Chapitre 5

Les jours s'effrangeant, mon évaporation sensorielle se poursuivant sans relâche, j’ai fini par entendre les pincements des premiers adieux, le bruit des coffres qu’on claque, des moteurs hybrides qu’on démarre pour décamper au loin vers les vapeurs épaisses de l'inconnu, parsemées déjà, c'était certain, de poussières d'Êtres rougissant le ciel noir de flamboîments lugubres. D'heure en heure, d'autres embrassades ont suivi, d'autres effusions de larmes, autant de coeurs lourds qui se traînaient jusqu'aux banquettes des voitures. Cette longue caravane émotive qui se constituait peu à peu à l'abri de mes regards me semblait presque irréelle, jusqu'à me demander si je ne la rêvais pas. 

Mais non, je ne la rêvais pas.

Une nuit, alors que la lune était pleine et m'empêchait de dormir, une petite fille a hurlé soudain dans la rue : mon ourson, maman, j'ai pas Barnaby ! Sa peur de partir sans son ami protecteur s'est rapidement transformée en terrible crise d'angoisse. Je me suis alors approché de la fenêtre et j'ai vu que la gamine gigotait et commençait à suffoquer devant la porte du camping-car, donnant cette impression qu'elle n'allait pas tarder à s'évanouir. Barbaby ! s'époumonait-elle dans un mantra déchirant, entre deux menaces d'asphyxie. Aussitôt, sa mère affolée l'a prise dans ses bras pour tenter de l'apaiser, mais la petite n'en pouvait plus de se complaire dans son hystérie. C'est alors que son père paniqué a couru comme un dératé jusqu'au bout de la rue.

Cinq bonnes minutes sont passées ainsi où j'ai rongé mon frein, quand le père a hurlé en retour : mais il est où ce putain de doudou ? Noah, tu m'entends ? Il est où ?

"Mais je sais pas ! Cherche !", s'est égosillée en écho la mère, à en briser les étoiles.

C'était empoignant ce raffut de tous les diables. Cela prenait aux tripes. J'étais peiné pour eux, mais je ne voulais plus entendre ça, je voulais que cela cesse. Définitivement. Coûte que coûte. J'essayais comme je pouvais de contenir ma phonophobie, mais je n'y parvenais pas. Le sang commençait à tonner dans mes oreilles. Des lignes blanchâtres, tels des éclairs flétris, zigzaguaient devant mes yeux. Mon aversion montait crescendo et se portait principalement sur les pleurs incoercibles de la fillette, que sa mère inepte, stupide, inopérante, n'arrivait pas à consoler. Ce "Barnaby" répété à tue-tête me donnait l'envie d'aller baffer l'une et l'autre et de les jeter avec force dans la benne à ordures juste en face.

Mais où te planques-tu espèce d'ourson débile et crasseux ? me suis-je mis à maugréer en griffant méchamment la dentelle de mon rideau.

Et puis, au bout d'une dizaine de minutes intolérables, le père est enfin réapparu avec cette loque de Barbaby comprimé dans son poing. Il avait l'air en nage, semblait avoir fracassé de nombreux tiroirs, horripilé sans doute d'avoir très mal géré sa foutue bonne action. De fait, il n'est pas allé donner l'ourson à sa fille. Il l'a jeté d'un geste sec sur le siège passager par la vitre ouverte, et il est venu prendre le volant. La mère lui a lancé un regard glacial en venant récupérer la maudite peluche, puis elle a embarqué sa petite furie capricieuse dans le salon arrière. Et vogue la galère.

J'ai regardé le camping-car s'éloigner dans la nuit jusqu'à retrouver mon cher silence, ma quiétude maladive. Et la violence en moi s'est désamorcée dès la disparition du véhicule.

Cette famille, qui venait de perdre la raison devant mes yeux, ne partait pas en vacances. Elle partait fuir la fin du monde. Mais où se rendaient-ils donc, eux aussi ? Dans quelle humide hypogée ? Dans quelle fosse commune taillée dans le roc ?

Pour se volatiliser ainsi les uns après les autres, quelqu'un avait dû trouver le refuge idyllique. Ils avaient tous dû se repasser le mot : faites vos bagages, nous sommes sauvés, il y a une termitière au nord, avec tout le confort, de nombreux filtres à particules et des jeux de société ! Ces pauvres gens s'accrochaient tous à leur optimisme béat, ils entretenaient en eux ce feu de paille de la Providence, ignorant juste ce que voulait dire : tomber de Charybde en Scylla !

Durant ces cinq jours, je suis resté dans la pénombre à savourer cette débâcle délicieuse. Plus la ville se vidait, plus je me sentais désincarné. Je commençais à respirer de mieux en mieux, sans le moindre effort. J’avais l’impression que quelque chose était en train de se libérer dans ma poitrine, comme si minute après minute elle s’affranchissait d’une matière qui l’emprisonnait depuis sa jeunesse.

J’ai souri quand j’ai compris ce qui se passait. Cette lourdeur gluante, nocive, dégoûtante, qui se dissipait peu à peu de mon cœur, cette lourdeur : c’était les hommes !

Tous ces déserteurs n’avaient pas eu l’air de bien saisir la suite du programme. Les images terribles qu’ils avaient dû voir sur internet et les prédictions funestes des spécialistes ne les avaient pas rendus plus intelligents. Mon avantage était mince et je n’étais pas plus avancé qu’eux, mais je connaissais bien les conséquences globales des retombées nucléaires. À l’heure qu’il était, le blocage du rayonnement solaire par les projections de suie et de fumée avait déjà débuté. S’ensuivrait bientôt l’hiver nucléaire, à savoir une baisse notable des températures de 15 °C à 25 °C durant plusieurs semaines, voire plusieurs mois, qui engendrerait à l'échelle mondiale des bouleversements climatiques sans précédent. S’ensuivrait également l’étouffement inexorable de la photosynthèse, le dépérissement des plantes et du plancton. Herbivores et carnivores n’y survivraient pas, ce qui entraînerait inévitablement la famine nucléaire, et la mort certaine de 95 % des individus.

Comme l’avait asséné feu le Général Petraeus, il allait de soi que, même calfeutré dans le plus robuste des bunkers, personne ne résisterait très longtemps au poids de l’écrasante solitude. La dernière pandémie du Covid en attestait cruellement. Aussi bien jeunes que vieux, personne n’avait supporté de rester confiné si longtemps loin de ses congénères. Les dépressions avaient flambé, les passages à l'acte, les troubles alimentaires, le recours aux benzodiazépines chez des adolescents qui les préféraient à la marijuana. Perclus de chagrin, de désoeuvrement, bon nombre de personnes âgées s'étaient laissées mourir pour mettre fin aux mesures sanitaires drastiques. L'alcool ayant coulé à flots, les violences conjugales avaient explosé, les gosses avaient trinqué, de même que les animaux domestiques. À part les ermites, les anachorètes et autres vieux des montagnes, aucun être douillet n’était préparé pour cela.

Mais moi, je l’étais.

Je me sentais paré pour relever ce défi. J'étais prêt à profiter de ce luxe que le destin me servait : me frayer une vie, aussi courte soit-elle, dans un monde débarrassé de ses plus vilains insectes.

 

 

 

 

 

 

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Zoé Florent
Posté le 09/11/2023
Le portrait de ton mysanthrope s'affirme toujours avec force...
"C'étaiENT des hommes" et "s'ensuivraiENT également", seules coquilles débusquées ;-)...
Bon, je meuble encore pour que mon commentaire fasse les cent cinquante caractères minimum pour le poster :-)...
Hortense
Posté le 14/12/2022
Re...
Je poursuis ma lecture toujours curieuse de cet étrange personnage, définissable et indéfinissable, attrayant et repoussant, intelligent jusqu'à une forme de stupidité obsessionnelle. Car lui, il sait. Il a vu venir le désastre, en connaît les conséquences, et tel un esthète éclairé peut seul en apprécier la saveur ou l'amertume. Faut-il le plaindre ou l'envier ? Plaindre son irascibilité, envier sa lucidité, regretter son manque d'empathie... mais l'empathie semble plutôt, pour lui, la caractéristique des faibles et des inconscients.
Pourtant, comme tous les autres, il semble bien que lui aussi soit dominé par ses peurs. Le dénigrement, la logique implacable peuvent paraître comme une forme de système d'autodéfense.
Je te livre en vrac mes sentiments et c'est une analyse incomplète car ton texte prête à réflexion et discussions. Je sens qu'il va tourner dans ma caboche !!!

Juste une remarque :
- Comme j'ai retrouvé peu à peu ma quiétude maladive, la violence en moi s'étant désamorcée dès la disparition du véhicule : la tournure de la phrase me chiffonne un peu. Peut-être inverser les deux parties de la phrase et supprimer le "comme"?

A très bientôt
Hortense
Posté le 14/12/2022
En fait, ton personnage m'agace prodigieusement et je ne sais encore si j'ai envi de l'aimer ou de lui coller des claques (MDR)
Zultabix
Posté le 14/12/2022
Il va s'attendrir après, ne t'inquiète pas !!!
Hortense
Posté le 19/12/2022
Je n'ai pas eu le temps d'avancer dans la lecture occupée par les fêtes qui s'annoncent. Bien sûr que l'on peut s'appeler mais plutôt en début d'année pour que je sois tranquille. Je t'envoie un MP.
A très bientôt
Zultabix
Posté le 19/12/2022
Ah merci Hortense ! En début d'année, super !
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