Chapitre 48 - Sehar

Notes de l’auteur : Bonjour :D Un petit chapitre calme cette semaine, avec un bref aperçu vers le futur... Bonne lecture !

Depuis le toit de l’unique tour de guet, Sehar pouvait voir des centaines de collines et des dizaines de petites forêts, à peine quelques villages lovés dans les vallées ou juchés sur des sommets.

Il était grimpé sans harnais ni câble pour se protéger. Sehar n’avait plus peur de tomber, à force de sauter dans le vide. Même s’il glissait, il savait qu’il trouverait un moyen de se rattraper.

— Ah, c’est là que tu te cachais !

Son père grimpa jusqu’à lui avec un grand sourire, et s’installa à ses côtés sur la pente de tuiles grises.

— J’espère que tu ne t’es pas mis là pour échapper à ton papa pénible ?

Sehar rigola et secoua la tête sans hésitation, puis se réfugia dans les bras que Tsisco avait ouvert pour l’y accueillir.

— Non, je prends juste l’air…

— Je sais que je te l’ai déjà dit des milliers de fois, ces dernières heures, mais je suis si fier de toi.

Tsisco exagérait à peine : il l’avait répété tant de fois que c’en était presque devenu sa nouvelle façon de respirer. Sehar lui adressa une moue gênée, et ne se fatigua pas à lui dire d’arrêter. Son père le ferait de lui-même quand il s’en lassera - si il s’en laissait un jour.

— Tu es prêt à dompter des Féroces ?

Sehar grimaça - était-il prêt ? Il n’en avait pas la moindre idée. Il savait qu’il pouvait dire la vérité à son père, cependant.

— Je ne sais pas… je suis nerveux mais j’ai aussi très envie de le faire ? J’ai un peu honte d’avoir tapé la première que j’ai croisé…

— Tu as improvisé avec ce que tu savais à l’époque, ce n’est pas de ta faute.

Il acquiesça, pas encore vraiment convaincu que cela suffisait à excuser son réflexe, et son père l’observa avec un sourire attendri.

— Tu as toujours aimé les bestioles, même quand tu n’étais qu’un tout petit bout de lézard. Elles ne te le rendaient pas toujours mais ça ne t’a jamais découragé.

Le souvenir de la horde de minuscules Diodesmés qui l’avaient mordu lorsqu’il avait cinq ans le frappa de plein fouet. Il avait pleuré pendant des jours, pas parce qu’il avait mal, mais parce qu’il n’avait pas réussi à caresser leurs petites têtes poilues. Sehar rigola avec honte - son père n’avait pas tort.

— Les Féroces sont quand même plus grosses que les Dio, ce ne sera pas pareil… Et puis, celle que j’ai déjà apprivoisée… Il y avait la magie d’ombre, aussi ? Avec une vraie, je ne sais pas comment ça va se passer…

— Si tu ne réussis pas, celles d’ombres feront aussi l’affaire, non ? Zaza avait l’air de dire que ce serait tout aussi bien, en tout cas !

En tant que vieux de la bande, Tsisco avait immédiatement repris le surnom que Suzette donnait au prince, là où le reste s’était rabattu bien assez vite sur le vrai nom de Zakaria. Ressa aussi s’en donnait à coeur joie, et le valeni semblait particulièrement amusé de les entendre l’appeler ainsi.

— Oui, peut-être…

Une part de lui avait peur de réussir, aussi. Mais ça, il n’osait  pas le dire à haute voix. Il ne pourrait pas s’y résoudre, même si l’angoisse lui tordait l’estomac. Son père le connaissait bien, cependant. Il sentit tout de suite qu’il lui cachait quelque chose.

— Ce n’est pas ça qui t’inquiète, hein ?

Sehar jeta un bref coup d’oeil vers ces grands iris bleus qui l’avaient toujours rassuré, puis se recroquevilla sur ses genoux et regarda au loin.

— Est-ce que… la Doyenne t’a ordonné de me ramener ?

Tsisco se redressa, sourcils froncés, et plongea à son tour son regard vers les collines grises et celles plus vertes au-delà, couronnées de tâches oranges là où leur vue disparaissait.

— Oui.

— Est-ce que… tu vas le faire ?

Rien qu’au sourire rassurant de son père, Sehar devina sa réponse.

— Seulement si tu veux revenir à la Tour. On était censés en partir pour toujours toi et moi, de toute façon.

— C’est vrai…

Il tritura ses longs cheveux entre ses doigts, les lèvres serrées. 

— Tu ne veux pas rentrer ? demanda Tsisco.

Sehar gonfla ses joues. Il n’avait pas la réponse. Mais il pouvait au moins dire à son père ce qu’il ressentait,non ? Il le lui devait bien - et puis, il en avait envie, tout simplement.

— La Tour est ma maison, mais… je m’y suis toujours senti tout seul. Et ici… c’est dangereux, trop dangereux, mais j’ai rencontré plein de gens que j’aime et je ne veux pas leur dire au revoir.

Même si la réponse lui faisait peur, Sehar posa la question qui pourrait faire basculer son choix en un instant, si elle s’avérait positive.

— Si je reviens dans le désert… les autres auront le droit de venir me voir ?

Les yeux de Tsisco se troublèrent, et il tira son fils contre lui pour le serrer de nouveau dans ses bras. Sa réponse mit un certain à passer ses lèvres, et Sehar ne fut pas surpris de son contenu. Simplement et tristement déçu.

— Je ne crois pas, non. Les kévriens… On n’est pas censés se mélanger aux autres.

Son estomac se serra. Lui qui était ce mélange personnifié, il le savait bien, qu’il avait toujours été une aberration aux yeux de son propre peuple. Il n’avait jamais eu besoin qu’on le lui dise explicitement pour le comprendre.

— Pour juste une personne, ils font des exceptions, continua Tsisco. Mais là tu as vraiment beaucoup de gens à ramener, je ne suis pas sûr que ça passe, petit lézard. Ni qu’ils voudraient rester dans une Tour dans le désert…

— Mais pour me rendre visite ?

Son père grimaça, et réajusta la position de sa queue serpentine pour pouvoir caresser les cheveux de Sehar.

— Je ne pense pas que les Gardiennes feront une exception non plus. Surtout pour Lo et Del, s’ils se font chopper…

Sehar déglutit, et se redressa pour fixer son père avec inquiétude. Il chercha dans ses yeux la lueur de malice qui indiquerait une blague à venir, mais n’en trouva aucune. Tsisco était sincèrement en train de lui donner une mauvaise nouvelle, sans aucun élément positif pour en adoucir l’âpreté. 

— Qu’est-ce qu’il leur arrivera ?

— Leur mémoire sera effacée, soupira-t-il avec résignation. Ils ne se souviendront plus de qui tu es ni de tout ce qu’ils ont fait de ce côté-ci du désert.

— Quoi ? s’insurgea Sehar.

— Le désert n’est pas là pour rien, petit lézard. Les deux mondes ne doivent pas se mélanger…

Il ne voulait pas que Lo et Del l’oublient. Et il était à peu près certain que c’était réciproque, et qu’iels ne voudraient pas non plus oublier tout ce qu’iels avaient fait ici. Toucher de nouveau à la mémoire de Lo, en particulier, lui paraissait d’une infinie cruauté. Les Gardiennes ne pouvaient pas faire ça, quand même, si ?

— Mais pourquoi ? 

— Je n’en suis pas certain, à vrai dire. Et ça parait un peu bête, mais je suppose que c’est une tradition ? Il doit bien y avoir une raison pour laquelle on a commencé à faire la séparation. Mais tu sais, à part les légendes qui disent que le Magicien en personne nous a demandé de protéger la frontière, je ne connais pas d’autre raison et elle est un peu nulle.

— Pas qu’un peu.

Sehar serra les dents pour ne pas pleurer. S’il revenait à la Tour, cela voudrait dire qu’il ne reverrait plus jamais ses amis à moins de s’enfuir de nouveau. Si Lo et Del retraversaient le désert pour retourner aux vies qu’ils avaient avant, ils se feraient probablement attraper, et il ne les reverrait plus jamais non plus. Iels étaient là en touriste, après tout, et avaient encore de la famille et des amis à retrouver, chez eux. Ce n’était pas leur maison, qu’iels avaient fuis. Iels étaient parti à la rencontre du monde, un monde qui n’aurait pas dû leur être ouvert mais qui les avait accueilli, avec toute son horreur et toutes ses amitiés.

Et puis, il y avait Nodia. Sehar et Tsisco ne pouvaient plus jamais la laisser. Ils avaient une promesse à tenir.

Les choix qui se présentaient à Sehar étaient impossibles à faire. Savoir qu’il aurait à les soumettre à ses amis ne l’aida pas à se sentir mieux, bien au contraire.

C’était comme si le monde entier voulait le punir d’avoir fuit la tour pour ne pas avoir su faire une bête décision, et lui offrait un dilemme pire encore à résoudre. 

Cette fois-ci, il n’y aurait pas de troisième option.

— On a encore du temps pour y réfléchir, rassura Tsisco. La Doyenne ne nous attend pas au petit matin.

Son père lui sourit doucement - au moins, ils étaient ensembles. La situation pourrait être pire…

Un bruit d’aile fendit l’air, et Suzette apparut pour se poser sur le toit. Avec une lueur espiègle dans ses grands yeux noirs, elle sautilla jusqu’à eux et dressa les plumes de son cou.

— Au travail, moussaillon ! La chasse aux Féroces est ouverte !

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Nanouchka
Posté le 10/07/2022
Intéressant, comme dilemme, c'est chouette que tu poses immédiatement la question émotionnelle de toutes les fins d'aventure : comment se dire au revoir ? C'est souvent un moment déchirant et un peu abrupt, et là c'est bien de le préparer en amont, ça change et ça permet des réflexions sur la thématique que t'as pas mal travaillée de l'abandon.

Je pense que tu n'as pas besoin de ces phrases : "Il n’avait pas la réponse. Mais il pouvait au moins dire à son père ce qu’il ressentait,non ? Il le lui devait bien - et puis, il en avait envie, tout simplement."

Je sais que tu as déjà évoqué cette histoire de deux mondes qui ne peuvent pas coexister, mais ça me semblerait intéressant d'encore plus le développer, de plein de façons différentes, avant, parce que c'est l'un des points forts de ton monde, avec ce désert au milieu.
AnatoleJ
Posté le 23/07/2022
Oui, je ne me voyais clairement pas aborder la question de la séparation à la fin, pas après que le petit Sehar ait eu à vivre une première séparation (raccommodée et accidentelle) avec son père, obligé que ça le travaillerait tout ça ! (et ça me travaille aussi, forcément)

Je suis d’accord avec toi, il faudrait que je tartine encore davantage sur les deux mondes !
Vous lisez