Chapitre 5

Les couloirs du bâtiment C étaient bruyants, encore une fois. En fait, à part les toilettes, aucun établissement commun situé sous la coupole de l'Institut, ou le Bocal, comme les élèves s'étaient amusés à le baptiser, n'était calme et silencieux. Astrid et Brianna tentaient de se frayer un chemin à travers les éclats de voix et les bouchons d'élèves.

— Dans quelle salle se déroule notre prochain cours ? Se renseigna Astrid.

— 104, bâtiment A. Ce sont des Maths. Enfin, pour la partie classique du cours, en tout cas...

Dans tous les esprits, une question principale se posait : si l'hypnose était le “cours surprise” de son homologue de Français, quel serait celui des Mathématiques ?

Lorsqu'elles parvinrent enfin à l'extérieur, Astrid cligna des yeux. C'était une impression très étrange que d'être indisposé par la puissante luminosité sans ressentir l'habituelle chaleur intenable qui l'accompagne.

La jeune fille s'inséra dans un groupe d'élèves animés, entraînant Brianna dans son sillage. Astrid devait être la seule personne de toute sa classe à ne pas avoir l'esprit encombré de suppositions portant sur l'ardent sujet de l'hypnose. Son cerveau à elle avait choisi de se concentrer sur une seule question, qui aurait étonné tout le monde si elle l'avait exprimé à voix haute : pourquoi diable les rosiers bleus peints sur le bâtiment principal lui étaient familiers ?

Elle avait beau retourner la question dans tous les sens, elle ne parvenait pas à retrouver l'origine de l'écho qui s'éveillait en elle à chaque fois que ses yeux accrochaient cet entrelacs de fleurs si particulières.

— Tu crois que nos familles savent, pour tout... “ça” ? demanda Brianna à voix haute, la coupant dans ses recherches.

— Nos familles... répéta Astrid d'une voix distante.

Et soudain, une image s'imposa à elle. Fugace, elle s'afficha dans son esprit une fraction de seconde, mais Astrid avait eut le temps d'en apercevoir le principal, et elle s'écria, triomphante :

— Je sais !

— Tu sais ? répondit Brianna, perplexe.

— Oui ! Les roses bleues !

— Mmh, les roses bleues, répéta la brunette d'un air entendu.

— Pour répondre à ta question, Brianna, reprit Astrid à voix basse, je pense que nos parents sont au courant. Enfin, les tiens, je n'en sais rien, mais ma mère, oui.

— Tu veux dire qu'Eleanore Beauxdraps sait tout ? S'étonna la jeune brune.

Astrid jeta un regard inquiet à la ronde.

— Ne prononce pas son nom à tort et à travers ! siffla-t-elle. Bref. Les roses bleues, elles m'étaient familières. Elles me rappelaient quelque chose. Et pour cause : je les ai déjà vues. Les mêmes. Exactement les mêmes.

— Quoi ? s'écria Brianna. Tu délires !

— Absolument pas. J'en suis certaine. J'ai déjà vu ces roses, mais peintes sur une toile. Et cette toile, c'est ma mère qui l'a peinte. Je ne sais pas ce qu'elle en a fait, mais elle en a fait une réplique exacte, en plus petit.

— Attends, attends, c'est peut-être une coïncidence ! protesta son amie, refusant d'admettre un lien aussi gros. Tu peux t'être trompée...

Astrid marqua un temps d'arrêt, indécise. Après tout, il existait sûrement plus que deux peintures de bouquets de roses bleues au monde. Sa mère ne s'était pas forcément inspirée de l'exemple peint sur le bâtiment de la Rose.

— C'est vrai, concéda-t-elle. Mais si mon hypothèse est juste, ça implique beaucoup de choses. Déjà, ça voudrait dire qu'elle a étudié ici. Donc qu'elle est au courant. Et elle n'est sûrement pas la seule.

Mais ça soulevait surtout une intéressante question : pourquoi donc Eleanore Beauxdraps avait-elle montré autant de réticences à envoyer sa fille dans un établissement où elle avait elle-même étudié ?

Brianna saisit son bras comme une mère le ferait avec son enfant et l'attira vers elle pour éviter qu'elle ne se trompe de chemin. Elles avaient pénétré dans le bâtiment A, et la salle qu'elles cherchaient n'était en principe plus très loin. Une poignée de secondes plus tard, elles s'adossaient au mur peint d'un ballet de tons oranges du couloir Abricot rêveur.

— Il nous reste cinq minutes avant le début du cour, informa Brianna après avoir lorgné sur sa montre.

— On vient.

En effet, trente secondes plus tard, quatre élèves de leur classe pointèrent leur nez dans la cage d'escalier. Elles reconnurent sans peine la dénommée Irina et le garçon blond aux yeux bleus ironique, accompagnés de deux autres filles. Ils débattaient vivement à grand renforts de gestes virulents sur un sujet dont Astrid ignorait tout.

— Notre classe est constituée de moucherons incapables de tenir tête à quelqu'un ! déclara le blond avec un reniflement dédaigneux.

— Anastasio, tu veux bien arrêter deux minutes avec ton ego surdimensionné ? s'agaça Irina.

— Oh, ça va !

— Entre eux, c'est le coup de foudre, marmonna Brianna. Comment il se la pète, celui-là...

Astrid se contenter d'opiner de la tête.

— Partons, marmonna Anastasio en les fusillant du regard.

Malgré elle, Astrid eut un reniflement désapprobateur. Elle regretta son geste à la seconde où il pivota sur ses talons et inclina la tête, un sourire moqueur sur son beau visage. Elle n'était pas spécialement timide, mais elle préférait la discrétion à l'exhibition, l'ombre à la lumière, l'observation à l'action. Anastasio souffla nonchalamment sur sa mèche blonde.

— Plaît-il ?

— Je ne te retiens nullement, mais si tu pars maintenant, tu arriveras en retard. C'est tout.

Le jeune garçon, qui n'avait visiblement pas de montre, plissa les yeux.

— Et pourquoi je te croirais ? Je ne fais confiance à personne. Personne t'inclus aussi. Au fait, tu t'appelles comment ? Que je sache quel nom graver sur ta tombe...

Quitte à sortir de son silence, autant que ce soit pour lui rabattre le caquet.

— Deuxième jour et déjà des menaces de mort ? Très précoce, tout ça. Au fait, je suppose que tu étais le genre à racketter les petits CP, en primaire ? Une terreur de bac à sable, donc.

— Mais bon, si vous voulez partir, nous, ça ne nous gêne pas. Par contre, ils arrivent, là, précisa Brianna.

En effet, les pas précipités des élèves se faisaient de plus en plus bruyants, signe qu'ils se rapprochaient. Essoufflés mais à l'heure, leurs visages rougis par la montée des trois étages apparurent dans l'encadrement de la cage d'escalier. Beaucoup d'entre eux discutaient encore énergiquement d'hypnose, et certains se vantaient même d'avoir essayé et réussi -ce qui était peu crédible. Irina leur jeta un ultime regard dédaigneux et les quatre compagnons disparurent dans le rang qui s'était formé devant la porte. Alors que la classe était en pleine effervescence, une voix grave se fit entendre près d'eux.

— Bonjour. Je suis Mister Neuthall. Un peu moins fort, s'il vous plaît...

Bien sûr, cette dernière recommandation fut inutile, vu que le silence s'était imposé de lui même. La classe de Mister Neuthall était bien plus accueillante que celle de Miss Antigone avec ses grandes fenêtres à petits carreaux qui s'ouvraient sur l'immensité du désert et l'immense tableau noir où subsistait des traces de craie blanche. Bon, il fallait quand même fournir un effort pour oublier l'ignoble papier peint à fleurs qui recouvrait les murs.

La classe s'assit en silence, attendant déjà avec appréhension l'étrange sonnerie qui marquerait le début des festivités. Le professeur spécula sur les fractions pendant un bon bout de temps durant lequel Julia et Brianna, assise côte à côte, engagèrent une partie de morpion et qu'Astrid se distrayait en faisant le compte des bouquet de myosotis dessinés sur le papier peint. Elle lorgna sur la montre de Brianna durant toute l'heure, et compta les secondes jusqu'à la Sonnerie avec un “S” majuscule. Lorsqu'enfin, Dieu merci, elle déchira le silence pesant, chacun prit son plus bel air blasé et des sourires fleurirent un peu partout. Le professeur eut un léger sourire en coin, puis se détourna et écrivit sur le tableau : Cours de Cryptologie — Codage et décodage.

Se retournant sans mot dire, il arrangea machinalement quelques feuilles volantes sur son bureau, inspira profondément et s'assit.

— Tout d'abord, vous devez savoir que le cryptage n'est pas à prendre à la légère. Les plus grands gouvernements emploient des codes particulièrement ardus à décrypter. Notre boulot, à nous, les décodeurs, est de les craquer. Ceux qui se chargent du cyber-cryptage et du cyber-décryptage sont appelés “hackers”. Commençons explicitement, fit le professeur en distribuant des papiers vierges. Vous avez un quart d'heure pour coder un court message. Vous allez ensuite échangez vos papiers avec votre voisine ou votre voisin, qui devra décoder le message. Aucun indice n'est permis.

 

 

La quiétude du couloir Abricot Rêveur était uniquement troublée par une ampoule grésillante d'un luminaire. Et pourtant, n'importe quel habitué de ce couloir pouvait facilement deviner, grâce à la petite horloge qui marquait le temps de son tic-tac incessant, que, d'une minute à l'autre, l'allée serait envahie d'élèves surexcités.

Et en effet, sans prévenir, la porte surmontée du nombre 104 s'ouvrit pour vomir un torrent de visages animés, de paroles désordonnées, d'expressions enthousiasmées.

— Génial !

— Il est trop bien, ce prof !

— Trop bizarre, cet établissement, n'empêche.

— Mon portable me manque trop. J'aimerais bien contacter mes parents, tout de même...

— Bah, pourquoi essayer de sortir d'une école aussi géniale d'étrangetés ?

— J'ai rien compris à la Cryptologie, personnellement.

Et on pouvait remplir des pages et des pages de ces babillages incessants. Cependant, les élèves finirent par se disperser, et, une fois la foule éparpillée à l'extérieur, deux silhouettes s'extirpèrent de la salle 104.

— Je ne comprend pas pourquoi tu t'es entêtée à sortir en dernier ! soupira Brianna.

— Je n'aime pas les trop grandes affluences dans les espaces trop petits.

— Géniale, madame est agoraphobe...

— Je ne suis pas agoraphobe, rectifia Astrid. Il y a une différence notable entre ne pas aimer les gens et avoir une peur panique de la foule.

— Mais oui, déclara Brianna sur un ton dégoulinant de sarcasme. En attendant, c'est l'heure d'aller manger, non ?

— Affirmatif, très chère.

 

Assises à la même table qu'hier, Astrid avait les yeux dans le vague et tentait en vain de trouver à quel moment sa vie avait pris un tournant aussi incroyable. Ce fut la voix de Brianna qui la sortie de sa torpeur.

— Julia, c'est ça ?

— Non, moi c'est Astrid, corrigea distraitement cette dernière sans même lever les yeux de son assiette.

— Je sais. Je ne te parlait pas à toi, mademoiselle Monosyllabe. Pour tout te dire, je n'essaie même plus d'entamer une conversation, à ce stade-là.

Astrid décida qu'observer la scène aiderait sûrement à la compréhension, et elle releva la tête. En effet, ce n'était pas à elle que Brianna s'adressait, mais à Julia prétendue Madison.

— Oh, Julia ! Tu...

— Je cherche une table. Et la vôtre m'avait l'air libre, mais je peux partir, si vous voulez.

— Non, non ! s'empressa de répondre Brianna.

Astrid agrémenta l'invitation de son amie d'un sourire.

— Merci. C'est vraiment dingue, cette histoire d'hypnose, et de Cryptologie, et tout, quoi ! s'exclama Julia en s'asseyant en face d'Astrid.

Cette dernière interrompit son mâchouillage de tomate farcie et lança à Julia un regard aiguë.

— Marrant, je pensais que tu en savais beaucoup plus que nous, commenta Astrid, évasive.

En réalité, elle en était toujours persuadée, mais Julia n'était clairement pas le genre de fille dont on obtenait un résultat en la brusquant. D'ailleurs, son soudain raidissement conforta la jeune fille dans sa supposition.

— Désolée, mais je ne vois pas vraiment de quoi tu veux parler.

— Julia, on est un peu perdues, là, intervient Brianna d'une voix douce. Si tu savais quelque chose, ce serait vraiment gentil de nous en faire part.

L'interpellée se tendit un peu plus et observa un court silence, pendant lequel Astrid se demanda si Brianna ne venait pas d'enterrer définitivement leurs chances d'extorquer des informations à la fille de la directrice.

— Comment en êtes-vous parvenue à la déduction que j'en savais plus que vous ? lâcha-t-elle enfin en fixant obstinément le fond de son verre.

— Je ne suis sûre de rien, j'espère simplement que ta mère te donne plus d'informations que la mienne, répondit Astrid en se reculant légèrement dans sa chaise.

Julia se leva brusquement et fit mine d'empoigner son plateau, mais Brianna posa sa main sur son bras tout en assassinant son amie du regard.

— Attends ! Astrid n'est pas douée en psychologie, mais excuse-là. Elle est désolée...

— Pas le moins du...

— Elle est désolée ! répéta Brianna avec un regard plus appuyé.

— Je suis désolée, grommela la jeune fille.

Malgré sa fierté, elle ne put s'empêcher de se sentir soulagée quand Julia se rassit lentement, les lèvres pincées.

— Comment avez-vous découvert mon lien de parenté avec la directrice ?

— Ton porte-clé en forme de singe, indiqua Astrid.

— Mon porte-clé ?

— Il était sur le bureau de Miss Madison, hier. Comme nous étions les premières à entrer, ce ne pouvait être qu'une de ses connaissance proche. Évidemment, c'est possible que ce soit ta tante, ou ton arrière-cousine, mais vous avez exactement la même forme de nez, alors je pencherais plutôt pour un lien direct.

— Waouh ! Elle est souvent comme ça ? demanda Julia à Brianna, perplexe.

— Et encore, là, elle traverse une période plutôt calme.

Astrid baissa les yeux dans son assiette, troublée, en torturant nerveusement un haricot avec le bout de sa fourchette. Une fois de plus, son envie de démontrer la vivacité de son raisonnement avait surpassé le bon sens, et elle se morigéna intérieurement : elle devait se cantonner à observer et penser, étaler ses réflexions au su et vu de tous n'était pas la meilleure des tactiques.

— Vous ne savez pas plus de choses à mon sujet, j'espère ? s'enquit Julia.

Astrid haussa les épaules pour éviter de lui dire qu'on lisait en elle comme dans un livre ouvert, et à la bonne page, en plus.

— Je ne crois pas, non... Ah, et sinon, je pensais que tu pourrais nous apprendre comment résister à l'hypnose, mais si tu ne veux pas, ce n'est pas grave.

La jeune fille dut se retenir de rire quand Brianna recracha la gorgée d'eau qu'elle venait d'avaler dans son verre. Finalement, quelque chose lui disait qu'attirer la curiosité de la fille de la directrice ne serait pas une mauvaise chose pour qu'elle accepte de rester à leurs côtés -un avantage de choix.

— Décidément, peu de choses t'échappent, grimaça Julia, dépitée.

Jamais un haussement d'épaule d'Astrid ne fut plus sincère.

— Oh, tu sais, avec un peu d'entraînement, tout le monde pourrait remarquer ce que je remarque. Mais les gens se contentent de voir, et non d'observer.(so sherlock)

Brianna ricana.

— Possible. J'essayerais, un jour, moi, pauvre mortelle, de m'élever jusqu'à tes Cieux Étincelants, ô Maître.

Astrid leva les yeux au ciel, amusée.

— Passons. Alors comme ça, tu arrives à te protéger contre l'hypnose ?

— Oui, mais comme tu dis, c'est avec un peu d'entraînement que j'y parviens, à cette différence près que vous n'avez peut-être pas un gène hypnotique développé, comme l'appelle Antigone.

— Dommage, regretta Brianna. J'espère que le mien le sera.

Julia haussa un sourcil sans cesser de mastiquer.

— Quoi ? demanda Brianna.

— Rien. J'imaginais juste des réactions plus marquées que “j'espère que le mien le sera” ! On parle d'hypnose, quand même !

— En parlant de réactions marquées, intervint Astrid pour détourner la conversation, il y a eut quelques rébellions.

— Oui, mais ce n'est rien, par rapport à ce qui arrive certaines années.

— Certains années ?

— Par exemple, il y a trois ans, des élèves ont cassé une fenêtre pour s'échapper. Ils ont été arrêtés en quelques minutes, mais quand même. Il y a cinq ans, les professeurs ont dû s'y mettre à trois pour maîtriser une fille qui avait piqué une crise. Depuis, ils prennent des pincettes avec les élèves, et la première heure de cours est le plus souvent gérée par Miss Antigone, parce qu'elle peut toujours avoir recours à l'hypnose pour gérer certains cas.

Brianna siffle d'admiration.

— Eh ben, ils avaient du courage, les anciens !

— On est quoi, exactement ? lâcha Astrid.

La courbure amicale des lèvres de Julia s'évanouit.

— Je ne sais pas. Je ne sais pas grand-chose, en fait. Ma mère m'a toujours tenue au secret.

— Ça doit être contagieux, ricana amèrement la jeune fille, parce que la mienne ne fait pas plus d'efforts.

— Ta mère ? interrogea Julia, curieuse.

Astrid marqua une seconde d'hésitation, avant de plonger les yeux dans son verre.

— Ma mère est Eleanore Beauxdraps, marmonna-t-elle uniquement dans un souci d'équilibrer la balance des informations (et puis, les gens sont toujours plus enclins à discuter quand ils pensent tenir des renseignements intéressants).

Julia réagit avec un mélange d'admiration et de curiosité, mais si l'une d'entre elles devait remporter la palme du nombre de questions qu'elle s'est vue posées, la fille de la directrice en sortirait vainqueur, et de loin : ce jour-là, avides de savoir, Astrid et Brianna bombardèrent la jeune fille de question avec plus ou moins de subtilité.

Mais finalement, il s'avéra que la jeune fille ne savait vraiment rien. Les quelques bribes d'informations qu'elle possédait, elle les tenaient de ses propres crapahutages dans l'établissement ou de conversations épiées à travers les portes.

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