Chapitre 5

La mélopée gutturale de l'orgue s'éleva dans la cathédrale San Marco, accompagnée par des chœurs hésitants – un groupe d'apprentis, à en juger par la couleur ocre de leur bure et les chaînes dorées qui pendaient à leur cou. Cadell ne put s'empêcher de noter à quel point l'ensemble était dissonant, comme un instrument mal accordé qui lui vrillait les tympans. Il retint un bâillement, les mains jointes dans le dos en signe de déférence. L'austérité de ces cérémonies ne manquait jamais de le faire passer par les mille nuances de l'ennui mais il savait que cette fois, il n'avait pas d'autre choix que d'y assister. Les Benefattore ne gratifiaient Virence d'une visite honorifique qu'en de rares occasions, qui justifiaient toujours qu'un homme averti s'y intéressât de près. 

A côté de lui, Père était aussi impassible qu'à son habitude. Il affichait une élégance assurée, enveloppé dans une cape pourpre que rehaussait un pourpoint de brocart noir aux fleurs argentées. Avec sa barbe grisonnante et ses yeux plissés, il évoquait à Cadell les statues de granit qui les veillaient depuis les colonnes qui bordaient la nef. Quelque chose dans son allure et sa froideur inspirait un respect presque animal. Quoi que ce fût, Aidan en portait l'héritage – mais ce talent était assorti chez lui d'une sensibilité qui attirait toutes les sympathies. Cadell n'eut pas besoin de couler un regard vers son aîné pour savoir qu'il rayonnait – c'était le cas dès lors qu'on lui promettait un vin savoureux et d'innombrables opportunités de débattre de la politique du royaume.

La musique et les chants moururent dans une ultime incantation. Tous furent invités à s'asseoir par la voix rocailleuse du Prêtre Supérieur. Tendant le cou vers le transept, où une chaire en or massif serpentait autour de l'un des piliers porteurs de la cathédrale, Cadell aperçut le visage de l'une des éminences qu'ils honoraient par cette cérémonie languissante. Benefattore Conti. Les yeux encadrés par des rides sévères, la bouche figée dans une expression de mépris, il guettait l'assemblée des fidèles des Trois avec l'attention d'un traqueur. Que cherchait-il ?

Cadell reporta son attention, aussi défaillante fût-elle, sur la cérémonie. Le Prêtre Supérieur entonna le couplet d'une prière du Livre de Jord qu'il affectionnait tout particulièrement pour l'humilité de ses mots et la douceur qu'elle dégageait. C'était l'histoire d'un pêcheur de Dolonate dont le panier se vidait à mesure qu'il attrapait des poissons. Plus les bêtes étaient massives, plus sa pêche s'évanouissait. Plus il se débattait contre l'inévitable faillite de son entreprise, plus ses filets se perçaient. La voix du religieux était calme comme une caresse, presque un murmure... Et peu à peu, elle gagna en gravité.

Cadell sentit une émotion brute le traverser. Il connaissait cette fable par cœur. Malgré les efforts déployés par maître Hombleur, le Livre de Jord était de loin celui qui le touchait le plus. Il n'en disait rien, évidemment. Son éducation lui avait appris à déceler la vérité dissimulée derrière ces images mais il ne pouvait s'empêcher de penser à tous les besogneux à qui elles imposaient une douloureuse contradiction. Pourquoi rythmer sa vie d'un travail acharné, plus rigoureux que les vents de l'hiver, si ce n'était pas pour vivre avec dignité des fruits de son labeur ?

Lorsque la cérémonie s'acheva, les Virentins se déversèrent dans l'allée centrale au rythme lent de la complainte de l'orgue. La cathédrale se vida de ses conversations murmurées et de son agitation et il ne resta bientôt en son sein que les représentants des nobles familles de la ville – une compagnie dont Cadell était coutumier mais qui nourrissait chez lui une tension permanente. Il ne pouvait pas se permettre d'y faire le moindre faux pas sans éclabousser l'honneur familial. Père échangea un discret signe de tête avec Benefattore Conti, avant de s'engager à sa suite dans une contre-allée qui menait à un escalier étroit. Lorsqu'il se baissa pour ne pas se cogner, Cadell croisa le regard narquois d'un Vigo tout apprêté du vert des forêts d'Odalie.

Ils longèrent un couloir sombre et silencieux avant de pénétrer dans une salle sans fenêtres, aménagée d'une table massive taillée à même la roche. Les Benefattore Fiorelli et Pazzi y siégeaient déjà, une carte froissée et jaunie étalée devant eux. La carte de Calia. Dans un silence affecté, les ducs s'assirent à leurs côtés. Ceux qui les accompagnaient se tinrent en retrait – seuls les détenteurs des titres pouvaient se prévaloir d'une voix dans ce conseil. Cadell s'appuya contre le mur inégal. Il ne put s'empêcher de balayer d'un regard inquisiteur les croix tracées à l'encre pourpre sur certaines régions du royaume. Il y en avait plusieurs dans le sud de la Salenza mais aucune province n'était épargnée. Cette réunion s'annonçait épineuse mais cela n'avait rien d'étonnant – les Benefattore ne se manifestaient jamais sans une arrière-pensée. 

Salvo Myrtall, un patriarche à la silhouette élancée et à la mine rieuse, entreprit de briser le silence épais qui flottait dans la salle. Sa voix prit les accents d'un enthousiasme trompeur : 

« Éminences, nous saluons avec ravissement votre venue parmi nous. Une messe de cette solennité n'aura pas manqué de conforter le peuple dans ces temps troublés... »

Benefattore Pazzi se tourna vers lui et le coupa dans son élan flagorneur : 

« Allons, il est dans nos attributions de veiller sur cette chère Virence, Monseigneur. Au vu des agitations qui gagnent le reste du royaume au moment même où nous parlons, il nous incombe à tous qu'elle demeure le modèle d'ordre et de piété qu'elle a toujours été. » 

Cette évidence, énoncée sèchement sous des airs compatissants, n'appelait aucune réponse. L'enthousiasme de Monseigneur Myrtall s'éteignit et son aîné, Vittore, se fendit d'une grimace qui s'égara dans les ombres. Les autres restèrent de marbre. Benefattore Conti s'éclaircit la gorge et enchaîna : 

« Bien. Cela étant dit, notre bateau n'avait pas encore accosté que nous étions déjà encerclés par des contestataires aux manières fort déplaisantes. Ils criaient comme de pauvres diables à l'agonie. "Que f'ra Lumè quand la faim emport'ra nos enfants ?" Je leur ai bien sûr rappelé que les voies des Trois sont impénétrables et qu'il ne nous revient pas de juger de leurs desseins mais j'ai bien peur qu'une cérémonie et des prières ne suffisent point à apaiser cette sorte de colère… » 

Amelio De Sesto, duc de Melisia, gigota sur sa chaise. Il semblait animé d'un mélange de rancœur et de crainte lorsqu'il articula : 

« N'oublions pas, Éminences, qu'il est malaisé pour le peuple de se projeter dans une forme de spiritualité quand l'estomac crie famine. Les approvisionnements se raréfient, à la capitale comme dans les provinces du Nord. Les prix de certaines denrées n'ont jamais été aussi élevés. Il est inévitable que nos gens grondent. » 

Cadell eut une bouffée de sympathie pour cet homme trapu dont les mains se nouaient au rythme des angoisses qu'il exprimait – ou bien était-ce de la pitié ? Les terres dont il avait la charge étaient féroces de sécheresse et d'austérité. Au Nord, certaines régions étaient couvertes d'une neige persistante qui ne laissait aucun répit aux Hommes ni aux troupeaux. Benefattore Fiorelli sembla sortir de sa torpeur. Il entonna d'une voix un peu trop chantante, comme s'il plaisantait :

« Eh bien, l'hiver est impitoyable avec tous, n'est-ce pas ? Ce n'est nullement un secret que les fruits et les céréales ne poussent pas sous la neige. Devons-nous tout abandonner pour autant ? La spiritualité est la nourriture de l'âme saine et en cela nous devons la chérir, Messeigneurs. »

Cadell sentit Aidan se raidir à côté de lui. Ils échangèrent un regard lourd de sous-entendus. Les Di Salvieri n'étaient certes pas connus pour leur ferveur religieuse mais l'ironie de ce discours le faisait grincer. Il lui semblait que personne dans cette pièce étriquée n'était tenaillé par la faim au point de craindre pour sa vie ou celle de ses proches. C'était un monde qui évoluait en contrebas de leur tour d'ivoire et qu'ils ne connaissaient pas aussi bien qu'ils le prétendaient. Le dos de Père se contracta. S'il y avait une chose qu'il détestait plus encore que les incompétents, c'était les bigots.

« Et nous continuerons de guider nos peuples dans leur foi, comme nous l'avons toujours fait, puisque cela vous agrée. Pour autant, le Roi ne nous rend pas la tâche plus aisée. Son ordonnance nous cause de réelles difficultés et nous avons toutes les raisons de penser qu'elle complait surtout aux provinces du Sud. Les paysans de Salenza cultivent bien quelques variétés de courges mais nos terres sont aussi pauvres que nos mines sont riches. Nous sommes dépendants des caravanes de marchands. Si les cultivateurs et les éleveurs qui bénéficient de conditions plus clémentes conservent leur production, comment alimenterons-nous nos marchés ? »

Père avait parlé d'une voix tranchante, assurée. Le silence s'épaissit et Cadell eut l'impression de respirer pour la première fois depuis le début de la réunion. Les cartes étaient enfin étalées sur la table, à la vue de tous. Il avait posé des mots sur une conviction que tous partageaient : les dernières décisions de Sa Majesté Ciro II jouaient en faveur des Lucchans et des autres peuplades du Sud, au détriment des duchés qui gonflaient pourtant les rangs de l'armée et les caisses du royaume. Ce n'était pas ainsi que les choses étaient censées se dérouler. 

Benefattore Fiorelli inclina la tête, donnant à voir son crâne glabre et déformé par d'innombrables bosses. Cadell nota qu'il manipulait avec anxiété sa médaille gravée de l'emblème de Lumè – une flamme entourée d'un cercle, symbole du foyer et des traditions. À la lumière vacillante des bougies disséminées au coin de la carte, il semblait presque trembler. Il chevrota :

« Nous entendons vos inquiétudes, Di Salvieri. Croyez bien que nous avons joué de notre influence auprès de Sa Majesté. Malheureusement, celle-ci est limitée par la confiance qu'Elle accorde à certains de ses proches conseillers. Sans oublier les touchantes affinités de la Reine pour la province de son enfance… » 

Benefattore Pazzi l'interrompit, une lueur d'agacement dans le regard. Autour de son cou, l'épée protectrice de Valk brillait d'un éclat argenté.

« Ne nous égarons pas, je vous prie. La question n'est pas là. Sa Majesté avait les mains liées, vous le savez aussi bien que nous. Laissez-moi vous rappeler, Messeigneurs, qu'Elle a construit la paix avec Luccha au prix de nombreux sacrifices. Ce n'était certainement pas pour la laisser se déliter quelques années plus tard. Beaucoup de paysans se sentaient abandonnés par la capitale. Nous ne pouvions permettre que des groupuscules séparatistes se nourrissent de cette sensation pour attiser la haine envers Calia. » 

Il fit une pause, détaillant chacun des ducs qui siégeaient au conseil. Le silence était oppressant. Était-ce à dire que le Roi n'avait rien trouvé de mieux pour apaiser la grogne des uns que de provoquer celle des autres ? Cadell n'avait jamais gouverné mais il lui semblait que cette décision ne faisait que déplacer le problème. Une paix durable ne pouvait reposer que sur une compréhension mutuelle nourrie de respect et de résilience. À en juger par les ordonnances édictées ces derniers mois et les réactions qu'elles avaient éveillées chez la noblesse virentine, ce n'était pas à l'ordre du jour. Pour autant, les ducs s'abstinrent de tout commentaire. Benefattore Conti se saisit de l'instant et pointa du doigt la carte de la Salenza, criblée de croix pourpres.

« Nous ne sommes pas venus jusqu'ici pour vous parler de Luccha, bien que le sujet ne manque pas d'intérêt. Sans vouloir ajouter aux difficultés que vous rencontrez déjà dans votre duché, sachez que nos émissaires nous rapportent d'inquiétants rassemblements au sud de vos terres. Il semble que les églises se vident au profit des tavernes, où les rumeurs s'échangent plus vite que les chopes. Dites-nous, Ferdo, la Salenza est-elle toujours sous le contrôle de votre œil aiguisé, ou bien devons-nous craindre la désertion des mines et l'éclosion de rébellions armées ? Cela serait pour le moins fâcheux, surtout en tant que Président de la Chambre des Pairs... » 

Il entrelaça ses doigts, comme pour ponctuer sa tirade. Un malaise tomba sur le conseil. Cette question n'avait pas d'autre objectif que de réorienter la discussion vers un terrain qu'ils maîtrisaient davantage. Personne n'en était dupe. Après tout, Père était, de réputation comme de fait, celui qui maniait le mieux la fermeté dans l'application de la justice du royaume. Si des émeutes devaient réellement voir le jour, ce ne serait pas en Salenza. 

« Il n'y a pas là le moindre sujet de tourments. D'après mes administrateurs, l'ordonnance du Roi sur la réserve de nourriture a soulevé tous les mécontentements chez les plus virulents de nos sujets. La milice œuvre jour et nuit pour isoler les agitateurs. Quelques-uns d'entre eux sont d'ores et déjà sous les verrous. Mon aîné fera lui-même le voyage dès que les températures le permettront afin de veiller en mon nom propre à ce que justice soit rendue. »

Cadell écarquilla les yeux. Aidan était-il seulement au courant de cette entreprise ? Si c'était le cas, il n'avait pas jugé bon d'en toucher un mot à son cadet. Celui-ci se renfrogna. Si son frère s'absentait plusieurs mois, nul doute que Père le solliciterait encore plus qu'à son habitude. Pourrait-il continuer à fréquenter les couloirs de l'Académie s'il était appelé à ses obligations familiales ? Il eut une pensée fugace pour Loeiza. Il ne serait pas rassuré de la savoir seule parmi les loups – elle avait beau défendre sa cause avec une authentique élégance, elle attirait les regards et les curiosités. Ô combien eut-il préféré qu'elle passât inaperçue...

Benefattore Fiorelli intervint d'une voix mielleuse :

« Fort bien, fort bien. Rien ne s'oppose donc à ce que nous envoyions nos jeunes Prêtres en Salenza ? Si le peuple est aussi désespéré que vous le décrivez, il convient d’œuvrer pour la foi, plus que jamais. »

Cadell n'eut pas besoin de voir le visage de Père pour se représenter la grimace qui le déformait. Il fut presque tenté de rire mais le moment était mal choisi. Il se mordit la lèvre. Les souvenirs qu'il gardait de la Salenza étaient teintés d'une grisaille froide et de cœurs tranchants comme les pierres précieuses de ses mines. Imaginer de pauvres religieux habitués au confort du domaine l'Île Belle fouler ces terres inhospitalières n'était pas dénué d'ironie.

Ferdo Di Salvieri esquissa un signe sec du menton pour toute réponse. En homme rompu à l'exercice du pouvoir, il savait choisir les combats qui méritaient son énergie. Il avait beau détester les prêcheurs, il reconnaissait leur utilité pour apaiser les peurs et les colères du peuple. Ce pragmatisme à l'épreuve des sentiments avait toujours impressionné Cadell. Benefattore Pazzi se tourna ensuite vers Monseigneur D'Ello, dont l'opulence débordait sur la table :

« Pouvons-nous également compter sur l'Odalie pour accueillir certains d'entre eux ?

— Évidemment, Éminences. Nos églises ne désemplissent pas, nous n'osions rêver d'un renfort pour assurer tous nos offices », minauda-t-il.

Cadell se crispa. Tout ce qu'il haïssait semblait trouver un terrain fertile chez les D'Ello. Le patriarche respirait l'arrogance et la félonie, traits qu'il avait sans nul doute transmis à ses enfants. Vigo rayonnait.

« Tout cela est donc entendu, Messeigneurs. Nous ne manquerons pas d'entretenir Sa Majesté de vos inquiétudes. Que l'humilité de Jord, la justice de Lumè et la bravoure de Valk vous guident dans l'exercice de vos fonctions. »

Selon la tradition, cette formule marquait le point final de la discussion. Il eut été malvenu de renchérir sur les sujets abordés. Tous se levèrent donc dans un concert de raclements de chaises. Les Benefattore lissèrent leur bure grise comme la pierre et se fendirent d'un signe de prière, les mains ouvertes en pointe vers la terre. Cadell s'étonna de ce que leur mise était encore un peu plus austère que lors de leur dernière visite, quelques mois auparavant. Les rides sur leur front s'étaient creusées, comme pour témoigner que le temps ne relâchait pas son emprise sur eux. En définitive, malgré l'aura de mystère dont ils s'entouraient, ils ne valaient pas mieux que le commun des mortels.

Des servantes vêtues de robes crème au style dépouillé firent une apparition discrète. Elles tendirent à chacun un verre de vin rouge et s'éclipsèrent aussitôt. Cadell se concentra sur le sien pour oublier les conversations remplies de banalités qui naissaient autour de lui. La robe était d'une intense couleur grenat qui reflétait la lueur des bougies. Il le porta à son nez, esquissant de petits ronds avec le verre pour libérer ses arômes. Il fut envahi par des fragrances épicées, vanille et clou de girofle, qui balayèrent tout doute quant à sa provenance.

« Grand vin, n'est-ce pas ? Je penche pour un cépage blanc d'Oran », lui glissa Aidan avec un air malicieux. 

Il sourit et plongea ses lèvres dans le breuvage. La dégustation ne fit que confirmer son intuition : 

« Et vieux d'avant le Carnaval Sanglant. La vigne a baigné sous un soleil brûlant pour avoir de tels arômes.

— Oui. Une vigne des anciens temps. Ils nous font l'honneur d'un vin d'exception. » 

Son frère le gratifia d'une tape sur l'épaule avant de rejoindre Messeigneurs Myrtall et De Sesto, dont la conversation animée parvenait en écho jusqu'à lui. Il se perdit dans la contemplation de son verre presque vide, les yeux lourds. La fatigue lui pesait de plus en plus. Il ne se sentait pas la force de pousser l'effort jusqu'à aller discuter de choses futiles avec ces nobles qu'il appréciait peu. Malgré les années passées aux côtés de Père, il ne s'habituait pas à ces réunions où tant de mots s'échangeaient pour si peu de décisions concrètes. Il se souvint d'Aidan lui expliquant que c'était ça, la politique : des hommes qui se donnent des airs et d'autres qui limitent la casse. Auquel de ces deux clans appartenaient-ils ?

« Eh bien, Cadell, tu ne te mêles pas aux conversations ? » 

Il leva la tête pour découvrir l'aîné de la fratrie Myrtall, rayonnant d'un large sourire sous des taches de rousseur envahissantes. 

« Bezio. Désolé, j'étais accaparé par mes pensées. Qu'ai-je manqué d'enthousiasmant ? 

— Pas grand-chose, j'en ai peur. Amelio se plaint du froid qui s'est intensifié dans le Nord de la Melisia. Benefattore Fiorelli lui rappelle que la foi en Lumè réchauffe le cœur autant que les foyers. Ah, et Vigo s'enorgueillit auprès de Benefattore Pazzi de ce qu'il suit avec assiduité les enseignements de l'Académie. En somme, rien de surprenant. » 

Il laissa échapper un rire nerveux qui répondit à celui de Bezio, décomplexé d'insolence. Il n'osa cependant pas embrasser ce ton qui se voulait caustique mais qui semblait dissimuler des intentions moins louables. Il but d'une traite le vin qu'il lui restait et abandonna son verre sur la table. 

« J'ai croisé ton frère à l'Académie. 

— Ah, et comment ce bon vieil Aerin se porte-t-il ? Nous n'avons pas souvent le plaisir de sa compagnie, entre son instruction et ses… occupations nocturnes. » 

Bezio s'éclaircit la gorge. Il ne se départait pas de son sourire mais son allégresse s'était ternie. Cadell savait qu'Aerin était une honte pour son clan. Non seulement le cadet des fils de Salvo Myrtall ne satisfaisait pas aux obligations familiales, mais il embarrassait régulièrement son patriarche d'affaires de mœurs scandaleuses. 

« Pour le mieux. Il semblait en excellente condition. 

— Ma foi, tu m'en vois ravi. Soit dit entre nous, Cadell, nous prévoyons de marier ma sœur Felicia à un parti des plus avantageux et il serait déplorable que ses frasques la pénalisent d'une quelconque façon. Enfin ! Il est bien connu que chaque famille a ses souillures – certaines plus flagrantes que d'autres », acheva-t-il avec tristesse. 

Cadell ne sut que comprendre de cette dernière tirade. Était-ce un sous-entendu sur sa propre famille ? Dans le doute, il approuva d'un discret signe de tête avant de reporter son attention sur l'assemblée. Les verres étaient vides et les conversations semblaient se tarir. Père profita de ce moment de battement dans un mouvement presque imperceptible, avant d'annoncer :

« Nous serions honorés de tous vous accueillir au sein de notre demeure pour le dîner sous huitaine, si cela vous agrée. Nous avons reçu ce matin même des mets raffinés en provenance directe d'Oran qui je l'espère sauront ravir vos sens.

— Nous vous savons gré de cette invitation, Ferdo. J'ai grand-hâte de faire la connaissance de votre épouse – les rumeurs disent qu'elle est une hôtesse d'exception », grinça Benefattore Fiorelli. 

Il y eut de froides salutations agrémentées d'ultimes banalités, puis ils quittèrent d'un pas pressé les murs de la cathédrale San Marco. Cadell se sentit soulagé de retrouver l'air frais après avoir passé autant de temps sous les pierres dans une atmosphère confinée. Père s'éloigna d'un pas énergique, qui contraignit les deux frères à se hâter pour rester à sa hauteur. D'une voix ferme, Aidan lui glissa : 

« Qu'allons-nous faire pour le peuple de Salenza si la situation n'évolue pas dans un sens qui nous est profitable ? Des famines sont à prévoir si certaines denrées ne parviennent plus jusqu'à nos montagnes et ce ne sont pas quelques prêtres tout juste sortis des langes qui feront une quelconque différence. » 

Il ne répondit pas tout de suite, sillonnant les ruelles silencieuses en direction de l'embarcadère où les attendait leur gondolier. Cadell contempla le nuage de buée qui s'épaississait devant son visage. Le soleil était à son zénith mais le froid n'en était que plus mordant. Il ajusta son col en fourrure de létice, pensif. À en juger par les températures qu'ils subissaient, Aidan ne pourrait sans doute pas entreprendre le voyage vers la Salenza avant un bon mois. Il se réjouit dans le secret de son cœur ; la présence de son aîné était indispensable à son quotidien.

Il fut tiré de ses pensées par le bruit de l'eau chahutée par la gondole. Alors qu'ils s'enfonçaient dans le labyrinthe des canaux, Aidan murmura : 

« Père ?

— Nous ferons ce que nous avons toujours fait, Aidan. Nous défendrons les nôtres, quel qu'en soit le prix. »

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Altin
Posté le 19/11/2020
Ce chapitre se lit d'une traite. L'ambiance pesante de ce conseil est soutenue par des descriptions justes du décor comme des personnages.

On commence à mieux appréhender les spécificités de chaque région, et les tensions qui en découlent; on constate l'importance de la religion, à laquelle l'adhésion semble variable selon les familles. Mon seul (tout petit) regret, c'est que je ne comprends pour l'instant toujours pas pourquoi le clan D'Ello détient un tel prestige (et en tire une telle arrogance) alors que, pour l'instant encore une fois, rien dans le récit ou les descriptions n'indique qu'il soit particulièrement riche ou puissant; le contraire était même sous-entendu il y a quelques chapitres. Ici encore, le patriarche n'a qu'une ligne de dialogue, portant sur l'accueil de quelques prélats, rien de bien important... Alors pourquoi une telle aura ?

Comme à chaque fois, j'adore la fin du chapitre, qui nous présente le rigide Ferdo sous un jour nouveau et plus flatteur. Je me retiens de sauter un chapitre pour avoir la suite de l'intrigue xD
Envoleelo
Posté le 20/11/2020
Merci beaucoup pour tes remarques ! Tu as raison, j'ai aussi le sentiment que je ne parle pas assez des D'Ello pour le moment. C'est une chose que je dois recalibrer pour que l'on comprenne mieux d'où ils tirent leur pouvoir et leur aura, et donc leur arrogance !
Notsil
Posté le 12/06/2020
Cadell a droit à un point de vue très très intéressant. On est plongé dans les intrigues des familles, on apprend qu'ils vont au-delà de problèmes, que Cadell semble bien conscient que Loeiza devrait faire profil bas (même si hélas ce n'est pas dans sa nature ^^).
Quant aux descriptions... quel sens du détail. J'admire cet équilibre où tout semble avoir une importance, où rien ne semble venir perturber la lecture.
Je sens que l'avenir s'annonce compliqué, pour Cadell, et j'ai hâte de faire connaissance avec sa mère.
Envoleelo
Posté le 15/06/2020
Oh merci beaucoup, contente que tu perçoives un équilibre entre les descriptions et le reste ! J'espère que tu aimerais la mère de Cadell, en tout cas une chose est sûre c'est que je ne l'ai pas pensée comme une potiche.
Merci encore !
Schumiorange
Posté le 03/05/2020
Salut Envoleelo !

On a l'impression d'être aux côtés de Cadell lors de cette réunion et c'est très agréable parce que j'avoue que j'ai eu un peu de mal à assimiler les noms des différents personnages et des régions, mais je pense que c'est principalement dû à la lecture décousue. J'ai pris des notes ; )
Du coup, c'est bien de pouvoir suivre Cadell pour explorer la situation politique ! On voit petit à petit les conséquences de l'hiver permanent et aussi l'importance de la religion. D'ailleurs, un bon point pour Ferdo Di Salvieri, qui me semble loin d'être mauvais en matière de politique et qui ne fait pas partie des bigots : )

Et la mère de Cadell est enfin mentionnée ! Mais de manière pas très réjouissante… Est-ce que c'est vraiment juste la bonne à tout faire ? J'espère qu'elle aura droit de jouer un rôle un peu plus important à un moment ou un autre.

Au plaisir de découvrir la suite !
Envoleelo
Posté le 07/05/2020
Salut salut !

Tout d'abord, merci pour ton commentaire et ta fidélité !
Je suis contente que Cadell aide à s'y retrouver dans tout ce petit monde, je ne voulais pas faire de l'info dumping mais du coup je suis obligée de présenter chacun à travers les yeux de Cadell. Ce n'est pas toujours évident !

La mère de Cadell aura beaucoup d'importance dans la suite, et j'espère qu'elle te plaira (petit spoil : non, ce n'est pas du tout la bonne à tout faire héhé).
Gwenifaere
Posté le 23/04/2020
Je trouve l'équilibre entre Cadell et Loeiza toujours aussi bien géré, après les émotions et la vision plus microcosmique du chapitre précédent, celui-ci nous relance davantage dans l'intrigue et nous en apprend plus sur les tenants et les aboutissants du monde.
Un petit point qui m'a fait tiquer : ils ont des verres de vin rouge, pourtant tu parles d'un "cépage blanc d'Oran"... ?
En revanche j'ai adoré "son aîné, Vittore, se fendit d'une grimace qui s'égara dans les ombres", cette image est superbe je trouve !
Envoleelo
Posté le 07/05/2020
Merci beaucoup pour ton commentaire ! Je suis contente que l'équilibre entre Cadell et Loeiza se ressente jusqu'à présent, je vais essayer de le maintenir dans la suite tout en montrant les enjeux qui se posent pour chacun !

Pour le cépage blanc, j'avais lu quelque part que c'était une appellation pour certains vins rouges mais je ne retrouve pas la source évidemment donc je vais vérifier tout ça ! J'avoue que je n'y connais pas grand-chose donc il faut que je fasse attention à ne pas faire d'erreur. Merci à toi de me l'avoir signalée ! Et merci pour ta fidélité !
Codan
Posté le 22/04/2020
Un chapitre que j'ai adoré pour tous les éléments de contexte que tu apportes. On sent, dans le moindre détail, que l'hiver est là et qu'il cause de gros dommages économiques et sociaux dans le pays. Tu dresses le portrait de ton monde et de ses enjeux. On voit aussi les forces en présence, on a un aperçu de ta religion, et puis Cadell ! Il est dans le rôle d'observateur en retrait qui analyse ce qui se passe autour de lui, tout en restant un jeune homme avec ses doutes et ses peurs. Il calque son comportement en fonction de ce que les autres attendent, on sent toute la pression sociale qui pèse sur ses épaules. Et je trouve que cette position nous apprend beaucoup de lui et de son caractère.

Bref, un bon chapitre comme je les aime ! Oh, et je ne reviens pas sur ton style : tu sais à quel point j'aime le phrasé de tes personnages, dont j'entends encore les intonations raisonner dans ma tête ! Et ces descriptions, bon sang, ce qu'elles sont belles ! Tu parviens élégamment à équilibrer narration et dialogues qui suintent la manipulation politique aha !
Envoleelo
Posté le 07/05/2020
Merci pour ton commentaire !
Je me doutais bien que tu kifferais ce chapitre, il est fait pour parler à une architecte haha. J'espère que la suite te plaira tout autant ! <3
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