Chapitre 49

Par maanu

L’après-midi du jour 27 sous Izéline de l’an 278, comme tous ceux des jours précédents et à venir, la reine Elvire et le roi Josse présidèrent l’assemblée réunissant quelques uns des plus éminents Hauts-Dignitaires du Palais, ainsi que le duc, sa fille, et les conseillers qu’ils avaient amenés avec eux depuis Garennes[1]. Comme toujours la discussion tournait en rond, et il semblait qu’elle ne devait jamais trouver d’issue. Cela faisait tant de fois que les mêmes sujets revenaient sur le tapis, que les mêmes doléances, les mêmes protestations et les mêmes arguments exaspérés étaient renvoyés d’un côté à l’autre du long plateau de la table en bois de lithier, que beaucoup de Hauts-Dignitaires et de conseillers n’écoutaient plus vraiment. Ils étaient assis sur leur chaise à haut dossier depuis de nombreuses heures, ils voyaient à travers les gigantesques baies-vitrées que le soleil avait déjà dépassé son zénith, et ils avaient tous très faim.

    Le roi et la reine étaient à l’une des extrémités du long rectangle de la table ; le duc et sa fille leur faisaient face. Les Hauts-Dignitaires du Palais tournaient le dos aux fenêtres, pour laisser les conseillers de Garennes constater et admirer la splendeur des jardins, et de la mer immense à l’horizon. À la gauche immédiate du roi, étaient assis Victor Lamarre et son fils Amaury, représentants des magiciens du Palais en l’absence du Maître de Magie, occupé à on ne savait trop quelle affaire importante. Ils étaient si semblables que c’en était presque effrayant. Ils avaient le même visage tout en longueur, aux pommettes saillantes et aux joues un peu creuses, la même fossette au menton – que Victor avait un peu plus prononcée, peut-être – , les mêmes yeux bruns au regard toujours très intense, le même nez un peu bosselé. Depuis quelques temps, la ressemblance était encore plus frappante, Amaury ayant entrepris de laisser pousser ses cheveux, comme son père qui les portait détachés, à hauteur d’épaules. Les deux plus grandes différences entre eux étaient, d’une part, que les cheveux d’Amaury étaient encore très bruns alors que ceux de Victor étaient presque complètement gris, et que d’autre part les rides de Victor étaient déjà prononcées autour de ses yeux et de chaque côté de sa bouche, alors qu’on pouvait deviner que celles d’Amaury allaient plutôt se creuser entre ses deux sourcils. Il y avait peu de temps que Victor se faisait accompagner par son fils aux réunions auxquelles étaient conviés les Hauts-Dignitaires, dont Amaury ne faisait pas encore officiellement partie, n’ayant pas tout à fait atteint les vingt-cinq ans requis. Ils l’avaient accepté dans leurs rangs parce qu’on le savait suffisamment concerné pour que sa présence ne soit pas inutile, assez intelligent pour suivre les débats, et assez humble pour savoir rester à sa place. Sans oublier qu’il incarnait à lui seul – le destin de sa cousine étant voué à la protection de la Mordorée – la continuité de la famille Lamarre.

    Près d’eux, se tenaient les Haut-Dignitaires, bien alignés le long de la table comme des pieds de vigne dans les domaines du plateau des Millecarnes. Gil Vernet et Loïg Poksa, comme le sait le lecteur, manquaient à l’appel, mais les autres occupants des principaux sièges de la Chambre étaient bien là. Il serait trop long de tous les présenter ici, aussi me contenterai-je de nommer les plus importants d’entre eux et d’indiquer leur fonction. Certains seront amenés à réapparaître dans la suite de notre récit ; leur rôle et leur personnalité seront donc traités plus en profondeur à ce moment-là. Quant aux autres, si mes lecteurs souhaitent en apprendre davantage à leur sujet, je les renvoie aux travaux d’historiens plus spécialisés que moi sur la question de l’histoire de la Chambre et de ses figures[2].

    Étaient donc présents : Ernest Ferula (Directeur de l’école du Palais), Hirra Berger (Professeure d’étude des peuples delsaïens), Gislain Jacob (Professeur d’étude du Là-Bas), Cossus Soter (Conservateur-en-chef de la Bibliothèque royale), Gerda Maret (Maîtresse de la Guilde des Biologistes) et son mari Florain Legrand (Maître de la Guilde des Historiens), Merula Aubreau (Fauconnière du Palais), Esther Gotier (Ingénieure-en-chef du Palais), ainsi qu’Alexandre du Desclin (Commandant de la Garde delsaïenne). Et bien sûr était absent Aldo Ronçart, Maître-Jardinier, qui n’avait pas daigné mettre un orteil à une réunion du Conseil depuis qu’il avait pris le poste, vingt-six ans plus tôt.

    À chaque extrémité de la table, comme nous l’avons dit, se trouvaient deux sièges. D’un côté trônaient le roi et la reine, de l’autre le duc et sa fille. Le roi Josse et la reine Elvire, pour ceux qui les connaissaient depuis longtemps, paraissaient vieillir plus vite qu’ils n’auraient dû. La perte de leur fille et les innombrables difficultés auxquelles ils avaient à faire face depuis près de vingt ans avaient prématurément marqué et pâli leur peau. La fatigue que ses proches remarquaient régulièrement sur le visage de Josse quelques années auparavant avait fini par s’y imprimer pour de bon. Ses yeux clairs, coincés entre ses paupières de plus en plus paresseuses et ses cernes de plus en plus creusées, portaient sur tout et tous un regard chaque jour plus engourdi. Il continuait à faire face, pourtant, et même plutôt bien étant donné les circonstances. Ses décisions étaient souvent contestées – et le seraient encore plus dans le futur – , il n’avait certainement pas sur les choses un regard suffisamment avisé, et il avait parfois du mal à voir toutes leurs implications. Néanmoins, malgré son aspect relativement frêle, sa petite taille, ses épaules un peu voûtées et son évidente fatigue, il était écouté et considéré par ses pairs, respecté par ses ennemis – au premier rang desquels se tenait l’homme qui lui faisait face à cet instant – et affectionné par ses sujets. En un mot, il n’était certainement pas le plus grand roi qu’ait connu Delsa, ni le plus valeureux et encore moins le plus sage, mais pour autant il serait injuste de le décrire comme un mauvais souverain. L’histoire doit lui reconnaître d’avoir porté Delsa à bout de bras pendant son époque la plus sombre, et d’être parvenu à l’empêcher de couler, alors même que rien ne le destinait, lui le fils de l’ancien Jardinier du Palais, à être choisi par l’Héritière et à monter sur le trône à ses côtés.

    Le reine Elvire, elle aussi, portait les stigmates d’une fonction trop lourde à porter. Contrairement à son mari à la tête aussi blanche qu’un parterre de floriettes, elle avait encore ses longs cheveux, blonds comme les blés, que ses domestiques arrangeaient chaque matin dans des complications de tresses et de boucles. Certaines mauvaises langues, déjà à l’époque, racontaient qu’elle portait un soin particulier à ses cheveux pour détourner l’attention de son visage, qu’on avait souvent décrit comme disgracieux pendant son adolescence. Il est vrai qu’elle avait de grands yeux, peut-être légèrement globuleux, et que l’épuisement qui l’avait gagnée elle aussi accentuait cette impression. Ses lèvres pas assez charnues étaient également moquées, tout comme son long nez, son grand front, et l’impression mal assortie qui ressortait de l’ensemble. Pourtant, elle n’était pas vraiment laide, et plus on la côtoyait plus on s’en rendait compte. À l’époque dont il est question ici, certains journaux, en particulier à Prim’Terre, se plaisaient à la surnommer la Reine de glace. C’est qu’on ne la voyait jamais rire, rarement sourire, qu’elle n’avait jamais l’air triste, ni en colère, ni atteinte par quoi que ce soit. Elle n’avait jamais été une exubérante, et l’était de moins en moins depuis qu’on lui avait pris son bébé. On comprenait, mais on aurait aussi aimé la sentir plus concernée par le sort du royaume que ses ancêtres avaient forgé. Aujourd’hui, on sait qu’elle était bien plus impliquée qu’on ne pouvait l’entrevoir alors, qu’elle était pour beaucoup dans les décisions qui furent prises durant son règne, et qu’elle avait probablement une vision politique plus éclairée que celle de son mari.

 

    Le duc de Garennes et sa fille, face à eux, présentaient aux yeux de tous un tableau en tout point opposé. Ils étaient tous deux l’image même de la jeunesse et de la vigueur. Leur origine sautait aux yeux : il suffisait d’apercevoir les lourdes fourrures de martavelle qui entouraient leurs épaules, leurs yeux et cheveux incroyablement clairs, ainsi que leur peau diaphane, pour comprendre qu’ils étaient de Garennes. Pour ceux qui les entendaient parler, leur accent un peu traînant, souvent qualifié de chantonnant, était également un très bon indice.

    Le duc Césaire Vizon de Garennes n’était pas beaucoup moins vieux que le roi et la reine de Delsa, mais il en donnait l’impression. Sa barbe claire, à peine grisonnante, masquait les rides qu’il avait assurément autour des lèvres, habitué qu’il était à faire de grands sourires à ceux qu’ils croisaient, et à rire aux éclats à chaque bon mot. Ses yeux, d’ailleurs, en étaient cernés, mais loin de le vieillir elles faisaient dégager de son beau visage une impression de grande vitalité. Même assis, on pouvait voir qu’il était immense, et extrêmement fort. Il avait des mains gigantesques, parcourues de veines bleutées qu’on apercevait facilement sous sa peau fine, presque translucide. Il n’y avait que quelques années qu’il était monté sur le trône, prenant la suite de sa mère qui avait décidé de se retirer du pouvoir pour vivre plus tranquillement les dernières années de sa vie. On peut aussi imaginer qu’elle avait estimé plus avisé de laisser du sang neuf et plus énergique prendre les rênes du duché, en ces temps troublés. Jusque-là, on n’avait pas à se plaindre de cette décision. Césaire, comme ce n’était pas l’habitude parmi ses prédécesseurs, se montrait relativement modéré dans son aversion pour Prim’Terre. Il avait bien compris, contrairement aux autres duchés toujours arc-boutés sur leurs positions, refusant d’intervenir, que le meilleur soutien que pouvait recevoir Prim’Terre face aux Bannis était celui des terres du sud, encore vaillantes et à peu près intactes. Au début de son règne, sa première préoccupation avait été de rapprocher les deux partis. Il était allé jusqu’à envoyer sa propre fille au Palais, pour prouver sa confiance et pour qu’elle soit l’une des premières à s’imprégner des deux cultures. On a déjà dit comment cela s’était terminé[3]. Il n’avait pas abandonné, et avait voulu donner l’ordre à un nombre conséquent de ses soldats de prêter main-forte à ceux du nord. Le Palais avait refusé et sa bonne volonté avait fini par s’étioler. Les premiers ravages sur son territoire – causés par des Bannis que le Palais, dans son apathie, n’avait pas su retenir – avaient eu raison de son entêtement. Il avait décidé de venir, en personne cette fois, et de secouer lui-même les Hauts-Dignitaires.

    Il avait amené sa fille, bien sûr, à laquelle il avait bien l’intention de léguer un duché prospère et pacifié. Astrée avait déjà près de vingt-trois ans lorsqu’il était devenu duc, et il l’avait aussitôt associée à chacune de ses décisions et à chaque affaire qui concernait la marche du duché. On ne l’appelait pas encore duchesse, ce titre revenant toujours à sa mère, l’épouse de Césaire, mais il était clair dans l’esprit de tous qu’elle avait déjà plus de prestance, d’influence, et par conséquent de pouvoir, que cette dernière n’en aurait jamais. Elle avait hérité de son père sa haute stature, ses grandes mains, son air fier, et un visage si parfait qu’il semblait sculpté dans la cire. Comme lui elle avait également beaucoup d’esprit, savait parler, et selon les besoins se faire aimer ou craindre. Elle avait encore un peu de mal à comprendre comment il convenait d’agir dans la situation troublée qui les préoccupait tous, mais après tout c’était le cas de tout le monde. Elle savait seulement qu’elle croyait à la conviction de son père selon laquelle il fallait mettre fin aux guéguerres sans fondements qui n’avançaient personne et faisaient le jeu de Maugan.

 

    À présent que les principaux protagonistes ont été introduits, nous pouvons en revenir à cette réunion du 27 sous Izéline 278, au cours de laquelle aucune décision d’importance ne fut prise, et qui ne vit pas la situation entre le Palais et les duchés avancer d’un iota. Nous n’aurions pas la moindre raison d’en parler ici si l’assemblée n’avait pas été interrompue, l’espace de quelques instants, par l’entrée impromptue de Monsieur le Conseiller. Au moment où cela se produisit, les Hauts-Dignitaires et le duc étaient engagés dans une sempiternelle discussion qui n’en finissait plus d’être évoquée depuis des jours.

    « Cent-neuf personnes ont été tuées, répétait le duc Césaire en écrasant son index sur la table pour appuyer ses propos. En moins d’une heure. Et j’ai reçu, ce matin encore, plusieurs missivailes consécutives m’annonçant que d’autres blessés avaient succombé. Il en reste encore plus de deux cents, dispersés dans les hôpitaux du duché, et beaucoup sont dans un très sale état. »

    Le roi, chaque fois qu’on lui rappelait ces chiffres, baissait la tête en soupirant.

    « Nous savons que le bilan est très lourd, et je suis sincèrement navré pour Taranne et tout le duché de Garennes. Mais ici, ce genre d’attaque arrive tous les dix jours au moins, depuis des années. Des milliers de personnes sont mortes de ce côté des Entailles depuis qu’elles ont commencé. J’aurais aimé que les Bannis continuent à ne pas s’intéresser aux duchés, mais que voulez-vous que nous fassions pour les en empêcher ? Nous faisons ce que nous pouvons pour arrêter les Bannis qui se déplacent au sol, mais nous ne pouvons pas empêcher les démons-corbeaux de voler.

    _Ce ne sont pas des corbeaux qui ont attaqué Taranne, intervint un conseiller du duc d’un ton glacial. C’était des loups et des cauchemorts, et tous les témoignages concordent : ils se déplaçaient bien sur leurs pattes. »

    Un rire amer fit bruisser le rang des conseillers de Garennes. Le roi fit semblant de ne pas relever la pique et reprit :

    « Je le sais. Il est évident qu’un certain nombre d’entre eux ont réussi à traverser les Entailles, et nul doute que cela s’est produit lors de l’attaque contre l’un des postes de surveillance du passage, il y a quelques semaines. Mais nos gardes ont très rapidement repoussé cette attaque, et nous vous avons aussitôt mis au courant de l’incident.

    _Vous nous avez surtout assuré qu’aucun Banni n’avait traversé.

    _Il faisait nuit, tout est allé très vite, et vous savez comme les démons et les cauchemorts peuvent être furtifs.

    _J’ai hâte d’aller annoncer aux survivants de Taranne que votre explication pour la mort de leurs proches se résume à « Il faisait tout noir et ils allaient vite ». »

    Le roi se retint de baisser de nouveau la tête devant le regard sévère que lui lançait le duc.

    « Si les conditions étaient telles que vous les décrivez, poursuivit ce dernier, pourquoi avoir minimisé les risques dans votre rapport ? Pourquoi nous avoir certifié que nous n’avions pas le moindre souci à nous faire ? Vous savez qu’il suffit d’une poignée de Bannis pour faire des dégâts considérables. Les habitants de Taranne ne sont pas des soldats. Pas plus que ceux de nos autres villes. Ils n’ont quasiment rien pu faire quand les démons ont débarqué. Juste se calfeutrer en attendant les secours. »

    Un silence pesant s’abattit autour de la table. Le gargouillis d’un ventre affamé retentit parmi les Hauts-Dignitaires.

    « Il est évident que vous manquez d’effectif à proximité des Entailles, reprit un autre conseiller de Garennes. Que depuis le début vous négligez toute cette région. »

    Le roi prit une mine exaspérée.

    « La quasi-totalité de nos territoires sont devenus le terrain de jeu des Bannis. Haut’Île et la frontière sont les seules zones qu’ils aient négligées jusque-là, parce qu’ils n’ont pas eu à les traverser pour atteindre Prim’Terre. C’est Prim’Terre qu’ils veulent. Vous ne pouvez pas nous reprocher de concentrer nos troupes là où elles sont le plus indispensables ! Encore une fois, je suis désolé que certaines têtes brûlées parmi les Bannis aient voulu faire une excursion de l’autre côté des Entailles. Si nous disposions de plus de soldats je serais heureux de renforcer la surveillance du passage, seulem... »

    Il fut interrompu par le rire narquois du duc Césaire.

    « Je vous ai déjà proposé de nombreuses fois de mettre mes propres troupes à votre disposition, lui rappela-t-il. Pour une raison que je ne m’explique pas, vous avez toujours refusé. »

    Du côté des Hauts-Dignitaires, Esther Gotier poussa un soupir ostentatoire, les bras croisés sur la poitrine. Elle prit un ton impatient, comme si elle s’adressait à un enfant un peu lent d’esprit.

    « Nous vous avons expliqué plusieurs fois que la logistique serait bien trop compliquée. Le passage des Entailles est quasiment impraticable. Vous êtes bien placé pour le savoir, non ? Vous-même avez dû vous restreindre à une escorte plus que réduite, pour pouvoir arriver jusqu’ici en un seul morceau. Comment voulez-vous faire traverser des troupes entières sans prendre le risque de voir des dizaines d’hommes s’écraser au fond du gouffre au moindre faux pas ? Sans compter qu’ils risqueraient tout bonnement de faire s’effondrer le passage. On sera bien avancé, le jour où plus personne ne pourra traverser la frontière.

    _J’en ai bien conscience, répliqua le duc. C’est bien pour ça que j’ai aussi proposé que nous joignions nos forces et nos moyens pour construire – enfin – un pont digne de ce nom. Et je ne suis pas le seul. Beaucoup de mes prédécesseurs, à commencer par ma mère, ont remué ciel et terre pour que le Palais réalise que ce projet est nécessaire. Aujourd’hui plus que jamais, d’ailleurs. »

    L’ingénieure-en-chef du Palais roula de nouveau les yeux en secouant la tête.

    « Une telle construction n’est pas possible, pas plus aujourd’hui qu’autrefois. Vous le savez. Les meilleurs ingénieurs de Delsa se sont déjà penchés sur la question, à plusieurs reprises. Les rebords sont bien trop raides, le gouffre trop profond, la pierre trop friable... Malgré les avancées et les progrès de nos techniques, construire un pont au-dessus des Entailles est une entreprise vouée à l’échec. »

    Le duc se prit l’arête du nez entre deux doigts.

    « Mais enfin… dit-il. J’ai vu ce que vous étiez capables de faire. Regardez ce Palais ! »

    Il désigna d’un geste ample les fenêtres, et derrière elles les fabuleux remparts qui serpentaient à flanc de colline jusqu’à la lande. Il avait une mine de plus en plus enthousiaste.

    « Et j’ai aperçu au loin, en arrivant jusqu’ici, le toit de la Bibliothèque royale, et cette incroyable horloge que vous avez installée dessus. C’est prodigieux, ce que font vos ingénieurs, vos architectes, vos constructeurs… D’autant plus quand vos magiciens leur viennent en aide. Je sais que les nôtres ne sont pas aussi réputés que les vôtres, et – je l’admets volontiers – pas aussi à la pointe. Mais avec notre soutien en plus, il n’y a rien que vous ne puissiez pas accomplir. Alors un simple pont… Surtout maintenant que la situation l’exige. Vous n’aurez jamais de meilleure motivation que celle-ci.

    _La construction de bâtiments, même avec des horloges dessus, n’a rien à voir avec la construction d’un pont, s’impatienta Esther Gotier. Les architectes et ingénieurs de Prim’Terre – qui comme vous venez aimablement de le rappeler sont les meilleurs qui soient – ont affirmé, à de nombreuses reprises, qu’ils ne pouvaient pas le faire et qu’ils n’essaieraient pas de le faire. Le coût serait trop élevé. À commencer par le coût humain. »

    Le duc Césaire eut un geste irrité et passa sa gigantesque main sur son visage lassé.

    « Dans ce cas, montrez-moi leur rapport, dit-il. Faites-moi parvenir leurs conclusions, que je comprenne ce qui leur fait si peur. Parce que jusque-là je vous avoue avoir du mal à saisir. »

    Esther Gotier secoua la tête.

    « Je vous ai déjà dit non. »

    Le duc contracta ses mâchoires sous sa barbe épaisse.

    « Et pourquoi ça ? »

    Elle haussa un sourcil.

    « Nous ne sommes pas devenus les meilleurs dans notre domaine en distribuant nos travaux aux premiers venus. »

    Le duc soutint son regard inflexible pendant quelques instants, puis secoua la tête avec un rire désabusé. La discussion sembla s’essouffler. Plus personne ne parlait, et beaucoup crurent, non sans soulagement, qu’on allait annoncer la pause déjeuner. Mais une conseillère de Garennes[4] s’éclaircit la gorge pour annoncer qu’elle allait dire quelque chose.

    « Nous devons aussi parler de cette fillette », dit-elle.

    Certains, face à elle, levèrent les yeux au ciel. Même de son côté de la table, beaucoup de sourcils se froncèrent.

    « Nous avons déjà fait le tour de la question, lui rappela Florain Legrand, et nous avons conclu que certains esprits s’étaient un peu trop échauffés pour pas grand-chose. »

    Une autre conseillère du duché répondit à sa consœur.

    « C’est vrai que cette théorie montée par les survivants de Taranne n’a pas beaucoup de sens... »

    La conseillère lança à celle qui venait de prendre la parole un regard lourd de reproches, mais ne se laissa pas démonter.

    « Plusieurs témoins affirment avoir vu les cauchemorts l’emmener, dit-elle d’un ton assuré. Cinq personnes en tout, et la plupart se tenaient à des points différents de la plaine, et ne se connaissaient pas. Si tous leurs récits concordent, c’est bien qu’il y a quelque chose à creuser, non ?

    _L’attaque a été extrêmement rapide et confuse. Sans compter qu’ils étaient tous absolument terrorisés. Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’ils ne devaient pas avoir les idées très claires.

    _Sans aucun doute, acquiesça Florain Legrand. Les Bannis n’auraient pas la moindre raison de s’encombrer d’un prisonnier. D’autant plus que – pour ce que nous en savons – ils n’ont pas revendiqué d’enlèvement.

    _Mais tous les témoins ont distinctement vu trois cauchemorts s’éloigner de la ville, et l’un d’entre eux portait Lise Mestre sous le bras. Ils sont persuadés qu’elle était encore en vie : ils l’ont vue se débattre et l’ont entendue crier.

    _Et quand bien même ? répliqua Legrand, impatient. Ce sont des Bannis. Ils ont très bien pu l’emmener pour l’achever un peu plus loin.

    _Ne vous inquiétez pas, voulut conclure un autre conseiller de Garennes en esquissant une mine rassurante, l’œil pendu à la grande horloge posée sur un rebord de cheminée. On finira bien par retrouver son corps quelque part.

    _Il y a déjà eu de nombreuses battues, reprit la conseillère avec un gros effort pour conserver son ton calme et mesuré. On a effectivement retrouvé des corps, et quelques blessés qui ont pu être sauvés. Mais il n’y avait aucun enfant parmi eux. Et je vous rappelle qu’on n’a aucune idée précise de ce que Maugan a vraiment en tête. Allez savoir, il se pourrait qu’elle s... »

    À cet instant, la conversation fut interrompue. Elle ne devait d’ailleurs jamais être reprise là où on en était resté. Si tel avait été le cas, peut-être que les évènements des jours 24 et 25 sous Talhèk de l’an 278 auraient pu être évités, ou au moins leurs conséquences limitées.

    La porte venait de s’ouvrir, un peu brusquement, et Gil Vernet d’apparaître dans l’embrasure. Une expression de surprise étira son long visage grossièrement taillé dans la glace. Tous les témoins s’accordent à dire qu’il avait particulièrement bien feint l’étonnement, à tel point qu’il n’était venu à l’idée d’aucun d’entre eux, ce jour-là, qu’il ait pu faire semblant de découvrir que le roi et la reine était en réunion avec la délégation du duché. Gislain Jacob se plaît aujourd’hui à affirmer que s’il n’avait pas terminé sa vie dans les geôles de Fort-Très-Haut il aurait pu rejoindre une troupe de théâtre itinérante, et qu’avec sa haute taille et ses yeux blancs il aurait fait un Amédée le Hâve extraordinaire.

    De la même manière, personne ne saisit son manège lorsqu’il se décala très légèrement du cadre de la porte en esquissant un pas dans la pièce, juste assez pour que les Hauts-Dignitaires, ainsi que le duc et ses conseillers, puissent apercevoir les trois personnes qui se tenaient un peu en retrait derrière lui, imprimer leurs visages, et être intrigués de l’air déboussolé et des vêtements étonnants qu’arboraient deux d’entre elles. À partir de cet instant, la présence de Julienne Corbier et Héléna Nevin au Palais ne pourrait plus être cachée, des questions allaient être posées et se propager, et leur histoire ne tarderait pas à se répandre à travers les terres du nord et du sud.

    « Excusez-moi, s’exclama Gil Vernet avec un geste confus. J’ignorais que vous étiez en pleine assemblée. »

    Il mima l’hésitation, fronça les sourcil et se balança d’un pied sur l’autre pour que chacun comprenne bien qu’il était embêté. Il fit glisser son regard du roi et de la reine jusqu’à Victor et Amaury Lamarre, et inversement.

    « Pourrais-je vous parler quand vous aurez fini ? C’est très important. »

    Il avait si bien joué qu’il avait piqué leur curiosité. Elvire hocha la tête, et Josse répondit en leur nom à tous les quatre.

    « On en a presque terminé ici. Ça ne vous dérange pas d’attendre à côté quelques instants ?

    _Bien sûr que non, assura le Conseiller avec un mince sourire reconnaissant. Prenez votre temps. »

    Il s’inclina en avant en faisant un pas en arrière. Il était sur le point de refermer la porte sur lui, lorsque le duc Césaire se leva tout à coup.

    « Madame Lamarre », appela-t-il d’une voix forte.

    Il semblait ravi.

    Clarisse, dans l’ombre de Gil Vernet, tourna la tête vers lui. Le Conseiller, un peu pris de court, rouvrit la porte en grand et s’écarta pour la laisser s’avancer.

    « Excusez-moi, dit le duc avec un petit rire. J’ai vu votre portrait dans je ne sais plus trop quel livre de ma bibliothèque. »

    Il fit quelques grands pas dans sa direction, et leva le bras vers elle pour lui serrer chaleureusement la main.

    « Césaire Vizon de Garennes, se présenta-t-il. Duc de Garennes. »

    Mais bien sûr, il savait qu’elle savait déjà qui il était.

    « Clarisse Lamarre, répondit-elle tout aussi inutilement.

    _Je vous ai fait parvenir une lettre il y a déjà un moment, poursuivit-il en serrant toujours sa main. J’ignore si vous l’avez reçue, mais…

    _Je l’ai bien reçue.

    _… mais je suis vraiment très heureux de pouvoir vous remercier de vive voix. »

    Il avait sous sa barbe un sourire gigantesque qui entourait ses yeux de ridules. Pour toute réponse, Clarisse inclina très légèrement la tête. Le duc Césaire, sans lâcher sa main, se retourna à demi pour prendre le reste de l’assistance à témoin.

    « Vous savez sûrement, leur dit-il avec une bonne humeur manifeste, que c’est Madame Lamarre qui a recueilli Astrée après sa... mésaventure à Fagautain. »

    Il avait insisté sur le terme, et tout le monde comprit qu’il tenait à souligner une fois de plus, dans un reproche à peine voilé, l’insécurité qui régnait à Prim’Terre, dont sa propre fille avait fait les frais quelques années plus tôt, et qui avait coûté la vie à plusieurs de ses collaborateurs et serviteurs les plus proches.

    « Madame Lamarre, reprit-t-il, a trouvé Astrée près de chez elle, perdue dans la forêt. Elle l’a mise à l’abri et l’a soignée. Puis elle lui a permis de rester auprès d’elle quelques jours, le temps de reprendre quelques forces avant de rejoindre le Palais. »

    Il y eut quelques sourires un peu forcés, des mouvements de têtes admiratifs de circonstance, mais personne ne dit un mot. Les Hauts-Dignitaires connaissaient tous cette histoire, et n’avaient pas vraiment envie d’entendre de nouveau le récit d’un évènement qui n’avait pas amélioré leurs relations avec les duchés. Victor Lamarre eut tout de même un sourire fier en regardant sa nièce, et Amaury lui adressa un clin d’œil goguenard – qu’elle ne vit pas car elle n’eut pas le moindre regard pour l’assemblée. Les conseillers du duc mirent un peu plus de sincérité dans les coups d’œil curieux qu’ils lui lancèrent, heureux de rencontrer celle que leur maître n’avait eu de cesse de leur présenter comme une héroïne.

    « Allez savoir ce qui aurait pu lui arriver sans vous, dit encore Césaire en lui lâchant finalement la main, mais sans cesser de la couver de son regard reconnaissant. Vous lui avez sûrement sauvé la vie. N’est-ce-pas, ma chérie ? »

    Tout en se tournant de nouveau, il s’écarta pour que sa fille, derrière lui, puisse adresser à Clarisse un sourire embarrassé. Clarisse lui rendit un signe de la tête.

    « Madame Vizon de Garennes », la salua-t-elle, très formelle.

    Le duc se mit de nouveau à rire.

    « Ne vous embêtez pas, lui dit-il. Je suis sûre qu’elle ne verra aucun inconvénient à ce que vous l’appeliez Astrée. »

    Il fit quelques pas vers sa chaise.

    « J’espère que nous aurons l’occasion de nous recroiser tous les trois, continua-t-il d’une voix un peu plus forte, et que vous pourrez tout me raconter de ce jour-là. Astrée ne se souvient pas de tout, à cause du choc. Mais pour le moment, je ne voudrais pas retarder plus que nécessaire la fin de cette réunion. Je vois bien que beaucoup, autour de cette table, ont déjà l’estomac plus dispos que la cervelle. »

    Il couva les deux rangs qui s’étalaient devant lui d’un regard amusé, auquel on répondit par des rictus empruntés. Le roi Josse acquiesça et se tourna vers son Conseiller, qui se tenait toujours devant l’embrasure de la porte.

    « Nous vous rejoignons dans quelques minutes », lui dit-il.

    Gil Vernet s’inclina de nouveau, et de nouveau recula en fermant la porte devant lui, tandis que les Hauts-Dignitaires et les conseillers de Garennes reprenaient leurs débats aussi houleux qu’inutiles.

 

[1] Contrairement à beaucoup d’autres scènes de cet ouvrage, celle-ci a pu être reconstituée à partir de plusieurs témoignages de personnes présentes ce jour-là. La comparaison des différentes versions – semblables dans les grandes lignes mais parfois divergentes – a ainsi permis de présenter cette restitution, lavée du mieux possible des biais inévitables portés par chacun des deux camps en présence.

[2] À commencer par les ouvrages de la collection Chambre, casseroles et bruits de couloir. Voyage dans le petit intérieur des Grands, dirigée par Léon Defange. Les trois volumes sortis à ce jour, suivant une organisation chronologique, ne traitent pas des individus dont il est question ici, mais le quatrième et dernier, Gobes-mouches et pot-aux-roses, devrait être publié d’ici peu.

[3] Voir chapitre 45.

[4] La plupart des témoins avec lesquels j’ai pu m’entretenir pensent qu’il s’agissait d’Angélique Dubois, une fidèle de l’ancienne duchesse Aure que Césaire Vizon de Garennes avait voulu garder parmi ses conseillers. Mais l’un d’entre eux affirme que c’était plutôt Fiona Juvet, une jeune avocate originaire d’Helvent et partageant la volonté du duc d’ouvrir le duché aux terres du nord, ce qui lui avait valu de se voir offrir une place au conseil, quelques semaines plus tôt. La question est difficile à trancher.

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