Chapitre 47 - Erin

— Tu n’es pas aussi ignorant que tu veux leur faire croire.

La nuit tombait déjà sur la forteresse de Zarmina, qu’ils ne quitteraient pas tant que Nodia ne pourraient se déplacer seule. Si leur plan pour rejoindre Pied-de-Troll prenait forme, celui pour le prisonnier n’était pas encore né. Ils se relayaient en permanence pour le surveiller, deux personnes à la fois, et c’était cette fois-ci le tour des jumelles de monter la garde.

— Rien ne t’échappe, petite Erin.

Il les jaugea de la moue la plus agaçante de son répertoire, les traits reposés d’avoir sans doute dormi sous les regards alerte de Ressa et Suzette. Dans le grand dessin du mystère qui entourait Orane, savoir comment il pouvait se rendre aussi antipathique sans aucun effort n’était qu’un détail parmi tant d’autres.

— Tu vas nous dire tout ce que tu sais, continua Erin.

— Et pourquoi je ferais ça ? ricana Orane.

— Parce que c’est une probabilité. Et que si Fenara a vraiment le contrôle, elle s’y est préparée.

Il la regarda avec surprise, puis éclata de rire, un rire un peu fou, comme un maegis touché par le mal qui se laissait submerger pas ses visions. Rien n’influençait la psyché du valeni, cependant. Rien, si ce n’était Fenara elle-même.

— Tu es celle qui lui ressemble le plus, tu sais ? Les objectifs d’abord, les sentiments ensuite…

— Tu l’aimes ? demanda Jin.

Son rire s’éteignit, remplacé par un amusement marqué qui faisait pétiller ses yeux noirs.

— Peut-être. Je n’ai pas vraiment envie d’en discuter avec deux gamines, et c’est peu pertinent.

— En effet, confirma Erin. Pourquoi nous a-t-elle envoyé ici ?

Orane redressa légèrement le menton, une moue pensive sur les lèvres. Erin échangea un bref regard avec sa soeur, désormais assise sur un tabouret, les tempes en sueur sous ses cheveux courts d’un blanc sale. Quand le valeni reprit la parole, sa voix accentuait moins les syllabes, ses yeux pétillaient moins - comme si la lassitude reprenait doucement le dessus sur la bravade.

— Elle vous voulait loin d’ici pendant qu’elle prépare son grand final, bien sûr. 

Un bref sourire moqueur effleura ses lèvres, avant qu’il ne conclut.

— Vous seriez capables de ruiner ses plans, avec vos idées brillantes.

— Son grand final ?

— Vous ne pensiez pas qu’elle faisait tout ça juste pour s’amuser, quand même ?

Erin souleva un sourcil, redressa son dos. Dans ses veines le sang vert et corrompu pulsa dangereusement, la colère s’y invitant brusquement. Elle croisa les bras sur sa poitrine, et fixa le valeni sans un mot. Heureusement, cela suffit à l’encourager à enfin répondre à sa question.

— Fenara veut réunir les maegis de la Toile dans un grand bal. Un bel événement pour les rassembler tous dans un but commun, sans les valenis et sans le reste.

— C’est idiot, lâcha aussitôt Jin. Personne ne pourrait vouloir ça !

— Personne parmi les pirates, les fuyards ou les gens qui sont sans importance, en effet.

— Et les valenis, non ? ajouta Erin.

Orane lui lança un regard indéchiffrable, sans répondre. Erin ne connaissait pas assez cet homme pour comprendre ses motivations. Politiquement, il ne gagnerait rien, puisqu’il était un valeni. A moins qu’il ne se berçait dans l’illusion qu’il aurait une place de choix auprès de Fenara. Personnellement, il ne pourrait gagner grand chose non plus. Si Fenara avait été une bonne mère pour elles, elle n’avait pas hésité à leur tourner le dos dès qu’elles ne lui avaient plus servi à rien. Avant elles, c’était Suzette qu’elle n’avait pas hésité à jeter aussi, et elle n’avait pas donné une seule goutte d’amour à Zakaria, sous le simple prétexte qu’il n’était pas assez puissant à son goût. Erin ne doutait pas un seul instant que de nombreux autres avaient été mis de côté sans qu’elle n’en ait la moindre connaissance.

Orane n’avait rien à gagner à la servir, alors pourquoi le faisait-il quand même ?

— Elle ne te voulait pas à ce bal ? demanda Jin.

Le valeni sourit, un ricanement dans le fond de la gorge.

— Qu’est-ce qui te fait croire que je ne serais pas de retour à temps, petite ?

— Tu n’es pas un maegis, répondit aussitôt Erin. Elle n’a pas besoin de toi.

Son visage se décomposa, et ses bras se contractèrent dans son cocon, pas assez fort pour le faire bouger cependant. Une lueur de fureur traversa ses yeux alors qu’il serrait  résolument les lèvres.

Erin en était presque certaine, désormais. Ce n’était pas pour ce qu’il aurait à gagner qu’Orane faisait tout cela. 

Alors qu’avait-il à perdre ?

Qu’avait-il déjà perdu ?

— Quand aura lieu ce bal ? demanda Jin.

— Le jour de Tremblement, bien sûr. Tout est toujours plus marquant lorsque le ciel est rouge.

Tous les quatre cents jours, la terre grondait, et le ciel se colorait d’une teinte cerise quelques minutes, parfois précédé d'un bref orage, avant de reprendre le même bleu monotone. C’était toujours l’occasion de célébrations, et cette année ne ferait vraisemblablement pas exception.

— Et elle a déjà envisagé que nous nous invitions à ce bal ? demanda Erin.

— Bien entendu.

Erin acquiesça, silencieuse quelques instants. Le bal était important, bien sûr, mais ce n’était pas cela, la clé pour mettre fin à ses agissements. Ce n’était qu’une étape, une rampe de lancement. Ni la conclusion, ni le point de départ…

— Pourquoi en a-t-elle après les Nidré, Nahara et Naveri ?

— Trop puissants, plus que les valenis d’autres branches, répondit Orane sans hésiter. Et elle les haïssait.

— Pourquoi ?

Il haussa les épaules, grimaça inconfortablement, puis reprit sa mine moqueuse.

— Je ne mentais pas quand je disais ne pas tout savoir. Moi je les aime bien, les Nidré.

Le sourire carnassier qu’il afficha retourna les entrailles d’Erin. Elle pensa à Nodia - et ses veines se gorgèrent de sang vert. Elle lutta pour ne pas resserrer le cocon autour de sa proie et broyer le valeni. Elle avait encore beaucoup de choses à demander, à éclaircir.

Mais la colère brouillait ses sens, dispersait les pièces du puzzle et faisait disparaître l’image qu’elles formaient.

— Pourquoi ne nous a-t-elle pas tué directement ? demanda Jin. 

Erin regarda sa soeur, sentit qu’une même colère brûlait ses veines. Jin était triste, toujours aussi affectée par la trahison de leur mère.

Erin l’était aussi. Si elle se consumait de l’intérieur, si elle voulait tout détruire, c’était à cause d’elle. Comme Jin, Erin avait mal, elle aussi.

La réponse à la question de sa soeur, tristement évidente, s’invita dans son esprit avant qu’Orane n’ait pu la leur fournir.

— Parce qu’elle sait que quoi qu’on fasse, nous n’avons aucune chance de la vaincre. C’est ce qu’elle pense, n’est-ce pas ?

Le valeni sourit, mais ses yeux, une fois encore, étaient pris d’une grande lassitude.

— C’est ce que le maître des Temps a murmuré, en tout cas.

Dans le silence, Erin reprit le contrôle de son esprit bouleversé. 

La réponse, elle l’avait. 

Peu leur importait de connaître la cause des actions de Fenara, tant qu’elle avait le maître des Temps, tant qu’elle pouvait anticiper leurs gestes.

Il n’y avait qu’une seule façon de mettre fin à tout cela. 

Et si cela devait leur coûter la vie, qu’il en soit ainsi.

— Puisque notre mère nous attend, ne lui faisons pas faux bond. Il nous reste trente jours avant le Tremblement pour rejoindre la Toile.