Chapitre 44

Par Notsil

Satia brûlait de retrouver Surielle, se retenait de courir auprès d’elle lui demander si tout allait bien. Ils formaient un groupe bien disparate, entre les ailes orangées de Surielle, les blanches d’Elésyne, la timidité d’Edénar, et le sourire d’Alistair. Shaniel aurait pu les rejoindre, n’en avait rien fait et Satia le comprenait. En devenant Impératrice des Neuf Mondes, Shaniel avait abandonné la légèreté dont pouvaient encore faire preuve ses compagnons d’aventure.  Son personnel s’activait déjà autour d’elle, déployant un paravent pour garantir leur intimité, retouchant le maquillage.

Bientôt, tout le monde se jetterait sur eux, pour leur poser des questions, comprendre, avoir des explications, alors Satia prenait son mal en patience. Avec Lucas à ses côtés, elle était capable de tout endurer. Aioros aussi ne quittait pas sa fille du regard, et Satia se demanda à quoi était dû son air songeur. Trois cousins, trois couleurs d’ailes, trois caractères, trois destinées. Continueraient-ils à se fréquenter, après les épreuves qu’ils avaient traversé ensemble ? Satia l’espérait. Cette nouvelle génération serait peut-être capable de combler le fossé qui séparait encore les adultes.

Sanae s’était esquivée, rejoignant les équipes de médecins. Satia savait que la Mage défendrait sans doute à l’Assemblée un projet de coopération sur les techniques médicales propres à chaque nation. Sa curiosité pour de nouvelles techniques de guérison n’avait fait que croitre avec les années.

— Vous restez manger ce soir ?

Surprise, Satia se tourna vers Esbeth. Elle aussi regardait les jeunes, son bébé contre elle et la main de Liam dans la sienne. A ses côtés, Éric semblait plus blasé que surpris. Satia pesa ses choix. Rentrer immédiatement serait impoli - et impossible tant que les phénix n’avaient pas récupéré d’énergie ou qu’Eraïm leur ouvre un portail.

— Ce sera un plaisir, répondit Lucas.

*****

Orssanc était restée en retrait quelques instants, leur laissant le temps de savourer leur victoire, mais la déesse finit par s’éclaircir la voix.

— Alors, Alistair. Me demanderas-tu quelque chose en récompense ? Tu sais que je pourrai réparer tes ailes, si tu me le demandais.

Alistair croisa les bras.

— Je ne vous le demanderai pas. Jamais. Je ne veux rien de vous.

Tu es certain ? s’inquiéta Zéphyr. Je sais combien cela te peine, combien tu souffres de ne plus pouvoir voler.

Il y a des choses qui ont besoin de temps pour guérir. Retrouver mes ailes en un claquement de doigts, c’est nier toute la souffrance que j’ai éprouvée. C’est ma façon à moi de porter le deuil de Rayad.

Je comprends.

La déesse le jaugea un instant, et Alistair se demanda si elle était capable de percevoir leur échange mental. Respecterait-elle sa volonté ? Il était bien placé pour savoir qu’elle se moquait souvent des désirs des uns et des autres.

— Comme tu voudras, dit-elle enfin. Et toi, Surielle ?

— Juste le moyen de rentrer chez nous.

Orssanc sourit. C’était un sourire dont Surielle avait envie de se méfier tant il suintait d’arrogance. C’était presque à se demander si la déesse ne leur en voulait pas de l’avoir sauvée, si jusqu’au bout elle avait cru s’en sortir seule.

Sur un geste d’Orssanc, l’air scintilla puis une main émergea de nulle part pour saisir la sienne. En un instant Eraïm apparut aux côtés de sa soeur, vêtu de son habituelle toge, mauve cette fois, nouée par une corde dorée. Une chose était sûre, il n’arborait pas l’attitude martiale d’Orssanc.

— Bienvenue chez moi, mon frère, ronronna-t-elle.

— Tu ne me fais pas venir sans raison, lui retourna-t-il avec affection. Que veux-tu ?

— Ta protégée réclame le moyen de rentrer chez elle.

— Un moyen de relier nos mondes serait plus pérenne, objecta Surielle.

— Je ne suis pas certain que la décision t’appartienne, Surielle, sourit le dieu.

La jeune ailé se renfrogna, avant de réaliser que plusieurs personnes s’étaient rapprochées d’eux. Dont ses parents.

— La Porte qui reliait l’Empire et la Fédération a été détruite, précisa Satia. Sans que cela ne soit une volonté de rompre nos liens. Si l’Impératrice est toujours d’accord, elle peut être reconstruite.

— Je suis d’accord, dit Shaniel.

Il ne s’était pas écoulé beaucoup de temps depuis la fin de leur combat contre Orhim, pourtant son maquillage était impeccable, et elle avait passé une nouvelle tenue, toute de soie rouge et de dorures.

— Par contre, précisa-t-elle, ce ne sera pas une “Porte” au même sens que celles des Douze Royaumes. Je veux un terme qui corresponde davantage à un lien entre nos peuples.

Orssanc tapota ses lèvres carmin, songeuse.

— Nous devrions pouvoir faire ça. Une Arche, alors ?

Shaniel et Satia acquiescèrent. Eraïm et Orssanc plaquèrent la paume de leurs mains l’une contre l’autre ; leurs auras violette et rouge s’étendirent autour d’eux.

La roche jaillit du sol tel un arbre en croissance, deux colonnes de pierre qui s’inclinèrent l’une vers l’autre pour former une ogive. Devant, une table du même matériau brut se forma comme un champignon. La pierre ovale en son centre émettait une faible luminescence rouge, l’anneau en son pourtour comportait douze symboles.

Un pour chaque Royaume, songea Surielle, émerveillée. C’était bien mieux qu’une Porte.

Une main se posa sur son épaule. Eraïm. Son regard était doux, comme toujours, mais était teinté de préoccupation, cette fois.

— Nous vous les empruntons un court instant. Rien de dommageable, mais nous devons avoir une discussion.

Avant même que Satia ou Shaniel puissent acquiescer, le monde bascula et Surielle se retrouva aux côtés d’Alistair et Edénar, dans le domaine d’Eraïm. Étrangement, Orssanc était à ses côtés.

Alistair soupira, croisa les bras.

— Par pitié, ne me dites pas que ce n’était pas la fin mais un début ou …

— Tu n’y es pas, Alistair, coupa Orssanc.

— Il s’agit juste de préciser certaines choses, compléta Eraïm. Les dieux n’ont pas vocation à intervenir dans la vie des mortels.

— Alors pourquoi l’avoir fait ? s’insurgea Alistair.

Surielle ne dit rien, mais elle approuvait son cousin. Pourquoi décider de ne rien faire, puis changer d’avis ? Cela n’avait aucun sens.

— Parce que notre existence était en danger, répondit sèchement la déesse.

— Surtout la tienne. Comprenez bien. Nous ne pouvons agir contre un autre dieu de notre seule initiative. Il faut que cette aide soit requise par un mortel. Maintenant qu’Orhim n’est plus une menace, il ne faut plus compter sur notre aide au moindre appel.

— Mais…

— C’est ainsi. Nous ne sommes pas là pour régler vos querelles, vos guerres, ou pour guérir vos proches.

Orssanc hocha la tête.

— Chaque fois que nous interférons dans le cycle de la vie, nos peuples nous remercient, mais finissent par devenir dépendants de nous. Ce n’est pas à nous de décider de vos vies. C’est à vous de prendre votre destin en main.

La gorge sèche, Surielle acquiesça.

— Je comprends.

— Bien. Alors, retournez profiter de la fête qui s’annonce.

— Sauf toi, dit Orssanc. Tu viens avec moi.

Surielle cligna des yeux et se retrouva au milieu de ses proches, Edénar à ses côtés.

— Tout va bien ? s’inquiéta Lucas.

Elle se jeta dans ses bras pour toute réponse. Être là, avec ses parents, avec sa famille, c’était un réel soulagement.

— Nous passons la nuit ici, précisa Satia. Tu peux profiter de tes amis, encore.

Sur la prairie, non loin de l’avant-poste monté dans la précipitation, des domestiques s’activaient. Des vaisseaux avaient fait le voyage dans la précipitation, des tables étaient montées à la hâte, récupérées dans les camps, et des cuisiniers s’activaient devant leurs fourneaux.

Surielle se sentait désoeuvrée, fatiguée. Elle aurait préféré rentrer chez elle, retrouver ses repères. Avoir ses parents pour elle seule, aussi, très égoïstement, au lieu de les voir accaparés par mille et unes personnes. Plusieurs Seigneurs étaient en route pour rejoindre le grand festin prévu ce soir ; une autre occasion de célébrer une alliance encore fragile.

— Je te sens mélancolique, dit Edénar.

Surielle soupira.

— J’ai envie de rentrer chez moi. Et en même temps… Vais-je de nouveau me retrouver seule ? Shaniel est déjà inaccessible, avec son statut. Toi… tu appartiens à l’Empire. Comme Alistair.

Edénar resta silencieux.

— Je comprends. Tu sais, mon futur me reste flou également. Je suis au service d’Orssanc, mais tu l’as entendue comme moi, elle n’agira plus aussi directement. Et je refuse de retourner sous la domination d’un homme tel qu’Elurio ou Varyl. Je ne connais personne. A qui puis-je faire confiance ?

— Shaniel et Alistair ne te trahiront pas.

— Tu le crois ? Shaniel est l’Impératrice. A sa place, n’essaierais-tu pas d’avoir la main sur le culte d’Orssanc ? Quant à Alistair… il est un ami qui m’est cher, mais, il appartient aux Maagoïs.

Surielle pressa sa main.

— Tu as été seul si longtemps… je suis certaine que Shaniel trouvera un moyen de te protéger. J’aimerai tellement faire davantage…

— Tu en as fait assez, Surielle. Tu m’as trouvé, tu m’as arraché à Orhim. Je ne pourrai jamais te remercier assez pour ça.

Alistair apparut brusquement devant eux dans un éclair rouge. Surielle se leva aussitôt, s’approcha de lui. Les yeux dans le vague, Alistair paraissait ailleurs, loin de ses vociférations coutumières avec les actions d’Orssanc.

— Ça va, Alistair ? s’inquiéta Edénar.

— Je… oui, oui, je vais bien.

Il était totalement perdu, réalisa Surielle. Qu’est-ce qui lui était arrivé ?

Le jeune ailé s’assit à leurs côtés, Surielle le dévisagea, curieuse. Elle devinait qu’il avait besoin de temps pour digérer son expérience, alors elle rassura Edénar d’un sourire. Une brise légère les traversa, apportant avec elle l’odeur des plats en train de cuire. Le brouhaha des conversations, au loin, formait un bruit de fond d’où émergeaient les cris des cuisiniers, le vacarme des batteries de cuisine, le bruit des moteurs des engins qui patrouillaient toujours, au cas où.

Une rafale de vent. Elésyne atterrit souplement devant eux, sourire aux lèvres.

— C’est donc là que vous vous cachiez ! Vous ne venez pas manger ?

— Désolé, je n’ai pas trop envie de voir du monde, là, répondit Alistair.

— Je m’en doutais, rétorqua la Massilienne. Voilà pour vous !

Elle dévoila un panier richement garni de pain, de pâtés, de sauces et de légumes croquants. Surielle éclata de rire.

— Vraiment, merci ! Tu restes ?

Elésyne hocha la tête, s’installa avec eux. Un carré de tissu fut déplié, Elésyne y disposa le contenu du panier tout en faisant la discussion. Elle avait compris qu’ils ne parleraient pas beaucoup et s’en satisfaisait ; de toute manière, elle avait des nouvelles aussi. Leurs parents partageaient une table ! Bon, certes, c’était Lucas qui faisait tampon entre Aioros et Éric, mais, c’était du jamais vu ! Tous les Mecers commentaient déjà la situation, et de ce qu’elle avait pu glaner, c’était le même son de cloche chez les Maagoï. D’ailleurs, les groupes s’étaient mélangés : rien de surprenant après la journée qu’ils avaient passée à combattre ensemble. Elle espérait réussir à convaincre son père de poursuivre ces échanges, tellement instructifs !

Surielle mangeait en écoutant d’une oreille, ravie que sa cousine se charge de la conversation. La journée avait été trop intense, trop riche en émotions pour qu’elle puisse en parler maintenant. Le ciel virait doucement à l’orange à l’approche de la nuit ; plusieurs globes lumineux apparurent près des convives. Fatigué, Edénar était rentré se coucher, et Surielle l’aurait imité si elle n’avait pas voulu profiter au maximum de sa cousine et de son cousin. Surtout qu’Alistair n’avait pas décroché un mot depuis le début de la soirée. Pourtant, il se redressa soudain, fronça les sourcils. Elésyne s’interrompit.

— Qu’est-ce que tu as vu ?

— J’ai cru… mon père. Pourquoi n’est-il pas resté au banquet ?

— On va voir ? proposa Elésyne.

— Je ne peux pas voler, rappela Alistair. Et Zéphyr dort.

Elésyne gloussa.

— A deux, nous pouvons te porter, rappela-t-elle.

Surielle se leva, épousseta sa tenue puis tendit les mains à sa cousine. Les deux jeunes lièrent leurs bras et proposèrent leur siège improvisé à Alistair.

— Je rêve, marmonna ce dernier en s’installant. Vous avez déjà fait ça ? Je vous jure que si je tombe…

— Tu ne tomberas pas, déclara Elésyne en se redressant. Nous transportons les blessés ainsi. Eraïm me brûle, tu n’es pas léger ! Bon, accroche-toi. Prête, Surielle ?

— Prête !

Elles gagnèrent les airs, s’élevèrent sur quelques mètres.

— Ici, pointa Alistair. Il n’est pas seul. Ton père est avec lui !

— Il y a trois arbres là. Viens, Surielle, on va s’y installer.

— Tu veux les espionner ? s’exclama-t-elle, scandalisée.

— Silence ! siffla Alistair. Si on se fait griller…

Elésyne acquiesça, et avec un soupir, Surielle se laissa guider. L’arbre était haut avec des branches épaisses, mais ainsi chargées, il fut difficile de se poser avec discrétion. Le feuillage bruissa et les trois ailés se raidirent, certains d’être démasqués. Un doigt sur les lèvres, Alistair s’accroupit.

— C’est bien eux, murmura-t-il.

— Je n’entends rien, maugréa Elésyne, frustrée.

Ils avaient juste vu Éric se laisser tomber à côté d’Aioros.

— Au moins ils n’ont pas l’air de chercher à s’entretuer, chuchota Surielle.

Les trois jeunes se turent, l’oreille aux aguets, cherchant à se confondre avec les ombres.

… Quelle idée d’aller se retirer à l’écart, aussi.

— Quelle idée de me rejoindre, aussi.

Le murmure de la conversation était un contraste avec les joyeuses festivités qui se déroulaient un peu plus loin. Des choeurs de voix joyeuses se formaient ça et là, ponctuées par des éclats plus vifs. Surielle plissa les yeux. Ils étaient trop loin de l’éclairage artificiel.

— Je tenais à te remercier, pour Alistair.

— Les Clans me tueraient s’ils m’entendaient, mais ton fils ne mérite pas de payer pour tes actes.

— Ils parlent de nous ! murmura Elésyne.

— J’en reviens pas qu’il en soit à le remercier, répondit Alistair sur le même ton.

Une rafale de vent agita le feuillage et ils s’accroupirent davantage sur leur branche. Éric se tourna vers eux et Alistair retint son souffle. Pour une fois, il trouvait un avantage à son absence de plumes ; leur rouge les aurait tous trahis.

Un soupir collectif de soulagement leur échappa quand Éric reporta son attention sur Aioros.

— J’ai cru que… je me fais des idées. L’âge, sans doute.

Aioros lui répondit quelque chose qu’ils ne comprirent pas. Elésyne maugréa.

— Nous sommes trop loin…

— … Lorsque j’ai dû envoyer Alistair à travers la Porte à ma place… j’ai eu très peur qu’ils me le prennent, lui aussi.

Surielle pressa la main de son cousin. Il restait des zones d’ombre dans son histoire, et elle espérait en apprendre davantage à leur retour sur Valyar.

— Tu attends de lui qu’il te succède ?

— Je l’espère. Le fait est que je ne rajeunis pas, alors… C’est Elésyne que tu as choisie ?

— Oui.

— Impulsive, mais, je ne peux pas lui en vouloir d’avoir sauvé Liam.

Une branche craqua ; Elésyne s’immobilisa, changea doucement ses appuis. Les deux adultes s’étaient tus. Alistair jura tout bas. Cette fois, ils s’étaient levés et s’approchaient de leur cachette, prêts à dégainer. C’était vraiment étrange de constater à quel point ils se ressemblaient.

— Qu’est-ce que vous faites là ? questionna Aioros en croisant les bras.

— Nous… discutions ? improvisa Surielle.

Éric ricana.

— Dites-moi très clairement que vous n’étiez pas en train de nous espionner ?

— Nous voulions juste… débuta Alistair.

— Inutile de chercher à vous justifier, coupa Éric. Descendez de là.

Alistair n’hésita qu’un court instant avant de suivre ses cousines. Ses ailes étaient inutiles, désormais, mais ils n’étaient pas si haut, non ?

— La journée a été longue, il est temps d’aller vous coucher. Nous partons tôt demain matin.

— Mais… protesta Elésyne.

— Pas de discussion.

Maussade, elle lui retourna un regard noir qui n’eut aucun effet. Alistair les entraina vers le campement, trouvant plus sage de ne pas contrarier son oncle, parfaitement conscient qu’il aurait droit au même sort s’il protestait lui aussi.

— Ils se ressemblent, hein ? souffla-t-il.

— Ils se ressemblent trop, maugréa Elésyne.

Surielle gloussa. Ils n’allaient certainement pas dormir, cette nuit. Ils avaient encore trop à se raconter, avant de se séparer.

*****

Le retour sur Massilia s’était déroulé en silence, après plus de dix jours passés en discussions sur Sagitta. Gérer l’apparition des Arches, gérer les nouveaux impériaux qui ne manqueraient pas de venir sur leur sol, prévoir les lois et les accords qui encadreraient les échanges et déplacements. Elésyne était lasse de ces palabres, nostalgique de sa planète, mais son père avait refusé de quitter la capitale tant que les documents n’étaient pas signés.

Elésyne restait perdue dans ses pensées tandis qu’ils survolaient les montagnes ; le paysage familier était réconfortant après l’étrangeté de ce qu’ils avaient vécu dans l’Empire. Le Commandeur ressemblait tellement à son père que c’en avait été perturbant. Les mêmes yeux gris, mais surtout ! Les mêmes attitudes. Elésyne doutait que son père en ait eu conscience. Elle se demandait ce qu’ils s’étaient dit, ce soir-là, après qu’ils soient partis, alors que tous célébraient la défaite d’Orhim et l’ascension de l’Impératrice. De toute évidence, son père n’en parlerait pas. Elle doutait pourtant qu’il lève l’interdiction au Commandeur de venir sur le sol des Douze Royaumes : l’équilibre était trop fragile encore pour mettre en jeu la paix.

Alistair s’était montré beaucoup plus agréable. Elésyne restait persuadée que des échanges entre leurs familles auraient été profitables ; elle imaginait mal son père céder à la demande de sa mère. Elle aurait voulu garder contact ; pour qu’ils mesurent leur progression, au sein des Maagoïs ou des Mecers ; pour voir s’ils allaient fonder une famille au même moment ; s’ils avaient les mêmes préoccupations… elle était terriblement curieuse.

Il est lié, releva Sae. Tu sais que tu pourrais communiquer avec lui, sans que ton père ne le sache ?

Je préfèrerai tellement agir au grand jour.

Tu as le temps. Tu es toujours décidée ?

Oui. Je dois arrêter cette mascarade et affronter mon père.

Tu as tout mon soutien, Taka.

Elésyne sourit. Son faucon utilisait toujours son surnom pour lui remonter le moral.

Elle reporta son attention sur l’aquilaire devant elle. Les aigles géants généraient un fort courant, qui facilitait leur vol s’ils se plaçaient correctement pour éviter les turbulences.

Elle savait que son père considérait l’aquilaire comme un mal nécessaire ; mais comment se déplacer autrement sur une planète où les sommets étaient rois ? Massilia était une terre faite pour les ailés, avec ses massifs escarpés, ses aiguilles qui tutoyaient les yeux, ses arêtes couvertes de neige en toute saison.

Certes, des chemins et des sentiers serpentaient dans les vallées, partaient à l’assaut des versants les plus pentus…

Mais le vol réduisait considérablement les distances sur un relief aussi accidenté. Le Djicam ne pouvait se passer d’une alternative au vol, avec son aile réduite à un moignon.

Jusqu’à maintenant, Elésyne avait refusé de confronter son père, refusé de lui causer d’autres soucis, refusé d’ajouter à sa charge.

Les derniers jours avaient changé son point de vue. Elle y mettrait les formes, mais Aioros méritait de connaitre le fond de sa pensée, et tant pis si leur relation n’évoluerait plus comme avant.

Sa détermination se raffermit à l’approche de leur maison, et elle puisa dans le soutien mental de Sae. Tant pis pour les regrets, elle avait besoin de cette confrontation. Elle laissa à peine son père descendre de l’aquilaire, lui emboita le pas jusqu’à son bureau. Il ne s’attendait pas à ce qu’elle le suive, et se montra surpris quand elle ferma la porte derrière elle.

— Il faut qu’on parle.

Aioros soupira.

— Je suis fatigué, Elésyne. Ça ne peut vraiment pas attendre ?

Elle croisa les bras.

— Non. Écoute, je sais que tu ne veux que mon bien…

— Mais ?

Elésyne grinça des dents, frustrée par l’interruption.

— Mais je ne veux plus être considérée comme un lot à distribuer au plus offrant.

Aioros ouvrit des yeux ronds, sonné.

— De quoi parles-tu donc ?

— Des Clans qui me voient comme un joli bibelot. Je refuse de continuer à recevoir leurs offres.

— Ils veulent simplement s’assurer que…

— Je me fiche de ce qu’ils veulent ! coupa-t-elle, tandis qu’il haussait les sourcils.

Elle rougit brièvement - couper la parole à un ainé était impoli - avant de poursuivre :

— Je veux pouvoir me concentrer sur mon cursus. Devenir Messagère. Devoir refuser des missions pour perdre mon temps à écouter ces imbéciles se rengorger, ça m’énerve à un point que tu ne peux pas imaginer. Je veux apprendre, t’accompagner davantage à Valyar, réussir à te battre plus d’une fois sur quatre…

— Je crois que je l’imagine plus que tu ne le penses, dit doucement son père. Très bien.

— Alors tu es d’accord ? s’étonna Elésyne.

Aioros haussa les épaules, puis croisa les mains dans son dos.

— Jamais je ne te contraindrais, ma fille. Tu es libre de tes choix. Les Clans ne vont pas aimer, ceci dit.

— Parfait. La Seycam n’a pas à se plier à leurs désirs.

— Tout comme nous ne pouvons nous permettre d’ignorer les leurs, nuança Aioros.

— Sauf qu’il s’agit de ma vie privée. De notre vie privée, ajouta-t-elle en pensant à ses soeurs. Sérieusement, ils pensent à quoi ? Que parce que nous sommes douze filles, peut-être treize, et qu’il y a seize Clans, il y en aurait une pour chacun ?

— Ce n’est pas ainsi qu’ils l’avaient formulé, mais oui, on pourrait le résumer ainsi, reconnut son père.

— QUOI ? Tu as accepté une chose pareille ?

— J’ai accepté que vous ayez votre mot à dire. Tu le sais bien, quelques générations plus tôt, les mariages arrangés étaient la norme.

— Compte sur moi pour le leur rappeler.

Aioros esquissa un sourire.

— J’ai presque hâte de te voir face à eux.

— J’ai presque envie de glisser des plumes rouges dans mes ailes pour qu’ils tombent en syncope.

Aioros s’asssombrit.

— Ne tombe pas dans la provocation inutile. Cela ne servira pas ta cause.

— Attends que j’en parle à maman, l’idée pourrait lui plaire.

— Ne mêle pas ta mère à ça ! Écoute, nous devrions en reparler à un autre moment. La journée a été longue.

— Reporter, reporter… tu ne sais faire que ça ?

— Elésyne…

— Je vais prendre l’air. Ne comptez pas sur moi ce soir !

La porte claqua derrière elle et Aioros soupira, passa une main lasse sur son visage.

Les prochains jours vont être mouvementés, commenta Saeros.

Un choix de mots intéressant.

Elle a raison, ceci dit.

Quoi, tu vas prendre son parti, en plus ?

Elle te ménage, depuis l’accident. C’est bien qu’elle s’affirme, qu’elle ose s’opposer à toi. Quand tu lui céderas ta place, elle sera une grande Djicam.

 

 

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