ainsi sur la mission pour effectuer une étude exhaustive de l’environnement tandis que ses consœurs envisageaient de mutualiser leurs collectes afin d’élaborer, pour l’une, un classement de toutes les espèces rencontrées, pour l’autre, d’approfondir ses travaux sur les virus.
Sur l’ordre de Charcot, Leïla et les garçons allèrent prendre leur repas près d’un amoncellement de pierres noircies pendant que les soldats s’affairaient autour d’eux comme des abeilles au sein d’une ruche. Soudain, le lieutenant Carduz, le plus jeune officier de la brigade, s’approcha de son supérieur pour lui chuchoter quelques mots à l’oreille. Pointant son menton vers les deux militaires, Owen commenta, laconique :
— Ça pue, là-bas !
— T’as raison, Charcot fait une drôle de tête !
À peine Milo avait-il adressé cette remarque à son meilleur ami que le commandant demandait le silence pour annoncer, d’une voix cinglante, que quelqu’un avait subtilisé les vivres contenus dans un des traîneaux servant au transport de marchandises ; plusieurs bâtonnets de silure, quelques pains d’algues ainsi qu’une bourriche d’eau s’étaient, en effet, volatilisés durant la halte. Des murmures de désapprobation s’élevèrent au sein de la petite assemblée, mais Charcot les fit taire d’un geste impérieux, le regard noir et méprisant.
— Celui qui a volé ces denrées prive un membre de l’équipe de sa ration hebdomadaire. Ce forfait est inqualifiable ! La punition sera donc exemplaire. Soit le fripon se dénonce, soit certains d’entre nous devront se résoudre à manger moins que d’ordinaire.
— Que voulez-vous dire, commandant ? demanda Marguerite Estelas, interloquée.
— Que deux personnes devront partager la portion d’une seule, pendant six jours ! répliqua Charcot, sans ciller. Nous tirerons à la courte paille.
— C’est parfaitement injuste ! s’insurgea Leïla.
— Je suis de votre avis, jeune fille. À moins que le coupable ne se dénonce, il aura deux affamés sur la conscience.
— Cela m’apparaît extrêmement sévère ! insista Estelas. Ces parts représentent déjà le minimum vital ! Pourquoi être aussi strict quand nous possédons des stocks suffisants pour tenir plusieurs mois ?
Mais Charcot ne voulut rien entendre.
— Madame Estelas, vous êtes peut-être le médecin de cette expédition, mais moi, j’en suis le commandant. Il est de mon devoir de la mener à terme dans les meilleures conditions. Nos réserves sont calculées au plus juste. Je ne tolérerai donc aucune perte, ni en hommes ni en nourriture. Et j’ajoute que deux personnes sous-alimentées valent mieux qu’une seule morte de faim.
Un lourd silence plana sur l’assistance.
— Et si le voleur n’était pas parmi nous.
— Que voulez-vous dire Owen ?
Le professeur Alberti se tourna vers le garçon, l’invitant à préciser sa pensée.
— Ce matin, nous avons tous entendu du bruit dans la cour. Le commandant a même envoyé la brigade vérifier les alentours.
— Et nous n’avons rien trouvé ! l’interrompit celui-ci.
— Peut-être que vous avez mal cherché… marmonna Leïla, sarcastique.
— Plaît-il ?
— Je disais…
— Rien ! lança brusquement Owen, une main posée sur la bouche de sa compagne. Elle voulait juste savoir si l’un d’entre vous n’aurait pas relevé quelque chose de suspect durant la ronde.
— Mettez-vous en doute mes compétences, jeune homme ?
— Non ! Bien sûr que non, commandant ! répondit Owen en rougissant.
— Dans ce cas, inutile de discuter. J’accorde deux jours de réflexion au responsable du larcin. S’il ne se livre pas, j’appliquerai la sentence. Nous partons dans un quart d’heure.
Petite remarque :
- en songeant à la randonnée de la veille => le mot "randonnée", ça me fait penser à une balade de loisir plutôt sympathique et tranquille, ça m'a un peu embêtée dans ce contexte.
Voilà pour mes retours.
Au fait, et ce CAPES de philosophie ?
A bientôt !
Le voyage progresse ! C'est un chapitre très cool, avec des descriptions très sympa, surtout vers les premiers paragraphes (dormir quand il fait chaud, quel calvaire).
Je me demande qui a volé les rations de nourriture... Peut-être que Owen, Milo et Leïla vont faire la connaissance des autres humains aperçus précédemment !
Au fait, je ne pose la question que maintenant, mais je me demandais pourquoi les dialogues étaient en italiques.
Voili voilou :)
À bientôt !
Merci pour ton sympathique retour ! J'espère que la suite te plaira.
J'utilise l'italique pour mettre en relief les dialogues, mais comme tu n'es pas là première personne à le souligner, je me demande si c'est très judicieux de continuer...
À bientôt !
J'apprécie l'équilibre entre les descriptions de l'environnement et des interactions entre les personnages :)
Je me demande si tu as développé une faune et une flore propres à cet univers, mais j'imagine qu'on le découvrira bientôt.
Oui il y a un biote particulier ; tu le découvriras un peu plus loin si tu poursuis ta lecture ;-)