CHAPITRE 44

CHAPITRE 44

 

1.

 

La terrine au saumon que je prépare pour demain est toute simple : du saumon frais fouetté avec de la crème, un œuf, de l’aneth et de la ciboulette, que j'étale dans un moule à cake, intercalé avec des tranches de saumon fumé. Le tout ira au four à feu doux pendant 45 minutes, puis au frigidaire jusqu'à demain. C’est une terrine qui se déguste fraîche.

Je vais servir ce plat, et quelques autres, lors de la rencontre entre Semblables qui aura lieu demain. J’ai proposé à Libby de faire ça chez nous, elle a tout de suite accepté.  Amy est à présent informée que sa compagne, tout comme moi, vit depuis des siècles. Mais Libby a du mal à discerner ses réactions. Le deuil de Jackson est omniprésent. Par exemple, Amy veut-elle se joindre à nous et en savoir plus sur ce que nous sommes ? Libby n’est pas sûre…  Amy non plus, probablement.

Akira me regarde disposer les tranches de saumon fumé. Nos conjoints travaillent - Katsumi chez Katherine, Greg à l'église.

Depuis ma conversation avec Bergaud, la semaine dernière, nous cherchons un moyen de contacter Guillain. Les recherches en ligne n’ont rien donné. Le Révérend Patrick Ellison est invisible sur la toile. La piste la plus prometteuse est fournie par Libby, qui espère trouver l’information dans les archives laissées par Rob à son départ à la retraite. Guillain a été interrogé par la police après la bousculade, Greg pense que Tanner a aussi ses coordonnées. Mais acceptera-t-il de les partager ? Le questionner éveillerait une curiosité que nous préférons éviter, ce sera un dernier recours. 

J’ai transcrit aussi précisément que possible les paroles de Bergaud, et j’ai tout traduit en anglais. Dans la traduction, j’ai omis les détails qui pourraient identifier Libby. Greg ne sait pas encore. C’est à elle de faire cette révélation, au moment qu’elle choisira.

Ça ne me préoccupe pas tant que ça : nous avons trop à démêler par ailleurs. Nous sommes tenaillés par le besoin de comprendre.  Akira veut savoir qui a détruit Iain. Greg se demande si sa bagarre en prison a contribué ou même causé la mort de Jackson. Toutes ces questions sont essentielles pour moi, ainsi bien sûr que celles qui me concernent. J’ai toujours senti que Michel, même s’il revendique sa participation à l'attentat, n’est pas à l'origine de la bombe qui a failli me détruire.

- La façon dont il répétait “les bombes, ce n’est pas nous”, n’est-ce pas admettre qu’il y a autre chose dont il pourrait dire “ça, c’est nous” ?

Akira réfléchit à ma question et hoche la tête.

- Oui, probablement. Et tu notes comme il en parle toujours au pluriel ? Tu as juste mentionné “ta” bombe, celle du restaurant, et il a répondu ‘les bombes’. Comme si un lien évident existait entre cette bombe et d’autres… ou une seule autre…

J’enrage rétrospectivement.

- Pourquoi ne lui ai-je pas posé la question ? C’est tellement évident !

 

2.

Nous poursuivons la même conversation d’un jour à l'autre. Par exemple, un soir, Greg, après s’être brossé les dents, retourne dans notre chambre. Je me suis installée dans son repaire, malgré les offres de nos invités de nous rendre notre chambre à coucher.

- Ça nous obligerait tous à déménager d’une chambre à l'autre ! ai-je protesté. Ce serait contre-productif !

Le fait est, j’aime cette petite chambre arrangée par mon fiancé, et ne plus partager de cloisons avec la maison mère ne me déplait pas.

- Je me demande ce qu’il veut dire quand il dit “nous”, me dit-il sans préambule.

Je réponds aussitôt :

- Oui, j’y pense beaucoup. Qui sont “nous” ? Ronan et lui ? D’autres que je ne connais pas ? Victoric peut-il être encore en vie s'il est l’un des nôtres ? Je lui ai coupé la tête et j’ai mis le feu à sa maison. Je pense que son corps a brûlé lui aussi… Détruit ou pas détruit ?

Greg médite sur ce que je viens de dire. Tout ceci est nouveau pour lui mais il évolue dans cet univers avec une aisance dont je lui suis reconnaissante.

- Tu te rends compte de ton courage ? me dit-il en caressant mes cheveux. Il y a quelques semaines, tu affrontais une attaque de panique après avoir simplement évoqué ces hommes. Et aujourd’hui, tu rencontres un de ceux qui t’a fait le plus de mal, tu arrives à donner le change, prétendre qu’il peut t'intéresser, ce qui te permet de l’interroger… Nous allons comprendre toute cette situation grâce à toi. Tu es consciente de ta force ?

Je dois l’avouer, ça me fait du bien qu’il me parle ainsi. Depuis que Bergaud a surgi dans mon présent, humiliation et honte flottent autour de moi, encore vifs de ces souvenirs qui m’ont toujours suivie, cherchant une faille pour s'infiltrer. J’ai besoin de ce rappel que nous faisons face à une attaque, que je suis du bon côté et que je me débrouille plutôt bien. Quand j'étais dans la Résistance, j'étais galvanisée par chaque succès de mission. Guillain mettait au point les bombes mais était trop nerveux pour aller les positionner. J'étais volontaire pour participer à cette dernière étape. Sans entrer dans les détails, je savais parfaitement agir pour activer le mécanisme - la bombe était inerte pendant son transport, jusqu’au moment où, de quelques gestes, elle acquerrait tout son potentiel explosif.

Katsumi est, par son propre choix, exclu de nos conciliabules. Akira lui a expliqué ce qui se passe, lui a fait lire mon compte rendu. Il pourrait, s’il le voulait, rejoindre notre quête. Mais il n’y tient pas, et c’est compréhensible : sa famille lui fournit déjà complexe matière à réflexion. Qu’il ne souhaite pas ajouter des Semblables impliqués ou non dans des meurtres, c’est plutôt un signe de bonne santé.

Akira fait en sorte que nos conversations ne stationnent pas trop sur nos préoccupations quand son boyfriend est présent. Un autre thème revient souvent dans la conversation : leur mariage.

3.

Alors que j’enfourne la terrine, Akira me montre la licence de mariage qu’ils ont obtenue dans les bureaux du County assessor. Indispensable pour que la célébration d’un mariage soit légale, elle est valable pendant deux mois. Je lui souris.

- Tu te sens prêt pour cette étape ?

- Oui. Depuis le début de notre histoire, j’ai su que nous allions dans cette direction. En tout cas, voulu qu’il en soit ainsi. La vie est parfois difficile avec lui, mais passionnante. Nous sommes vraiment attachés l’un à l'autre. La façon dont il s’est jeté devant moi pour me protéger de cette balle…

Il secoue la tête à ce souvenir.

- Sur le moment, j’ai cru qu’il avait été touché en plein cœur, une mort immédiate. Je ne m’en serais jamais remis. Je ne veux pas revivre ça… Nous pensons rester aux USA pour le moment. Retourner au Japon, tant que nous ne savons pas d'où vient cette agression, c’est trop dangereux. J’ai un passeport américain. Après ce mariage, Katsumi pourra obtenir rapidement une carte verte puis une naturalisation. Ses papiers à lui seront authentiques.

- Vous voulez rester ici ? Greg et moi serions ravis de vous garder.

- Tu sais, j’y pense… La famille de Greg, c’est exactement ce dont Katsumi a besoin. Sa mère, cette femme adorable qui l'a pris sous son aile… Rester dans le coin, c’est une bonne idée. Mais peut-être en étant un peu moins les uns sur les autres ? Je me suis promené du côté de North End…

- Le quartier de Proctor, avec la vue sur le Puget Sound ? Oh c’est très beau, par là-bas…

- J’ai vu de grandes maisons, bien situées. On pourrait en acheter une et la partager ? Pas loin des McElroy, plus de place… Et une vue… je m’imagine bien dans mon salon avec des jumelles pour guetter les baleines …

Je plonge dans une rêverie agréable. Tous ensemble sous le même toit, que désirer de plus ? Mais la perspective d’un grand bonheur évoque immédiatement ce qui peut lui faire obstacle. A commencer par cet homme à casquette rouge et ses complices.

4.

Le soleil se lève mais le ciel gris s'éclaircit à peine. La pluie est annoncée. Nous approchons de l’automne, rien d'étonnant pour la région. Le ciel peut rester couvert d’une semaine à l'autre, sans la moindre éclaircie. Déprimant pour certains. Ça m’est égal. Étant donné les inquiétudes qui m’entourent, quelques nuages au-dessus de ma tête n’influencent pas mon humeur.

Le gingembre frais rissole doucement aux côtés d’oignons en lamelles et d’ail haché et dégage une odeur qui me revigore. En ce moment, je suis partagée entre anxiété et joie. Les émotions s'emmêlent, se confondent les unes avec les autres 

Revoir Milo dans quelques heures me réjouit et me déstabilise tout à la fois. Je le connais peu, si j’y songe, mais j’ai confiance en son savoir, sa bienveillance. J’ai toujours senti que nous pourrions devenir des amis proches, des confidents, frère et sœur, si nous passions plus de temps ensemble. J’ai toujours espéré que ce serait le cas, un de ces siècles. Il est venu souvent dîner au Domicile de l’Oursin l’an dernier, quelque chose de prometteur semblait se dessiner… Et puis, l’explosion.

Je le revois, entrant dans le restaurant, son bras autour des épaules de Guillain. Et moi, l’accueillant : “Milo, merci de me ramener mon frère.” Des retrouvailles qui scellaient ce que je croyais être une réconciliation. Milo connaît bien Guillain - ils ont passé des années ensemble en Afrique. Il va pouvoir nous donner son avis - et au fait, il sait peut-être comment le joindre aujourd’hui ?

L'appréhension liée à ces espoirs que je sais fragiles me submerge… Je connais cette fébrilité presque douloureuse et comment l'atténuer. Direction la cuisine. Je prépare un peanut stew - une soupe épaisse aux cacahuètes et patates douces, un plat Africain que Milo aimera, j'espère…

- Ma chérie, il n’est même pas 6 heures ! Que prépares-tu ? Je croyais que tu avais tout bouclé !

Je n’ai pas entendu Greg approcher. Je tressaille puis rit nerveusement. 

- Étant donné la météo, j’ai pensé à ce plat chaud, qui pourra attendre dans le slow cooker… Je n’en ai pas pour longtemps, je ne voulais pas te réveiller…

- Ce sont toutes ces bonnes odeurs qui m’ont sorti du sommeil…

Il sourit. Voilà tout l’avantage d’un fiancé américain. Je ne pense pas qu’un Français aurait apprécié d'être réveillé au petit matin par des effluves d’ail et d'épices.

Après avoir ajouté du concentré de tomates, du beurre de cacahuète et le bouillon, j'épluche les patates douces, les coupe en cubes et les immerge dans la casserole.

- Voilà, ça va cuire doucement… Veux-tu du café ? Une petite omelette, peut-être ?

Greg acquiesce et s’installe sur un des hauts tabourets. Il aime me regarder cuisiner et, j’avoue, sa curiosité admirative est agréable.

- Alors, ce Milo, lance-t-il tandis que je prépare le café, c’est le plus vieux de la bande ?

- Probablement… Nous n’avons pas de recensement ou rien de ce genre. Mais je ne connais personne d’entre nous qui remonte plus loin dans le temps…

Greg réfléchit là-dessus quelques instants.

- Quand on le voit, on ne s’en doute pas un instant ! Un petit monsieur terne à lunettes et cheveux blancs…

Je le regarde avec surprise.

- Tu l’as rencontré?

- Oui, j’ai accompagné Akira et Katsumi à Harborview. Katsumi craignait que ce ne soit douloureux, et il n’avait pas tort… Dans ces cas-là, je lui tiens la main, il dit que ça l’aide…

Il a un petit geste des épaules qui indique tout à la fois plaisir d'être une source de réconfort et incompréhension que ce soit le cas.

- Des cheveux blancs ? Quand je l’ai vu à Paris…

- Oui, Akira m’a dit que vous changez souvent d’aspects, vous autres, cheveux blancs, cheveux bleus…

Il me sourit. Je lui demande :

- Qu’as-tu pensé de lui ?

- Je ne sais pas trop, soupire-t-il. Déjà, il ne m’a pas adressé la parole ou même parlé dans une langue que je puisse comprendre. Il parlait Japonais avec Katsumi…

- Je ne savais pas qu’il parlait Japonais…

- J’ai cru comprendre qu’il était médecin dans l'armée britannique quand ils ont occupé le Japon après la fin de la deuxième guerre mondiale. Et Akira lui parlait français ou allemand. Mais attends, j’y pense… Quand je suis allé voir Libby après ton départ… Elle m’a dit tout de suite qu’elle savait que je disais vrai parce qu’elle connaissait quelqu’un comme toi, un homme, en Ethiopie ! Ça doit être lui, forcément !

Mal à l'aise devant la demi-vérité de Libby, je réponds :

- Difficile à dire… Il vient d’une époque bien antérieure aux frontières d’Afrique que l’on connaît aujourd’hui…

- Comment vous êtes-vous connus ? Tu me disais que c’était récent ?

- Oui, pas tout à fait un siècle… Je travaillais dans un hôpital de campagne, c’était juste après la guerre. La première guerre mondiale, en 1918. L'hôpital était installé dans une grande maison de maître, en Gironde… C'est-à- dire dans le Sud de la France, mais côté Atlantique. Un hôpital donc des soldats blessés, gazés et aussi des soldats, surtout en provenance d’Afrique, qui étaient malades. Ceux-là n'étaient pas dans la maison, mais dans une grande tente blanche, dressée sur la pelouse.

- Tu m'étonnes… commente Greg, sarcastique.

- Dans mon souvenir, ils voulaient surtout éviter que les malades contaminent les blessés… dis-je d’un ton hésitant. Quoi qu’il en soit, je travaillais aux cuisines, ça ne te surprendra pas… Avec deux autres femmes, je préparais les repas des officiers et des médecins, qui avaient un menu un peu plus raffiné que les autres. J’aidais souvent au service, j’entendais les médecins discuter. Il y avait un débat entre eux sur un vaccin contre les maladies infectieuses qu’ils voulaient administrer aux soldats malades alors que les essais n'étaient pas terminés - ou même commencés, je ne sais plus. Un jour, après le déjeuner, alors que je leur apportais du café, je les ai entendus parler d’un soldat africain, répétant son nom. Emile Traoré. Emile Traoré avait été blessé à la jambe, une amputation avait été prévue, et il avait cicatrisé d’une façon étonnante. Emile Traoré avait eu la grippe et dès le lendemain, avait guéri. Les médecins voulaient l’examiner de près, l’inoculer, faire des recherches sur son immunité. J’ai vite deviné pourquoi il guérissait si vite. Il fallait que je le prévienne. Dans l'après- midi, j’ai emprunté une blouse d'infirmière posée sur un porte-manteau, je suis allée dans la grande tente. Des rangées de lits, tant d’hommes souffrants… J’ai trouvé Emile Traoré. Je lui ai dit rapidement ce que j’avais entendu. J’avais mis quelques vivres dans un torchon pour lui. Il a souri, m’a dit que ses amis l’appelaient Milo et m’a remerciée. Il a quitté l'hôpital ce soir-là, dès la nuit tombée. Voilà, c’est comme ça que nous nous sommes connus.

Greg hoche la tête lentement.

- Tu l’as sauvé, ça ne me surprend pas de toi, ma chérie. Il ne s’appelle plus Milo aujourd’hui, ça c’est sûr.

 

4.

La voiture de Libby vient de se garer devant notre garage. Akira et moi échangeons un regard de plaisir anticipé. Une rencontre entre Semblables est toujours un moment joyeux et instructif. Les expériences des autres sont surprenantes et permettent d'étendre nos connaissances à tous. Et Milo, qui parlait très peu de son expérience de médecin à Paris (au point que j’avais perdu de vue que c’était sa spécialité) a sans doute des choses à nous apprendre.

Les portières claquent, je jette un regard pour m’assurer que tout est en ordre - les plats sur la table ronde autour de l'orchidée, poussée dans le coin, pour laisser place au plan de travail pliant et rectangulaire que Greg a emprunté à l'église, autour de laquelle nous prendrons place. Je surprends ainsi Alpha en approche autour de la terrine de saumon. Je la rappelle à l'ordre, et mes paroles, soutenues par l'approche des visiteurs la décident à grimper les escaliers vers les chambres. Elle me jette un regard indigné avant de disparaître.

Le temps que je me retourne, nos invités sont là et Milo s’avance vers moi, les bras ouverts. Nous échangeons une de ces hugs américaines puis il s'écarte de moi pour regarder mon torse.

- Comment te sens-tu ? demande-t-il.

- Bien ! Totalement réparée.  En pleine forme !

Je le trouve, lui, en pleine forme ! C’est paradoxal : ses cheveux et barbe courte, artistiquement teints en blanc lui donne une apparence plus jeune que jamais. Il est rayonnant. Effet de contraste avec sa peau sombre, sans doute. Milo est un homme de petite taille, à peine plus grand que moi, qui projette tout à la fois intensité et calme autour de lui. Il porte un sweater de couleurs vives qui met sa silhouette athlétique en valeur. Il me demande à mi-voix, en français :

- Pas de problèmes de digestion ? Douleurs, inconfort, teint jaune?

Je le regarde avec surprise.

- Non. Je suis sur pieds depuis des mois, tu sais. Je n’avais pas idée que j’avais été si…

- Presque détruite, oui. Ton foie était en lambeaux. Il s’est reconstitué… Tant mieux. Ce n’était pas acquis d’avance. Ceci dit, sois prudente pendant les mois à venir. Après cet effort de reconstruction, ton corps va cicatriser beaucoup plus lentement.

Le souvenir de la branche d’arbre qui m’a fouetté l’œil me revient. Ça explique qu’il m’ait fallu une heure entière de sommeil pour que ces petites plaies se referment !

Milo sourit brusquement et me serre à nouveau contre lui, ajoutant :

- Et j'étais sur le point d’aller en Thaïlande pour réussir à te voir, tu es insaisissable !

Sa voix grave vibre contre mon oreille posée sur sa poitrine. Curieusement, il me rappelle le Mongol, le réconfort que sa proximité m’apportait, en particulier quand je dormais près de lui.

Je sens l'anxiété s'alléger, je me détends de le savoir ici, prêt à répondre à mes questions, à me comprendre… Libby et Akira sont eux aussi dans la joie des retrouvailles. Ils se sont parlé au téléphone mais c’est la première fois qu’ils se revoient depuis Singapour. Alors que Milo me parlait de mon foie, Libby poussait un petit cri de joie aigu en sautant dans les bras de mon frère. Ils ont ensuite échangé des nouvelles d’amis communs, comme nous le faisons toujours quand on se retrouve, en passant d’une langue à l'autre.

La voix de Greg se fait entendre. Je tourne la tête vers lui, me dégageant de la hug de Milo. Il a les yeux fixés sur Libby.

- Tu es… comme eux ! Tu es l’une des leurs ! Pourquoi ne pas me l’avoir dit…!

Libby, saisie, le regarde. Il poursuit :

- Je suis en face de toi, je te parle de Max qui vient de me quitter, et tu ne dis pas que tu es comme elle ? Tu me regardes dans les yeux et tu me mens ? Et…

Libby cherche ses mots, décontenancée.

- Mais Greg, nous étions dans l’urgence avec Max, je n’allais pas commencer à te dérouler mes siècles d’histoire personnelle…

- Et… depuis… ? Je te raconte l'arrivée d’Akira et de son mec, tu ne crois pas que tu aurais pu saisir l’occasion ? SI tu savais… Si vous saviez, tous, comme c’est fatiguant de réaliser qu’on n’a pas cessé de vous mentir, que les personnes que vous aimez le plus au monde vous sourient avec affection… et vous mentent…

Je devine que Katherine et le mystère de sa paternité sont inclus dans cette lassitude excédée.

- Greg, dit Libby, visiblement secouée, je te demande pardon. Je ne voulais pas…

Milo s’approche de Greg et pose la main sur son épaule.

- Vous savez, Grégory, c’est un secret que nous oublions souvent. Nous vivons nos vies dans le présent… C’est comme si nous occultions nous-mêmes cet aspect.

Greg bouge imperceptiblement pour se dégager. Milo saisit son intention et le lâche. Amy avance dans la pièce sur les talons de sa compagne et Greg aussitôt lui demande :

- Tu savais ? Pour Libby ?

- Elle m’a dit lundi dernier. Ça fait cinq jours. Pourquoi tu te mets dans un état pareil ? Qu’est-ce que ça peut nous faire, leur passé, leur futur ? C’est le présent qui compte, non ? Et puis, c’est sa vie ! Elle ne te doit pas de confession!

Greg ne sait que répondre mais garde son air contrarié. Amy m’interroge du regard et je lui montre du doigt la machine à café. Je lui demande avec espoir :

- Tu restes avec nous?

- Je ne sais pas trop… Je pensais aller à côté, Maman a pris un jour de congé…

- Prends de quoi grignoter, alors…

- Attends, je vais peut-être rester. Parce que Maman regarde Katsumi travailler, et elle le nourrit en lui donnant la becquée - tu sais, parce qu’il a de la peinture sur les mains, sans compter la blessure… J’ai vu ça une fois, je crois que ça me suffira.

Elle pose son sac à main sur la table rectangulaire, et suivant son exemple, nous prenons nos places.

Greg, avant de s’asseoir près de moi, touche ma main et me dit à voix basse :

- Je ne suis pas en colère contre toi… Je suis sous le choc, en fait. Mais tu aurais pu me dire, non?

- Non, je ne pouvais pas… Elle seule pouvait s’identifier comme Semblable, enfin l’une des nôtres. Nous avons peu de règles mais celle-là, c’est la plus importante.

Bonne surprise, Greg hoche lentement la tête.

- Je comprends…

Avant de s’asseoir, il pose un rapide baiser sur ma bouche et chuchote :

- I am ok.

Je souris, soulagée. Je jette un regard rapide vers mes invités. Libby s’est assise près d’Amy qui chuchote à son oreille. Milo est encore debout, tourné vers moi. Sans lever la main, il pointe son index alternativement vers Greg et moi. “Vous êtes ensemble ?” me demande-t-il par ce geste.

Je lui souris et, tournant ma main gauche vers lui, je montre ma bague. Il sourit et s’incline, mais je sens une contrariété dont je ne saisis pas l'origine flotter en lui.

 

5.

- Bon… Pour commencer, je voudrais me présenter, mon nom actuel est Sterling Washington.

Milo, resté debout, se nomme, et nous invite à faire de même.

- Maximilienne Dubois…

Il fronce les sourcils.

- Tu n'étais pas déjà Dubois en France ? s'étonne-t-il.

- Non ! Duval ! J'étais Nathalie Duval, voyons.

Milo s’excuse avec une confusion exagérée et nous rions. Greg marmonne son nom et semble soulagé de passer la parole à mon frère.

- Akira Ishigura. Je reviens à ce nom tous les deux, trois siècles…

- Libby Stevenson.

Sans la regarder, Akira chantonne “Clarissaaaa”, un petit sourire en coin. Elle rit.

- Amerika McElroy. La petite sœur de Greg…

Amy est détendue et de bonne humeur, une première depuis mon retour du Japon. L’univers des Semblables lui convient et l’amuse, dirait-on. Vilma a été bien inspirée de lui en parler. Milo s’assoit près d’elle, nous regardant tour à tour. Il ne veut pas présider cette rencontre, préférant attendre qu’une conversation commune prenne place. Akira rompt le silence.

- Allons à l'essentiel. Est-ce qu’on a une meilleure idée aujourd’hui de ce qui fait que nous ne pouvons pas mourir ?

Les regards se tournent vers Milo. Il pourrait aussi bien porter une blouse blanche et un stéthoscope autour du cou. Il sourit.

- Un petit peu… Nous avons deux sources d’information. D’une part, ce que la science nous apprend. Pendant la première partie de notre vie, tout comme les gens normaux autour de nous, nous grandissons, notre corps se modifie… Puis intervient un élément déclencheur, que nous n’avons pas encore clairement défini. A partir de là, notre physiologie entre dans une nouvelle phase. Notre corps se répare en présence de toute altération, qu’il s’agisse d’une blessure ou de vieillissement. Et s’adapte à cet environnement temporel. Par exemple, nous avons de nouvelles dents qui poussent à peu près tous les siècles, n’est-ce pas ?

Instinctivement, je pose la main sur ma bouche. Libby, qui a fait pareil, me sourit.

- De nouvelles dents ? s'étonne Amy en la regardant.

- Oui, répond celle-ci, mais ça se fait progressivement. Une dent tombe, est remplacée, puis deux autres quelques temps plus tard…

C’est comme ça que ça se passe, oui. Dans des circonstances normales. Pour ma part, comme beaucoup d’autres déportés, j’ai perdu ma dentition à Buchenwald. Quand j’ai été libérée, la Croix Rouge m’a appareillée avec un dentier. Mes dents ont ensuite repoussé en même temps. Vont-elles toutes tomber ensemble dorénavant ?

Ce n’est pas une question urgente et je la chasse de mes pensées. Je me tourne vers Milo:

- Tu parlais de deux sources d’information ?

- Oui, répond-il en se penchant vers nous comme pour mieux transmettre sa conviction. La science d’un côté, de l’autre… Ce n'est pas aussi rationnel. Notre corps a des réponses dont nous n’avons pas connaissance. Notre corps a ses raisons pour agir comme il le fait… Et nous, nous tournons autour sans comprendre… Je crois que chacun de nous peut avoir une compréhension intuitive de ce que nous sommes s’il parvient à un niveau de conscience intérieure suffisant.

Un silence accueille ses paroles. Je songe à la difficulté que j’ai eue à simplement rassembler mes souvenirs de moments traumatiques. Je ne suis pas sûre d'être jamais capable d’avoir “un niveau de conscience suffisant”.

- C’est pour ça que je fais du yoga, ajoute Libby.

- La plupart des Fellows avec lesquels j’ai parlé sont persuadés que la génétique est à l'origine de notre condition, ajoute Milo.

Je relève :

- Fellows?

- Semblables, une version anglo-saxonne récente, me glisse Akira.

- Fellows ! dis-je alors, me tournant vers Greg.

Je me demandais quelle était la meilleure expression anglaise. Le mot français “Semblable” n’est pas facile à prononcer pour les américains. Ça devient vite “samba” et on se retrouve dans un tout autre contexte.

Greg esquisse un sourire et hausse imperceptiblement les épaules.

- Fellows, répète-t-il.

- Le problème, reprend Milo, c’est que la plupart d’entre nous vivent depuis trop longtemps pour se rappeler de notre enfance, donc nous avons du mal à établir que nous sommes issus de parents humains. Mais à Paris, grâce à toi, Nathalie -enfin, Max - nous avons fait une bonne avancée. Sylvie, ton amie la chanteuse rock, se souvient parfaitement de son enfance, de sa famille. Ça confirme ce que nous pensions. C'est-à- dire que nous venons au monde issus de gens normaux, faits comme eux. Nous leur ressemblons.

- N’était-ce pas évident ? intervient Akira. Quelle autre façon de venir au monde, sinon par des gens normaux, puisque nous sommes tous stériles ?

Greg et Amy sursautent et dans un même mouvement, Libby et moi leur chuchotons “mais je te l’ai dit, tu sais bien… “

Milo fait un geste fataliste.

- On pouvait tout imaginer ! Un de nos fellows m’a affirmé avec grande certitude que nous appartenions à une race d’extraterrestres, déposés discrètement sur la terre encore tout bébés, pour être adoptés par des humains, dans le but d’investir la planète petit à petit.

Nous échangeons des sourires à cette idée. Je remarque:

- Le mot clef ici est “petit à petit"...

- Oui, rit Amy. Votre prise de pouvoir est de l’ordre de l’imperceptible pour le moment !

- Grâce à Sylvie, reprend Milo, nous avons un témoignage direct que nous faisons partie de l'espèce humaine. En fait, il est probable que beaucoup de personnes normales soient porteurs de nos gènes, mais ils sont récessifs. Ils ne dominent pas. Un peu comme une personne aux yeux noirs peut être porteuse de gènes correspondant aux yeux bleus. Un Semblable naît de deux parents qui ont ces gènes et, chez lui ou elle, ça devient dominant. C’est mon interprétation.

- Biologie et hasard… commente rêveusement Akira.

Nous restons dans le silence un moment. Libby prend finalement la parole.

- Biologie, hasard… répète-t-elle. Ce n’est pas que ça. Rien que nos familiers… ou familières… ou quel que soit le nom qu’on leur donne…

Elle me jette un coup d'œil et un sourire rapide.

- Petite Sainte, par exemple… C’est quand même clair que c’est un phénomène qui nous est propre. Je n’ai jamais rencontré de Semblable qui n’en ait pas. Et les gens normaux n’en ont jamais entendu parler.

Amy et Greg échangent un regard et Amy demande :

- Heu, de quoi nous parlons, là ?

Akira lui sourit.

- Ce sont, comment dire… des visiteurs de l'au-delà, dont nous étions proches au moment de leur mort. Ils viennent quand on s’y attend le moins, souvent nous donnent des conseils…

Je me tourne vers mon frère.

- Rappelle-moi qui est la tienne ?

- Li Mei, une vieille dame chinoise, une marchande que j’ai portée sur mon dos quand elle est tombée malade… Nous étions en pleine toundra, en route vers le marché de je ne sais plus quelle ville asiatique. C’était au 12eme siècle, je crois. Elle vient de temps en temps me donner des conseils financiers… On me prend pour un habile gestionnaire mais en fait, c’est elle! Et elle se met en colère si elle pense que j’ai commis une erreur. “Mais je t’avais dit de vendre les actions Apple le mois dernier ! Pas les Microsoft !”

Je ris avant de me taire brusquement en voyant l’expression abasourdie, déroutée de Greg.

- Mais ce n’est pas seulement réservé aux Semblables, vos… euh… familiers. Je crois que j’en ai un, moi aussi. Il me rend visite, comme vous… Me conseille, comme vous.

Amy regarde son frère, stupéfaite. Mais c’est vers moi que Libby dirige un regard accusateur.

- Tu ne lui as pas dit ?

- Dit quoi ? demande Greg en se tournant vers moi.

J’ai soudain du mal à respirer et je pose mon visage dans ma main, accablée. Je marmonne, comme pour moi-même :

- Je n'étais sûre de rien…

Libby pousse une exclamation indignée et répète :

- Je n’en reviens pas que tu ne lui aies pas dit !

Akira intervient, irrité.

- Dis donc, Clarissa, si c’était si facile, pourquoi n’as-tu rien dit, toi ? Tu le connais depuis plus longtemps qu’elle ! Et tu n’as rien dit pour ce qui te concernait !

- Dit quoi !!? s’exclame Greg en se levant, sous l’effet de la frustration.

Moment de silence. Il me regarde, et toujours assise je me tourne vers lui avec le sentiment d'être au bord d’une falaise et d’avancer d’un pas. Je me lance :

- Il n’est pas exclu… Il est possible que tu sois l’un des nôtres. Un Semblable comme nous.

Amy couvre sa bouche de sa main.

- Qu’est-ce qui te fait penser ça ? demande Greg d’une voix blanche.

Avant que je puisse répondre, Milo prend la parole.

- Une maladie grave qui guérit spontanément… Des blessures qui cicatrisent vite à la surprise des médecins… Et bien sûr, un familier…

Greg lui jette un regard rapide puis se tourne à nouveau vers moi.

- Tu as parlé de moi, de ce que je t’ai confié, derrière mon dos ? Sans m’en parler à moi ? Pourquoi ? Pourquoi ne pas me parler à moi ?

Je ne sais que dire. Mes joues, tout mon visage est en feu, et je n’arrive pas à mettre mes pensées en ordre pour lui répondre. Non, je n’ai pas parlé de lui derrière son dos… Sauf à Akira, sauf à Libby, qui semblait être déjà informée…

Depuis mon retour du Japon, puis de Thaïlande, nous sommes passés d’une crise à l'autre et je n’ai pas voulu ajouter cette conversation à ce que nous traversions. Dans mon esprit, nous y viendrions, ce n’était pas urgent…

Mais je vois son visage, la blessure de se sentir trahi à nouveau par sa femme, lui qui m’a aimée contre vents, marées et invraisemblables explications. Et la tristesse, la fatigue d’avoir fait confiance une fois de trop et d’arriver au point ou maintenir ce lien n’est simplement plus supportable.

- Greg… dis-je.

Mais je ne sais pas quoi ajouter.

- Greg, intervient Milo, ce dont vous avez besoin, là, c’est…

Greg lève la main dans sa direction pour qu’il se taise et Milo s’interrompt.

- Je vais prendre l’air… soupire Greg, en marchant rapidement vers la porte d'entrée.

Il disparaît sous la pluie fine sans fermer la porte derrière lui.

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Edouard PArle
Posté le 02/07/2023
Coucou Annececile !
Wow la REVELATION !
Déjà, super chapitre, ça fait plaisir d'en apprendre enfin un peu plus sur les semblables grâce au personnage de Milo ! Et une réunion de Semblables, c'est très très sympa comme scène, alors qu'ils ont jusque-là été plutôt isolés. Le personnage de Milo me donnait bien envie au vu de ce qu'on avait comme éléments sur lui dans les précédents chapitres, je te confirme que je l'aime beaucoup. (Par contre, pas touche à la relation Greg / Max^^)
Quand à la révélation eh bien... Déjà, clairement elle fonctionne super bien parce que je ne l'ai absolument pas venir et en même temps tu avais laissé assez d'indices pour qu'on puisse deviner. Quand à ses conséquences, je suis assez partagé...
D'un côté, je suis un peu déçu de perdre ce côté tragique d'une relation humain / semblable qui ne peut pas durer dans le temps. Et c'est quand même un sacré coup de chance que Max soit tombée sur un Semblable par hasard alors qu'ils ne sont qu'une poignée dans le monde.
D'un autre côté, on a déjà eu des relations de Max avec des humains dans les flashbacks, c'est intéressant d'explorer quelque chose de nouveau. Et puis on est souvent attiré par ceux qui nous ressemblent, même inconsciemment, donc ça peut expliquer le rapprochement de Max et Greg. Et puis pour le développement du personnage de Greg, c'est très intéressant, tu peux aborder pleins de thématiques sur l'acceptation de soi, de son corps... En tout cas le pauvre Greg enchaîne les surprises...
Bon, j'ai besoin d'un peu de temps pour digérer tout ça xD
Un plaisir,
A très vite !
annececile
Posté le 03/07/2023
Merci de ton commentaire ! Comme tu le dis, j'avais laisse des indices donc j'avais l'impression que c'etait evident ! La surprise m'a surprise. :-)

La chance, a certainement joue pour cette rencontre entre Semblables. D'un autre cote, Vilma la grand-mere disait a Max que, sa famille sentait qu'elle avait fait partie de la vie de leur ancetre Ayita et que ca contribuait a l'attraction des differents membres de la famille pour elle. Bon, ca ne signifiait par forcement que Greg etait un Semblable... Les mariages entre Semblables ne sont pas simples non plus, ne serait-ce que par la necessite de parfois se separer pour ne pas etre reconnu...
Merci de ta lecture et de ton commentaire !
Aryell84
Posté le 04/03/2023
Coucou!!!!!
J'attendais ces retrouvailles avec impatience, et les explications qui allaient venir avec elles! C'est génial que les Semblables en apprennent plus sur eux-mêmes, et le fait qu'ils font biologiquement partie de l'espèce humaine, je pense que c'est super important pour eux!
Milo a l'air sympa, par contre du coup je me demande s'il n'a pas un crush sur Max vu sa réaction à l'annonce qu'elle et Greg sont fiançés ;)
J'ai trop aimé l'anecdote sur la Familière d'Akira, ça m'a fait éclaté de rire!!!
La révélation sur Greg est absoument mind-blowing! je suis sur les fesses je ne l'avais pas du tout vu venir, et je comprends que lui-même soit hyper choqué de la nouvelle! J'espère juste qu'il va rapidement digérer ça parce que j'ai l'impression qu'ils n'ont pas vraiment de temps à perdre!
Bref toujours aussi bien, j'attends la suite avec impatience !!!!!!
annececile
Posté le 05/03/2023
Merci de ton message ! Ta surprise pour Greg est tres instructive pour moi, car j'avais l'impression d'avoir laisse des gros indices un peu trop evidents, en particulier quand Libby parle a Max avant son depart au Japon., a la fin du chapitre 27.
Mais c'est la qu'un avis exterieur est precieux, ce qui est evident pour l'auteur ne l'est pas forcement pour le lecteur!

A propos de Milo et de son crush, bien vu, tu n'as pas tort...

Merci de ta lecture attentive et a tres bientot !

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